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Le droit comme vecteur de création de l’espace

CHAPITRE V DISCUSSION

5.1 Le graffiti sous l’angle de la géographie du droit

5.1.1 Le droit comme vecteur de création de l’espace

La géographie du droit reconnaît que si différentes normativités servent à encadrer la conduite des individus en société, celle-ci s’en trouve d’autant plus « banalisée, canalisée et régulée non seulement en fonction des actions [que les individus] posent et des comportements qu’ils adoptent, mais également en fonction de l’espace où ils se

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situent, qu’ils occupent ou qu’ils traversent »408. De surcroît, « l’espace permet la

visibilité du droit, conférant à ce dernier son pouvoir de proscrire et de restreindre la

fluidité et l’accès des individus à certains lieux », tout en, « à travers le contexte environnemental et social, contribu[ant] à influencer la manière dont le droit est appliqué »409. Pour Tim Cresswell, l’exercice de dénomination et de catégorisation des

endroits ainsi que des rapports sociaux leur étant rattachés – un processus caractéristique de la régulation – transforme un « espace » en une « place »410. Il

soutient à cet effet que le concept de place fait référence le plus directement et communément à un « meaningful location »411; au fond, une place est un espace social.

Chez Andrea Mubi Brighenti, le « territoire » détient la même fonction qu’une place, la « territorialisation » étant conçue par le chercheur comme phénomène de construction de structures sociales à travers l’espace412.

Dans cette perspective, il apparaît clair que le droit est un phénomène territorial, contribuant à la transformation d’un espace en une place. Une des illustrations les plus évidentes de cela dans le contexte urbain se rattache à l’organisation des rapports

408 Voir Patrick Forest, « Géographie du droit : l’épissure de la norme et de l’espace » dans Patrick Forest,

dir, Géographie du droit: épistémologie, développement et perspectives, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, 23 à la p 34.

409 Ibid à la p 35 [italiques dans l’original].

410 Tim Cresswell, Place: a short introduction, Malden, MA, Blackwell, 2004 à la p 10. Pour illustrer la

dualité entre « espace » et « place », l’auteur rapporte le récit de Jonathan Raban sur le voyage de Captain George Vancouver en 1792 sur la côte de l’île de Vancouver : « Vancouver’s task was to map the coast

and name it as he went – making it a place of empire. Naming is one the ways space can be given meaning and become place. Vancouver’s journal reports the seemingly nonsensical movements of the natives in their canoes in the sea around them. Rather than taking a direct line from point A to point B the natives would take complicated routes that had no apparent logic. To the native canoeists their movement made perfect sense as they read the sea as a set of places associated with particular spirits and particular dangers. While colonialists looked at the sea and saw blank space, the natives saw place »

(à la p 9).

411 Ibid à la p 7.

412 Andrea Mubi Brighenti, « Pour une territoriologie du droit » dans Forest, supra note 408, 239

[Brighenti, « Territoriologie »]. Andrea Mubi Brighenti a une conception relationnelle du territoire, qu’il qualifie comme « à la fois géographique, comportemental et juridique » (à la p 244). Concept différent de l’espace où il « a lieu », le territoire « définit l’espace à travers des structures de relations » (à la p 244). Reposant sur des liens sociaux et sur l’interaction, le territoire est une entité « imaginée » et « délimitée » (aux pp 245, 247).

sociaux et l’ajustement des comportements des individus selon le concept juridique de propriété. À cet effet, Nicholas Blomley affirme que la division des espaces selon le modèle hégémonique du ownership413 – qui pose une distinction claire entre le domaine

public et privé – se matérialise dans des inscriptions spatiales (par exemple, les marqueurs spatiaux que sont la clôture, le mur, les signes d’interdictions…). Pour l’auteur, ces éléments matériels contribuent également à façonner la subjectivité juridique de l’individu dans sa conception de l’utilisation, des droits et des privilèges alloués à des espaces particuliers414. Quoi qu’il en soit, Blomley avance que l’attention

donnée à la diversité des pratiques sociales qui s’inscrivent dans l’espace urbain permet d’entrevoir d’autres conceptions de la propriété : « Cities are sites in which people live

inside the ownership model, but they also depart from it. Collective claims to land and space are made. And private property itself turns out to be a good deal more multivalent […] than is supposed »415. À cet égard, nos résultats de recherche indiquent

que les pratiques spatiales des graffeurs et graffeuses reposent effectivement sur des conceptions de l’espace et de la propriété qui confrontent le modèle du ownership. Vu sous cet angle, il se dégage de nos entrevues que le graffiti constitue une pratique de création d’un « contre-espace »416.

413 Reprenant la qualification du modèle par Joseph Singer, Nicholas Blomley signale que : « Property,

according to this model, is almost exclusively private property. A bright line is drawn between the owner and the state: although the state may intervene to limit the rights of the owner if they threaten harm to others, such interventions are seen as secondary to the core rights of the owner [...]. The ownership model also assumes a unitary, solitary, and identifiable owner ». Voir Nicholas K Blomley, Unsettling the City: Urban Land and the Politics of Property, New York, Routledge, 2004 à la p 2 [Blomley, Unsettling].

414 Nicholas Blomley, « Flowers in the bathtub: boundary crossings at the public–private divide » (2005)

36:3 Geoforum 281 aux pp 282–83 [Blomley, « Flowers »].

415 Blomley, Unsettling, supra note 413 à la p 15.

416 Le « contre-espace » constitue une des multiples dimensions de l’espace social théorisé par Henri

Lefebvre. En plus d’être en même temps une force productive ; un produit et ressource de production ; un instrument politique ; un moyen de production ; l’assise de la reproduction des rapports de production et de propriété ; un ensemble de superstructures institutionnelles et idéologiques, l’espace social « contient des virtualités, celles de l’œuvre et de la réappropriation […], résistant et par conséquent imposant le projet d’un espace autre (soit espace d’une contre-culture, soit contre-espace ou alternative d’abord utopienne à l’espace "réel" existant) ». Voir Henri Lefebvre, La production de l’espace, 4e éd,

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5.1.2 Le champ normatif du graffiti comme vecteur de création d’un contre-espace