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L’adoption d’une approche ancrée dans les sciences sociales

CHAPITRE III MÉTHODOLOGIE

3.1 L’adoption d’une approche ancrée dans les sciences sociales

S’attaquer à une problématique de recherche qui repose sur la normativité vivante et vécue exige forcément du champ juridique qu’il entreprenne un renouveau méthodologique qui s’ancre dans les sciences sociales. Cela suppose plus concrètement « d’aborder le phénomène social du point de vue des acteurs individuels et collectifs, et de dépasser ainsi la qualification juridique des faits et l’encadrement de ce phénomène par le droit »256. Il s’agit dès lors de prendre comme point d’ancrage pour

la découverte et la compréhension de la normativité la sous-culture du graffiti et, plus spécifiquement, ses acteurs et actrices. De plus, bien que ce soit un regard d’abord « juridique » que nous posons sur le sujet – en ce que nous nous focalisons sur la

régulation des conduites au sein du champ du graffiti – il n’en demeure pas moins que

256 Priscilla Taché, Hélène Zimmermann et Geneviève Brisson, « Pratiquer l’interdisciplinarité en droit :

c’est dans un esprit de continuité avec les études antérieures sur le graffiti, provenant de toute discipline, que nous désirons inscrire ce projet de recherche. Celles-ci affirment sans équivoque que l’interdisciplinarité, à travers la démarche empirique, est la meilleure voie à suivre pour capter le sens que les graffeurs et les graffeuses donnent à leur pratique. Dans cette perspective, nous justifierons dans les prochaines sous- sections l’adoption d’une approche qualitative et d’une méthode inductive. Ensuite, nous expliquerons le choix de l’étude de cas comme stratégie de recherche et, enfin, de l’entrevue semi-dirigée comme technique de recherche.

3.1.1 L’approche qualitative pour comprendre un phénomène en profondeur

Rappelons que c’est la complexité normative à l’intérieur du champ du graffiti à Montréal telle que vécue par ses pratiquants et pratiquantes qui est au cœur de nos questions de recherche. Les objectifs de ce mémoire se rattachent ainsi davantage à la compréhension en profondeur d’un champ normatif, à travers l’expérience personnelle et collective, qu’au repérage et à la quantification d’aspects d’un phénomène normatif. C’est pourquoi l’approche qualitative a été adoptée pour réaliser cette recherche plutôt que l’approche quantitative. Alors que la seconde est plus à propos lorsqu’il s’agit de quantifier – soit de vérifier ou mesurer l’étendue d’un phénomène et sa distribution par l’entremise de méthodes mathématiques et statistiques257 –, la première implique des

rapports personnels avec les participants à la recherche, et ce, « principalement par le biais d’entretiens et par l’observation des pratiques dans les milieux mêmes où évoluent les acteurs »258. Se préoccupant de « la complexité en mettant en valeur la subjectivité

257 Voir Simon Laflamme, « Analyses qualitatives et quantitatives : deux visions, une même science »

(2007) 3:1 Nouvelles perspectives en sciences sociales 141 ; Voir également Lisa Webley, « Qualitative Approaches to Empirical Legal Research » dans Peter Cane et Herbert M Kritzer, dir, The Oxford

Handbook of Empirical Legal Research, 1re éd, Oxford, Oxford University Press, 2012 à la p 18, en

ligne : The Oxford Handbook of Empirical Legal Research <https://www.researchgate.net/publication/259339842_Chapter_38_Qualitative_Approaches_to_Empi rical_Legal_Research>.

258 Pierre Paillé et Alex Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, 4e éd, Paris,

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des chercheurs et des participants »259, l’approche qualitative produit des connaissances

qui sont conçues comme « une construction partagée à partir de l’interaction chercheur/participants »260 et offre, plus que la démarche quantitative de recherche, une

fenêtre vers « des aspects plus subjectifs de l’expérience humaine »261. Considérée

comme une « méthodologie de la proximité »262, ou encore comme « un autre de ces

projets de compréhension de notre expérience humaine »263, c’est la méthode qui a été

retenue, car mieux à même de nous ancrer dans le contexte spécifique des participants et participantes. Autrement dit, c’est la posture méthodologique qui se combine le mieux avec l’approche autobiographique ou subjective du droit qui sous-tend les objectifs de ce mémoire.

3.1.2 Une démarche inductive (ou abductive)

D’autre part, si les dimensions déductive et inductive ne s’excluent pas dans le cadre d’une recherche, nous soutenons, à la manière de Carine Villemagne, que la nôtre « [a] été traversée d’une dominante inductive »264. L’autrice souligne ainsi que « [l]e choix

de l'induction traduit […] une attitude d'ouverture du chercheur à l'endroit d'un ensemble de données qui sont recueillies et analysées, sans nécessairement prendre appui sur […] un cadre théorique solidement défini et préexistant »265. De leur côté,

Mireille Blais et Stéphane Martineau indiquent que la démarche inductive implique un raisonnement par lequel, « à partir de faits rapportés ou observés (expériences,

259 Marta Anadón et François Guillemette, « La recherche qualitative est-elle nécessairement

inductive? » [2007] 5 Recherches qualitatives (Hors-série) 26 à la p 30.

260 Ibid à la p 28.

261 Yves de Champlain, « L’écriture en recherche qualitative : le défi du rapport à l’expérience » [2011]

11 Recherches qualitatives (Hors-série) 51 à la p 52.

262 Pierre Paillé, « La recherche qualitative : une méthodologie de la proximité » dans Henri Dorvil, dir,

Problèmes sociaux. Tome III : Théories et méthodologies de la recherche, Québec, Presses de

l’Université du Québec, 2007, 409.

263 Champlain, supra note 261 à la p 65.

264 Carine Villemagne, « Des choix méthodologiques favorisant une approche inductive : le cas d’une

recherche en éducation relative à l’environnement » (2006) 26:2 Recherches qualitatives 131 à la p 141.

événements, etc.), le chercheur aboutit à une idée par généralisation et non par vérification à partir d’un cadre théorique pré-établi »266.

Dans ces circonstances, et dans un but de reconnaissance des « moments de déduction logique »267 d’une recherche qualitative généralement inductive, – notamment quant à

l’échantillonnage théorique, à la sensibilité théorique de départ et à l’interprétation de données qui sont « déjà chargées conceptuellement d’un univers théorique »268 –, Marta

Anadón et François Guillemette trouvent plus à propos de parler d’« abduction » ou d’« inférence abductive ». Celle-ci consiste « essentiellement [en] une théorisation imbriquée dans le processus de recherche lui-même » et « réalisée par une comparaison continue - ou un "flip-flop" - entre les données (déjà collectées ou entrantes) et les construits théoriques en constante évolution »269. Enfin, Yves Hallée et Julie M. É.

Garneau signalent que la logique abductive « met en route un processus délibératif qui puise au cœur de plusieurs expertises et qui s'appuie sur la collaboration interdisciplinaire pour évaluer et retenir une configuration qui porte le caractère de la plausibilité […] et non de la probabilité »270.

En ce qui a trait à ce projet de recherche, l’adoption d’une approche inductive- abductive se justifie avant tout par le désir de comprendre le fonctionnement du champ du graffiti de la manière la plus représentative de son expérience par les graffeurs et graffeuses, plutôt qu’à partir de catégories préétablies. Certes, le cadre théorique à partir duquel notre enquête de terrain a été abordée invite à ce type de raisonnement. En effet, le pluralisme juridique radical représente en soi une méthode « ouverte », en ce qu’elle repose sur une approche non restrictive du phénomène normatif et que ses

266 Mireille Blais et Stéphane Martineau, « L’analyse inductive générale : description d’une démarche

visant à donner un sens à des données brutes » (2007) 26:2 Recherches qualitatives 1 aux pp 4–5.

267 Anadón et Guillemette, supra note 259 à la p 26. 268 Ibid à la p 33.

269 Ibid aux pp 34–35.

270 Yves Hallée et Julie M É Garneau, « L’abduction comme mode d’inférence et méthode de recherche :

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outils conceptuels sont avant tout heuristiques. Comme il sera expliqué prochainement, c’est dans cet esprit que nous avons entamé et conduit le travail sur le terrain et que l’analyse des données s’est effectuée.

3.1.3 L’étude de cas comme « stratégie de recherche »

L’étude de cas a été sélectionnée comme moyen pour étudier la complexité normative au sein du champ du graffiti à Montréal. Celle-ci constitue une « stratégie de recherche qui vise à étudier un phénomène contemporain dans le contexte concret où il prend place […], l'interaction entre le phénomène et son contexte étant un élément central d'attention »271. Autrement dit, c’est une « approche de recherche qui consiste à

enquêter sur un phénomène, un événement, une organisation ou un groupe d’individus bien délimité, afin d’en tirer une description précise et une interprétation qui dépasse ses bornes »272. Ainsi, plutôt que de chercher la représentativité statistique, c’est une

méthode qui se limite volontairement à un nombre restreint de participants dans le but d’en apprendre plus en profondeur sur chacun et sur un phénomène spécifique273. Plus

spécifiquement, nous avons opté pour une étude de cas comparant les discours normatifs de membres de la scène montréalaise du graffiti, soutenant qu’un examen de leur expérience puisse enrichir nos réflexions sur le phénomène du pluralisme normatif.

3.1.4 L’entrevue semi-dirigée comme technique de recherche

Puisqu’elle permet d’explorer en profondeur « le sens que les individus donnent à une expérience particulière, à un phénomène donné »274, l’entrevue semi-dirigée a été

choisie comme technique de collecte des données. Celle-ci consiste à « aborder, sur un

271 Matthias Pepin, « Une étude de cas comme stratégie de recherche pour documenter l’apprentissage à

s’entreprendre d’élèves du primaire » (2017) 36:1 Recherches qualitatives 135 à la p 140.

272 Simon N Roy, « L’étude de cas » dans Benoît Gauthier et Isabelle Bourgeois, dir, Recherche sociale:

de la problématique à la collecte des données, 6e éd, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016,

195 à la p 199.

273 Ibid.

274 Lorraine Savoie-Zajc, « L’entrevue semi-dirigée » dans Gauthier et Bourgeois, supra note 272, 337

mode qui ressemble à celui de la conversation, les thèmes généraux que le chercheur souhaite explorer avec le participant à la recherche »275. Favorisant une structure

« souple et flexible »276, elle vise à mettre en relief le « jeu de forces et de références à

l’œuvre dans la vie des individus » et à la « trame culturelle sous-jacente aux actions »277. L’entrevue semi-dirigée apparaît dès lors comme le meilleur moyen pour

parvenir à nos objectifs de recherche, soit d’identifier les spécificités normatives du champ du graffiti et la nature de ses rapports (ou de l’absence de rapport) avec d’autres champs, et ce, en s’appuyant sur la subjectivité normative des graffeurs et graffeuses interviewés. D’un côté, l’entrevue semi-dirigée met en place un contexte d’ouverture qui, en invitant les personnes participantes à décrire la pratique du graffiti en leurs propres mots, permet une compréhension du phénomène davantage collée à leur réalité. D’un autre côté, c’est une technique de recherche qui établit une proximité entre la chercheuse et son interlocuteur ou interlocutrice, dans laquelle il est possible de puiser au moment de saisir les significations données aux propos exprimés.