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Le Patrimoine Culturel Immatériel : l'approche éclairante de l'UNESCO

I. 2 La « patrimonialisation » de l'immatériel

2.2. Le Patrimoine Culturel Immatériel : l'approche éclairante de l'UNESCO

La complexité que recouvre le concept de patrimoine nécessite un travail de redéfinition, qui intègrerait des aspects occultés, intangibles, immatériels. En cela, l'approche menée par l'UNESCO sert de référence car en institutionnalisant le Patrimoine Culturel Immatériel, elle offre une légitimité à nos questionnements. Néanmoins, au regard des débats actuels même, la définition du patrimoine peut apparaître morcelée, tant les organismes dont émanent les politiques directives de gestion du patrimoine possèdent chacun leur propre domaine de compétence. Par exemple, si l'UNESCO s'inquiète du patrimoine mondial, l'ICOMOS gère les monuments et les cités tandis que l'ICOM a en charge les musées. Le panorama des travaux théoriques qui sont réalisés à ce propos est significatif de cette partition. Alors que l'UNESCO étudie le patrimoine culturel immatériel, l'ICOMOS s'intéresse à la préservation des valeurs immatérielles des monuments et des sites. Ces définitions ne peuvent donc à elles seules recouper tout le champ de l'immatériel. Néanmoins, elles soulèvent des enjeux majeurs, qu'il nous faudra également prendre en compte au regard de la muséographie.

* Mise en perspective historique

La Convention pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel adopté par l'UNESCO le 17 octobre 2003 sous l'impulsion de Koïchiro Matsuura est l'aboutissement d'une longue histoire, cherchant à dépasser le seul patrimoine culturel matériel, entretenant un déséquilibre mondial au profil de la définition occidentale du patrimoine. Une mise en perspective de ces réflexions47, jalonnée par des initiatives institutionnelles, va nous permettre d'appréhender le cheminement des réflexions.

47 Toutes les dates que nous mentionneront sont citées sur le site de l'UNESCO :

35 L'apparition de l'UNESCO dans le domaine de la culture est originellement fondée sur la situation politique et sociale du monde après 1945, dans un contexte d'après guerre et de décolonisation. Par sa mission de contribuer à la paix par l'éducation, la science et la culture, la coopération internationale devait être entretenue, les variétés des identités culturelles se devaient d'être préservées. Cette prise en compte des cultures spécifiques fut entérinée dès 1953, avec la publication d'une enquête consacrée à la conception actuelle des cultures spécifiques de différents peuples, et des relations mutuelles entre elles48. En 1966, la Conférence générale adopte la Déclaration des principes de la coopération culturelle

internationale, qui affirme la dignité de la culture et préconise le respect et la préservation de

sa valeur. Elle pose de fait les fondements du développement des politiques relatives au patrimoine culturel que mènera l'UNESCO ultérieurement. Sans le dire, elle marque ainsi l'apparition du « patrimoine de l'humanité » dans son champ d'action, comme en témoignent les diverses actions menées en faveur de la sauvegarde du patrimoine de Nubie dès les années 1960 ou la campagne pour la sauvegarde de Venise en 1962. Du 24 août au 2 septembre 1970, la Conférence intergouvernementale sur les aspects institutionnels, administratifs et financiers des politiques culturelles se tient à Venise. C'est l'apparition des notions de « développement culturel » et de « dimension culturelle du développement ». A cette date, la Conférence générale prend conscience de la menace subie par les cultures autochtones, qui manquent de ressources, d'instituts, de formation et de professionnels pour préserver leur patrimoine. Sur la base de ces principes, développés depuis 1966, l'UNESCO entreprend une action majeure en 1972, en adoptant la Convention concernant la protection du patrimoine

mondial culturel et naturel, centrée sur les biens culturels meubles, à la manière de la

Convention de La Haye. Considéré actuellement comme l'instrument législatif le plus universel dans le domaine du patrimoine culturel, introduisant la notion de « patrimoine de l'humanité », elle renforce paradoxalement49 l'identification du patrimoine culturel avec le patrimoine matériel, cantonnant son champ d'action aux monuments, aux groupes de bâtiments et aux sites. Même si les Etats membres ont soulignés l'importance à accorder au patrimoine immatériel, il ne fut pas inscrit dans le champ de la Convention50. C'est pour cette raison qu'en 1973, le gouvernement de la Bolivie proposa l'ajout d'un protocole à la

48 1953 marque la publication du premier volume de la série Unités et diversité culturelles.

49 Nous pouvons noter qu'à cette même date, l'UNESCO adopte un plan décennal pour l'étude des traditions orales et la promotion des langues africaines, un premier festival des arts est organisé à Fidji, et deux séries d’études culturelles sur l'Amérique latine sont commandées : le patrimoine culturel ne semblait donc pas restreint au seul patrimoine matériel.

50 Cette décision fut motivée par le fait que les aspects juridiques de la propriété intellectuelle collective n'étaient pas encore clairement définis.

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Convention universelle sur le droit d'auteur (révisée en 1971), afin d'asseoir un cadre

juridique à la protection du folklore. Malgré le refus de la Conférence générale, une réunion d'experts gouvernements organisée avec l'aide de l'UNESCO et de l'OMPI51 à Tunis s'attela à la création un projet d'un modèle de loi relative à la protection des droits de propriété intellectuelle applicable à de telles manifestations culturelles.

Un jalon majeur est la Conférence mondiale sur les politiques culturelles de 1982, qui termine le cycle de conférences impulsés par la réunion de Venise. Tenue à Mexico, elle est plus connue sous le nom de Mondiacult : elle réunit 960 participants, venus de 126 Etats membres. Le but était d'analyser les connaissances et l'expérience acquise dans le domaine des politiques et des pratiques culturelles depuis 1970, dans le but de formuler les nouvelles problématiques en jeu dans le monde contemporain et de définir les nouvelles perspectives pour la promotion du développement culturel dans les projets de développement général. A l'issue de cette conférence, le terme de « culture » fut redéfini, intégrant désormais « toutes les

valeurs de la culture telle qu'elle s'exprime dans la vie quotidienne », ainsi que les activités et

les formes d'expressions qui leur permettent d'être transmises. Le terme de patrimoine immatériel apparut pour la première fois dans les discussions internationales, et devint l'objet de toutes les attentions puisque qu'il fut intégré à la nouvelle définition donnée du patrimoine culturel. Suite à la conférence Mondiacult, plusieurs actions furent engagées en direction de la préservation et du développement de l'artisanat et des cultures populaires. Cependant, il faut attendre 1989 et la Recommandation sur la Sauvegarde de la culture traditionnelle et

populaire pour avoir le premier instrument juridique orienté vers la sauvegarde du patrimoine

culturel immatériel, selon les préconisations faites lors de la Conférence Mondiacult. Cette recommandation cherchait à sensibiliser aux différents domaines liés au patrimoine immatériel, et à créer une dynamique d'actions allant en ce sens.52

La Commission mondiale sur la culture et le développement, créée en 1992, est alors chargée de rédiger un rapport sur la culture et le développement, afin d'être en mesure de répondre aux besoins culturels urgents dans le contexte socioéconomique actuel. Intitulé

Notre diversité créatrice, ce dernier, en mettant en relief la richesse du patrimoine matériel et

immatériel, a souligné le fait que la Convention de 1972 était inappropriée à certaines formes d'expressions telles que l'artisanat, la danse, les traditions orales ou encore la danse. De fait, le

51 Organisation Mondiale de la Protection Intellectuelle

52 Par exemple, en 1990, le prix d'artisanat de l'UNESCO fut décerné pour la première fois, lors d'une foire artisanale internationale tenue à Ouagadougou (Burkina Faso). A la même date, le Fonds international pour la promotion de la culture lança un projet pilote destiné à la sauvegarde des chants de la meule du Haharashtra (Inde), dans le but de donner un nouvel élan à des traditions orales que l'on pensait éteintes.

37 patrimoine culturel immatériel ne bénéficiait pas de la même attention que le patrimoine culturel, créant ainsi un déséquilibre entre les différentes cultures. Les experts prônaient donc une autre forme de reconnaissance, apte à répondre à l'ampleur et la richesse du patrimoine mondial. Le chemin vers la reconnaissance du Patrimoine Culturel Immatériel était alors lancé. Une étape préliminaire fut le lancement du programme de la Proclamation des chefs

d'œuvres du patrimoine oral et immatériel de l'humanité, initié par le Directeur général de

l'UNESCO en 1997, dont l'ambition était d'établir une nouvelle forme de distinction internationale. La dynamique d'un mouvement mondial pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel s'est alors enclenchée, suite aux proclamations de 90 chefs d'œuvres du patrimoine oral et immatériel de l'humanité en 2001, 2003 et 2005.

A la suite, la Conférence générale adopta en septembre 2001 la Déclaration universelle sur

la diversité culturelle, qui servit de base à l'élaboration de la Convention de sauvegarde de

2003. En vertu de l'article 7, il fut déclaré que le patrimoine, sous toutes ses formes, se devait d'être préservé, mis en valeur, transmis aux générations futures en tant que « témoignage de

l'expérience et des aspirations humaines ». En annexe, le Plan d'action, plus pragmatique,

définissait les mesures décidées par les Etats-membres pour la mise en place de politique et de stratégies de préservation du patrimoine culturel et naturel, notamment du patrimoine oral et immatériel. En préparation à la Convention de sauvegarde, la Déclaration d'Istanbul à la suite d'une table ronde sur le patrimoine immatériel et la diversité culturelle tenue à Istanbul, reconnaît la valeur du patrimoine culturel immatériel et recommandait l'adoption d'une nouvelle convention international. En même temps, à Paris se réunissait la première réunion intergouvernementale d'experts sur l'avant-projet de Convention pour la sauvegarde du

patrimoine culturel immatériel, débattant sur les termes à adopter dans ce nouvel instrument

juridique.

Le 17 Octobre 2003, lors de la 32e session de la Conférence générale de l'UNESCO, la

Convention pour la sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel est votée, avec une

majorité écrasante, et elle entre en vigueur le 20 avril 2006, après le dépôt du trentième instrument de ratification. Ratifiée par plus de la moitié des Etats membres, elle témoigne de la préoccupation qu'est devenue la préservation du patrimoine culturel immatériel, au regard des menaces que peuvent incarner les modes de vie contemporains et les processus de mondialisation.

38 * Définition du patrimoine culturel immatériel par l'UNESCO

La Convention pour la Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est donc le fruit de nombreuses réflexions sur les nécessités de protéger le patrimoine mondial dans sa globalité. Elle récuse la conception purement matérielle émanant des sociétés occidentales. Son mérite est également, au regard de notre sujet, de proposer une définition du patrimoine immatériel cherchant une certaine unicité, et surtout une visibilité. Les articles 1 et 2 de la Convention le définissent en ces termes :

1. On présente par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leurs milieux, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l'homme, ainsi qu'à l'exigence du respect mutuel entre communauté, groupes et individus, et d'un développement durable.

2. Le « patrimoine culturel immatériel », tel qu'il est défini au paragraphe 1 ci dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants :

a. les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ;

b. les arts du spectacle ;

c. les pratiques sociales, rituels et évènements festifs ;

d. les connaissances et pratiques concernant la nature et l'univers ;

39 La définition élaborée par l'UNESCO met en évidence le système dynamique dans lequel s'inscrit le patrimoine. Elle tente de prendre en compte le « fait patrimonial total »53, découlant d'une réalité complexe. Cela implique dans un premier temps que la transmission intergénérationnelle tient au maintien de l'ensemble des éléments et de leurs interactions. Il ne s'agit donc pas de sauvegarder des éléments à la marge de leur contexte d'origine, car en effet, c'est l'intégralité du système qui acquiert le statut de patrimoine. Une autre implication essentielle est que la patrimonialité se fait « prédiction ? ». En effet, elle s'applique dès lors sur des éléments qui n'ont pas encore été produits mais dont les garants de leur authenticité sont les communautés d'origine.

* Implications

Cette Convention reste un instrument politique important : elle répond à une demande des pays du Sud d'inscrire les traditions, les pratiques relevant de l'oralité, du savoir-faire et de la performance, afin de compenser un supposé manque d'objets matériels, qui sont l'apanage des pays du Nord. Sa portée politique est donc majeure, car elle cherche à combler le déséquilibre existant entre deux conceptions de la culture déclarées antagonistes. On notera par exemple les temples d'Isè, au Japon, n'ont jamais été inscrits sur la Liste du patrimoine mondial, puisque le bâtiment principal du sanctuaire est reconstruit tous les vingt ans, depuis 1200 ans maintenant, selon la même technique ancestrale, mais avec des matériaux neufs. Pourtant, la connaissance des techniques, ainsi que la pratique de la reconstruction, se sont transmises de génération en génération et méritent bien le titre de « patrimoine culturel immatériel ».

La définition du patrimoine culturel immatériel ne découle donc pas d'une démarche purement scientifique, mais elle s'inscrit bien dans une logique politique, conjointe à une redéfinition internationale du champ patrimonial. Cet aspect est important, car il explique également que le patrimoine immatériel ne soit pas restreint à la seule définition donnée par l'UNESCO.

Enfin, la définition proposée par l'UNESCO suscite des changements profonds dans la démarche patrimoniale, car elle intègre un élément profondément subjectif dans le processus. Il s'agit des communautés elles-mêmes, considérées dès lors comme les seules capables de déterminer ce qui fait partie - ou non -de leur patrimoine. De fait, la légitimation du

40 patrimoine culturel immatériel ne repose plus sur des valeurs universelles exceptionnelles mais bien « par le fait qu'il est reconnu par les communautés, transmis de génération en

génération, recrée en permanence par les communautés et les groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature, de leur histoire et qu'il procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine»54. En cela, il est un patrimoine vivant.

Néanmoins, il apparaît aussi que le patrimoine culturel immatériel n'est pas une production culturelle anodine. Découlant d'un instrument politique et juridique, sa construction est réflexive : en effet, ses acteurs sont également des « agents de l'entreprise patrimoniale »55, et non pas seulement des porteurs de culture. En plus d'engager une nouvelle division du travail entre les musées, les universitaires, et les associations, le patrimoine culturel immatériel se construit aussi selon de nouveaux enjeux qui touchent l'inventaire, la préservation et le marketing, « créant un espace large pour les tensions et les compétitions entre les individus et

les collectivités concernées »56.