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Entre parité et conciliation : une dialectique résolue par le respect du droit

Formalisme judiciaire et morale de l’équité : aux frontières de la justice

2. Entre parité et conciliation : une dialectique résolue par le respect du droit

171Nathalie Heinich, « Façons d'être écrivain: l'identité professionnelle en régime de singularité », Revue

française de sociologie, XXXVI-3, juillet-septembre 1995.

172Sur la rédaction des jugements par les conseillers, cf. aussi 3è partie.

173Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, « Les catégories de l'entendement professoral », Actes de la

La force symbolique et matérielle des impératifs juridiques et judiciaires semble ainsi entrer en contradiction avec l'exigence de représentation syndicale et professionnelle que l'institution porte aussi : élus par leurs pairs sur des listes syndicales, adhérents et militants, ils sont astreints à pratiquer un travail de délégation et de représentation des salariés et des employeurs. La confrontation entre ces deux sources de légitimité conduit à la mise en valeur d'un cadre de valeurs qui forment les représentations et influencent les discours des conseillers sur leur propre rôle. Or, ces représentations intègrent souvent ce qui apparaît

comme une opposition voire comme des hiatus et des injonctions contradictoires174, qui sont

certes résolues au quotidien dans leurs liens avec les organisations syndicales, leur proximité avec le droit et leurs pratiques de jugement, mais restent fortement ancrées dans les conceptions qu'ils se font de leur rôle judiciaire et militant.

Il paraît donc intéressant d'étudier les justifications des conseillers prud'hommes et la manière dont ils conçoivent leur rôle et celui de l'institution, de manière à voir ensuite en quoi leurs trajectoires et leurs pratiques s'en éloignent ou s'en rapprochent, mais aussi la manière dont ils incorporent, au moins discursivement, leur rôle. De fait, ils sont sans cesse sommés, par les observateurs (notamment les sociologues), par les responsables syndicaux ou par les professionnels du droit, d'expliquer la position frontalière de l'institution dans laquelle ils exercent leur activité et la manière dont ils réussissent à la fois à être de « bon » militants et de « bons » juges, ils privilégient une présentation d'eux-mêmes fondée certes sur leur fonction de représentation de leurs mandants, mais aussi sur le respect du droit d'une part, sur la parité, le consensus et la conciliation d'autre part. C'est la manière dont ils relient l'ensemble de ces conceptions de leur mandat que nous voulons explorer maintenant. Selon Patrick Hunout, c'est par l'incorporation du modèle de justice professionnelle et donc la référence ultime au champ juridique que les prud'hommes résolvent ce paradoxe. Nous voudrions montrer que la réalité est plus complexe et que, même dans leurs représentations, les conseillers prud'hommes mettent en valeur les trois éléments de justification.

Pour ce faire, dans le questionnaire que nous avons réalisé, nous avons posé un certain nombre de questions ouvertes et fermées, qui permettent de montrer le sens général que les conseillers donnent à leur action. Nous avons sélectionné deux questions, auxquelles presque tous les conseillers ont répondu, et certain même assez longuement :

- De manière générale, comment jugez-vous vos relations avec les conseillers employeurs ? Expliquez pourquoi

- Que représente pour vous votre rôle de conseiller prud'homme ?

L'analyse des réponses à ces questions permet de systématiser les éléments présents dans les entretiens et de saisir les représentations collectives des conseillers prud'hommes. Au total, c'est une sorte d'idéologie prud'homale qui peut être mise en forme autour de plusieurs éléments centraux : la recherche du consensus, la parité organisée et la conciliation. Ces « valeurs » renvoient à l'histoire de la prud'homie, qui reste toujours présente, au moins dans les esprits, et qui est résumée par la devise marquée sur les médailles portées par les conseillers « servat et conciliat ». Le détour du premier chapitre par l'histoire nous a permis de montrer comment cette devise avait structuré l'institution, mais comment elle avait été battue en brèche, dans la réalité, par les processus de syndicalisation, mais aussi de judiciarisation. Il faut alors comprendre comment ces trois éléments cohabitent et se combinent dans les représentations des conseillers.

a) Des valeurs partagées par delà les clivages

Au total, les conseillers affirment presque unanimement avoir de très bons rapports avec l'autre collège, ce qui peut étonner quand on écoute les magistrats de carrière, juges départiteurs en particulier, évoquer leurs expériences des blocages de l’institution par les conflits entre collèges. Les salariés sont même moins de 5% à juger mauvaises leur relations avec les employeurs. Pour une première analyse, ces résultats tendraient à vérifier l'absence de conflits au sein du conseil et la persistance d'une idéologie de la concorde et du

dépassement des classes telle que l'a décrite Pierre Cam175. Les résultats vont d'autant plus

dans ce sens que ce sont les employeurs qui jugent que les relations au sein du conseil sont bonnes : les dominants auraient tout intérêt à dissimuler les rapports de force qui se cachent au sein des conseils.

Tableau 1 : Jugements des conseillers sur les rapports au sein des conseils Relations sont employeurs salariés

N % N % excellentes 58 14,04% 52 13,23% Plutôt bonnes 276 66,82% 213 53,85% Moyennes 68 16,46% 96 24,62% Plutôt mauvaises 7 1,69% 14 3,59% Très mauvaises 0 0 2 0,05% NSPP 4 0,1% 16 4,07% total 413 393 100%

De fait, de nombreux entretiens pointent la bonne entente au sein du conseil, le dialogue entre les collèges, que tout sépare par ailleurs. L'absence de conflictualité, l'existence d'un terrain d'entente par delà les idéologies et les positionnements, et même en opposition avec les organisations syndicales et patronales qui poussent parfois à la confrontation sinon à l'affirmation des différences, semblent faire des conseils des lieux de conciliation, au sens général du terme et pas seulement en son sens prud'homal, et des lieux de pacification des rapports sociaux et de mise en concordance d'intérêts divergents.

« Contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'ambiance n'est pas conflictuelle en dehors des délibérés, où là, on peut avoir des oppositions. On essaie de garder entre nous une certaine... je dirais pas amitié, mais au moins chacun se respecte. Il n'y a pas de difficultés particulières. » (Président salarié – CGT – d'un conseil d'une très grande ville)

Presque tous les entretiens insistent, en ce sens, sur la mise entre parenthèses des clivages politiques et surtout syndicaux, au profit d'un certain accord, souvent provisoire et partiel, mais qui permet au conseil de juger et de persévérer dans sa mission tout en répondant aux critiques dont il est l'objet. De même, de nombreux conseillers évoquent la nécessité de « laisser sa casquette au vestiaire », ce qui conduit notamment à accepter de ne pas défendre un pair dans la mesure où il est « indéfendable ». Le « bon » conseiller prud'hommes, c'est celui qui ne défend pas l'indéfendable, surtout lorsqu'il est un pair. L'image revient dans de nombreux entretiens, notamment avec des présidents de conseils :

Q. : « est-ce que vous pourriez définir ce que c'est, pour vous, un bon conseiller prud'homal ?

R. : Comment on pourrait dire... un conseiller prud'homal, c'est quelqu'un, il ne faut pas qu'il soit trop buté. Il faut qu'il juge suivant les faits, qu'il soit juste (...) il faut être équitable, quoi. Je vous dis pas... c'est pas une question de casquette, ce n'est pas une casquette. C'est d'être équitable. Parce que autrement, si on disait que l'employeur il aurait toujours raison, ce serait mauvais, et si on disait que le salarié a toujours raison, ça n'irait pas. » (président d'un petit conseil de prud'hommes). »176

Ce travail de construction de consensus, dont nous verrons dans la troisième partie comment il se fait au concret, est très présent dans les entretiens, en particulier dans les moments où les enquêteurs ont été témoins d'interactions entre employeurs et salariés. Dans ces circonstances, les protagonistes semblent littéralement jouer devant le sociologue le jeu institutionnalisé de la parité, quitte ensuite, quand l'autre quitte la scène, à faire entrer le témoin dans les coulisses du désaccord177.

Lors d'un entretien dans un conseil d'une ville moyenne, une conseillère employeur et un conseiller salarié178

Employeur : « Nous nous sommes trouvés des atomes très... nous travaillons très agréablement ensemble alors comme je dis nous ne sommes pas forcément du même bord et malgré tout nous arrivons très bien à débattre et à concilier et à trouver... des solutions pour les gens qui s'adressent à nous.

Salarié : On n'a pas d'a priori. Je crois que ce qui nous guide, c'est le code, bien entendu. Le bon sens, après. Mais je crois que pour les prud'hommes, il faut laisser les étiquettes à la porte. On a une sensibilité, mais de toutes façons le dossier, il est bon ou il est mauvais (...)

Employeur : A partir du moment où on est complètement impartial, les choses vont bien et on n'a jamais eu aucun problème... »

Le « ping-pong » paritaire continue ainsi plusieurs minutes, pendant lesquelles les deux protagonistes s'échangent des amabilités et montrent leur accord sur la philosophie de la prud'homie, qui consiste à respecter le droit et à régler la difficile dialectique entre euphémisation des clivages et défense des délégataires. Puis, dès le départ de l'employeur, le salarié revient sur ses relations avec son homologue, en expliquant que la bon entente est, de sa part, un artifice stratégique et le résultat du souci de cohésion entre les deux. Chacun a fait un pas vers l’autre dans une politique de compromis qui ne remet pas en cause leur identité syndicale et de classe.

Comme on le voit, c'est le dispositif propre à l'institution prud'homale qui semble permettre ce travail de pacification : il est en effet fondé sur une parité organisée et institutionnalisée, mais aussi sur la nécessité d'être vus par l'extérieur, et notamment par le champ judiciaire, comme un tribunal qui juge « en droit », c'est-à-dire en laissant de côté les appartenances sociales, syndicales et politiques, mais aussi, par conséquent, la légitimité liée à la délégation qu'ils ont obtenue par l'élection. Ainsi, l'euphémisation des conflits et la neutralisation des conseils apparaissent comme une nécessité pour permettre à l'institution de fonctionner et de contrecarrer le déficit de légitimité judiciaire dont les professionnels du droit et de la justice la gratifient. C'est aussi de cette manière que l'on peut comprendre les réactions complexes par rapport au départage : faire appel au juge départiteur fait la preuve de l'échec de la parité institutionnalisée productrice de consensus et de normativité judiciaire ; en même temps, il signifie la limite que les conseillers prud'hommes se refusent de franchir, et au delà de laquelle les exigences de la fonction judiciaire mettent à mal les impératifs de la représentation syndicale. Dès lors, le départage n'est pas seulement un échec, il est la manifestation même de la prud'homie et de sa position de lieu frontière, ni tout à fait un « lieu

176 Entretien n° C05.

177Erwin Goffman justifie ainsi son attention aux interaction dans la vie quotidienne et sa métaphore théâtrale,

qui permet de prendre au sérieux le travail de représentation des acteurs dans l'institution : « Parfois l'acteur choisit de s'exprimer d'une façon déterminer, mais essentiellement parce que son statut social réclame ce genre d'expression et non pas pour obtenir de ses interlocuteurs une réponse particulière (en dehors d'une vague approbation) » : cf. Erwin Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 15.

neutre » judiciarisé ni vraiment un lieu d'expression des clivages sociaux, mais les deux à la fois.

b) Parité et conciliation

L'analyse des réponses aux questions ouvertes du questionnaire permet de généraliser les propos tenus lors des entretiens, et qui rappellent sans cesse que les conseillers prud'hommes « enlèvent leur casquette » en entrant au conseil, c'est-à-dire se dépolitisent et s'accordent pour juger en droit et en équité, en délaissant les appartenances syndicales et patronales, qui leur ont pourtant permis d'intégrer le conseil. Une analyse sommaire des fréquences des mots, réalisée avec le logiciel Lexico 3, permet de montrer les principaux mots utilisés par les conseillers pour répondre aux questions concernant les relations avec le collège adverse et la conception générale qu'ils ont de leur rôle.

Tableau 2 : Fréquences des mots dans les réponses à la question ouverte sur les relations entre les collègues

Conseillers

employeurs Conseillers salariés Employeur(s) 15 117 Salarié(s) 65 50 droit 55 39 Respect/respecter 35 48 mutuel 13 14 justice 7 17

Nous n'avons gardé que les principales expressions qui se retrouvent dans les deux collèges ; ainsi le terme travail est présent 17 fois pour les conseillers salariés, mais il est absent chez les conseillers employeurs ; il en est de même du mot entreprise, présent 11 fois chez les employeurs et absent chez les salariés.

Tableau 3 : Fréquences des mots dans les réponses à la question ouverte sur ce que représente le rôle de conseiller

Conseillers

employeurs Conseillers salariés Salarié(s) 16 103 Employeur(s) 30 33 Travail 39 70 droit 33 54 Social(e) 29 42 Défendre/défense 21 36 Juge(s) 18 19 justice 16 60 Respect/respecter 15 16

Le premier élément à remarquer est la matérialisation dans le langage de la parité instutionnalisée : dans les deux questions, et donc y compris dans celle où il n'est pas demandé aux conseillers de prendre position sur leurs homologues, ce sont les termes de salariés et d'employeurs qui sont les premiers utilisés. Plus encore, les tableaux montrent la proximité entre les deux collèges ; c'est en particulier assez impressionnant dans les réponses à la deuxième question ouverte, dans laquelle on ne retrouve quasiment pas de mots utilisés uniquement par l'un des deux collèges. C'est dire un certain accord sur la signification de la prud'homie et les représentations que peuvent s'en faire les conseillers. La seule différence tient dans le rapport au droit : alors qu'il est très souvent rappelé par les conseillers salariés, il l'est peu par les employeurs. La deuxième partie du rapport, revenant sur les trajectoires des conseillers et leur rapport au droit, permettra d'élucider ce point.

Mais ce qui surprend surtout dans l'analyse de ces réponses c'est la place du respect, et plus encore du « respect mutuel », l'expression revenant assez souvent chez les conseillers.

On pourrait multiplier les exemples qualitatifs de ce phénomène ; trois exemples de réponses issus de chaque collège suffiront à le faire comprendre :

Pour les salariés :

- « Question de personnes, dans notre section les patrons et les salariés savent souvent mettre de côté les préjugés et sont suffisamment intelligents pour accepter de ne pas être d'accord sur tout et de rechercher des solutions » (s1)

- « respect des différences. Esprit tourné vers la conciliation et l'écoute de l'autre » (s14)

- « dans un conseil de taille moyenne, nous nous connaissons tous et les relations sont moins stressantes. les conseillers ont une volonté de rendre des décisions qui ne sont pas "partisanes" uniquement, ce qui n'empêche pas et c'est plutôt une bonne chose, que beaucoup de délibérés soient "rendus" » (s32)

Pour les employeurs :

- « volonté commune de comprendre trouver une solution satisfaisante pour les deux parties » (e6)

- « il y a une volonté réciproque de "rendre la justice" sans entrer dans des querelles de chapelle » (e12)

- « écoute mutuelle, respect des opinions, se centrer sur les faits et le droit face à ces faits; être objectif » (e23)

Dans les entretiens, on retrouve souvent cette idée de respect, l'idée qu'il existe une communauté institutionnelle, qu'il faut protéger contre l'extérieur et qu'il faut faire fructifier au-delà des clivages classiques et classistes. Même si le mot même de conciliation est très peu présent parce qu'il renvoie, nous allons le voir, à un moment précis de la procédure, on retrouve bien l'idée générale d'un accord et d'une mise en commun des bonnes volontés ; celle-ci passe par l'expression de la mise entre parenthèses, volontaire et assumée, des appartenances syndicales – d'ailleurs, les mots « syndicat » et « patron » sont très peu présents. De même, la référence au droit est importante, mais les représentations des prud'hommes comme une justice sont assez peu nombreuses. Les valeurs prud'homales ainsi présentées permettent le bon fonctionnement des conseils de prud'hommes en les mettant à distance des deux pôles. De fait, les observations mettent en valeur des formes de respect mutuel des uns et des autres et une certaine écoute entre les conseillers, comme si le dispositif prud'homal produisait une forme de coexistence pacifique, génératrice de valeurs communes, transcendant les statuts, les classes sociales, les habitus et les principes idéologiques à travers une série d'ajustements. Ou, pour le dire autrement, les prud'hommes pourraient être ce lieu, rêvé ou fantasmé par certains, craint par dessus tout par d'autres, où les clivages disparaissent derrière la force de l'institution et la réalité des pratiques homogénéisant les acteurs.

Un entretien avec un conseiller employeur d'un conseil de petite taille décline particulièrement bien cet élément : « Les hommes et les femmes se découvrent, et on commence à découvrir chez les autres si c'est un homme honnête ou pas. On a des convictions syndicales, est-ce qu'il y a toujours sans arrêt cette affirmation de la conviction syndicale qui l'emporte sur l'analyse du cas ou est-ce qu'à un moment l'homme, qui est quand même au-dessus de la conviction syndicale quelle qu'elle soit, l'homme avec un grand H, est un honnête homme, un homme prude (...) Assez rapidement il se découvre une intelligence de groupe. »179

Cette vision personnaliste de la prud'homie est certes radicalisée dans cet entretien et renvoie au catholicisme social très présent dans la région, mais elle est assez courante, dans une version plus euphémisée et peut renvoyer, explicitement ou implicitement, à l'histoire de la prud'homie, marquée, comme nous l'avons expliqué, par une idéologie paternaliste et de refus des clivages de classes.

Ces représentations dépolitisées et « désyndiquées » apparaissent comme une exigence pour que les conseillers soient pris au sérieux par les acteurs du champ juridique et puissent exercer leur fonction de juger sans être mis en difficulté et sans être sans cesse contraints à des exercices de dénégation. Les conceptions du rôle que nous avons mises en valeur sont certes très homogénéisées : comme nous allons le voir dans la partie suivante, tous les conseillers n'ont pas le même rapport au droit ni aux organisations syndicales. Il reste que l'institution prud'homale se maintient paradoxalement grâce à ce qui la fragilise en même temps : la coexistence d'une légitimité syndicale et d'une légitimité juridique. L'institution « tient » et se défend à travers ces deux légitimités, qui sont habillées d'un certain nombre de « valeurs idéologiques », issues de l'histoire, que chacun fait mine de partager avant de retourner à son droit et à son organisation.