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Les particularismes d’un « play » : stratégies et régulation du jeu

CHAPITRE II CADRE THÉORIQUE

2.1 Décloisonner le droit à l’aide du pluralisme juridique radical

2.2.2 Le « mouvement dans un cadre » : l’acteur social et son espace de jeu

2.2.2.2 Les particularismes d’un « play » : stratégies et régulation du jeu

Qui plus est, l’investissement de l’acteur social dans le jeu se traduit par une appropriation personnalisée du mode d’emploi ludique, qui prend la forme de « stratégies » ou de « coups » qui infléchissent le cours du jeu. Le terme « play », que la langue anglaise distingue de « game », met bien en lumière la dimension du jeu que nous sous-entendons ici. Erving Goffman explique que le premier se rapporte aux choix pragmatiques effectués par le joueur alors que le second a trait au cadre dans lequel ces décisions prennent place :

In the literature on games, a distinction is made between a game, defined as a body of rules associated with a lore regarding good strategies, and a play, defined as any particular instance of a given game being played from beginning to end. Playing could then be defined as the process of move-taking through which a given play is initiated and eventually completed; action is involved, but only the strictly game-relevant aspects of action245.

Dans le même ordre d’idée, pour Jean-Daniel Reynaud, s’attarder aux stratégies d’un acteur, c’est « dresser l’inventaire [des] combinaisons et rendre explicites les raisons et les effets des choix que fait l’acteur »246. Dans un contexte où les règles en vigueur ne

sont pas toutes explicites ni stables, Reynaud soutient que c’est justement dans la justification des actes que l’on peut retrouver la dimension normative de l’action sociale. En justifiant sa conduite, l’acteur cherche à montrer qu’il s’est comporté de façon légitime, que sa décision serait « partagée par d’autres que lui », car il s’est

243 Chauvier, supra note 221 à la p 36. 244 Ibid.

245 Goffman, supra note 230 à la p 33. 246 Reynaud, supra note 235 à la p 12.

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conduit conformément à une règle ayant une « valeur généralisable »247. De cette

manière, il participe au fond « à l’existence et à la transformation des règles », autrement dit à la « régulation »248 du jeu social. C’est donc dire qu’en jouant le jeu, en

interprétant les règles selon son propre style, le joueur participe à la régulation du jeu.

2.2.2.3 Jouer avec le jeu

Voir l’activité ludique comme activité de régulation – soit de création et de maintien de règles – sous-entend qu’une transformation des règles du jeu soit possible. En effet, comme vu plus tôt, les règles qui instituent l’ordre ludique ne sont pas exhaustives ; elles mettent en place un « espace potentiel de créativité »249 au sein duquel le joueur

demeure libre de ses mouvements (bien que, pour être dans le jeu, ceux-ci doivent prendre part aux règles du jeu). Le jeu peut ainsi faire l’objet de mutations, pour autant que les actions qui les engendrent se rattachent au champ des possibles institué par le cadre ludique. Michel van de Kerchove et François Ost insistent ainsi sur l’enchevêtrement des dimensions régulée et indéterminée du jeu250. Les auteurs

soulignent que « la "règle" du jeu reste ouverte […] à l’inventivité des joueurs et aux avatars du hasard, tandis que, en revanche, la liberté des protagonistes et l’idée des coups du sort ne prennent sens et consistance que d’être encadrées par la convention ludique »251. Dans cette perspective, Jean-Daniel Reynaud souligne que « [l]es règles

du jeu, incomplètes et provisoires, ne sont pas seulement le résultat de stratégies passées, mais aussi l’objet de stratégies en vigueur »252. Ainsi, l’adoption d’une

stratégie qui découle d’« interprétations nouvelles de règles inchangées au sein du

247 Ibid à la p XV. 248 Ibid.

249 Voir Kerchove et Ost, Jeu, supra note 218 à la p 163. 250 Ibid à la p 162.

251 Ibid à la p 163.

jeu »253 est susceptible de provoquer un déplacement des frontières du jeu, ou encore

de contribuer à l’établissement d’une nouvelle règle du jeu.

En terminant, dans son Essai sur la fonction sociale du jeu, Johan Huizinga identifie « un premier trait fondamental du jeu : celui-ci est libre, celui-ci est liberté »254. Et c’est

cet aspect qui est le plus évocateur quant à la reconnaissance, au sein de la théorie des jeux, du pluralisme juridique. En effet, voir l’activité ludique comme une pratique volontaire et libre sous-entend que l’individu détient une liberté subjective face aux normes, soit qu’il fait le choix de se conformer à un cadre normatif plutôt qu’à un autre, ou encore qu’il « défend ou réclame une autre régulation »255. Le paradigme du jeu

accorde ainsi à l’élément intentionnel une dimension normative qui est particulièrement utile pour l’analyse d’un champ normatif comme celui du graffiti, qui semble plus « latent » que « manifeste ». Au-delà des règles explicitement nommées comme telles par les individus, les concepts analytiques du jeu offrent un cadre pour identifier des règles à partir de l’étude de la conduite, des comportements adoptés par les individus et des attentes envers les autres joueurs et joueuses. L’idée de play ou d’espace de jeu permet d’autant plus d’aborder les dimensions fluctuantes des normes et des tensions au sein de la communauté au regard du respect des règles. Comme le chapitre suivant le mettra en exergue, si c’est bel et bien sur une « radicalisation » du concept de droit et de sujet de droit que repose l’angle d’analyse choisi, c’est de manière équivalente par un « renouveau » méthodologique qu’il a été possible de mener à bien ce projet de recherche.

253 Voir Kerchove et Ost, Jeu, supra note 218 à la p 165. 254 Huizinga, supra note 231 à la p 24.