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L’expérience du conflit et le droit au travail

de la rencontre avec l’institution au moment électoral

3. L’expérience du conflit et le droit au travail

A l’issue de plusieurs entretiens nous avions fait l’hypothèse que l’expérience du conflit pouvait jouer un rôle dans le processus d’enrôlement des conseillers prud’hommes. D’une part parce que c’est souvent à l’occasion d’un conflit, collectif ou individuel, que les salariés ou des employeurs, entrent en relation avec des organisations syndicales et peuvent alors être sollicités sur la base des qualités (combativité, capacité de négociation, connaissance des droits…) qu’ils auraient manifestées à cette occasion. Dans les petites entreprises où il n’y a pas de section syndicale c’est même l’occasion d’en créer une et de repérer un ou des syndicalistes potentiels ; la cooptation au conseil des prud’hommes peut alors être considérée comme une forme de rétribution de son militantisme, impossible à récompenser compte tenu de l’absence de postes syndicaux à proposer au sein de l’entreprise. D’autre part parce que lors de ces conflits, salariés et membres de la direction font l’expérience des différentes manières de les gérer et de les résoudre et peuvent alors éprouver la voie judiciaire. Pour les conflits individuels, c’est sur le droit du travail que se focalisent les efforts et sur le conseil des prud’hommes que se portent les espoirs de sortie de crise.

En lien avec la question sur les circonstances de leur candidature, nous avions posé la question de savoir à quelle occasion les conseillers avaient entendu parler des CPH, de manière à saisir l’influence qu’aurait pu avoir l’expérience du conflit dans leur engagement prud’homal : D’ailleurs, d’après le questionnaire, 25% des personnes ayant répondu disent avoir pour la 1ère fois entendu parler les prud’hommes lors d’un litige les concernant

personnellement ou un membre de leur famille ou ami (27 % pour les employeurs et 21,6% pour les salariés). Nous avons été surpris par le nombre de réponses concernant l’expérience

d’un litige, qu’il concerne personnellement le conseiller interrogé ou qu’il concerne plus largement un membre de la famille, un ami, des collègues ou plus généralement l’entreprise où travaille le conseiller. L’expérience du conflit semble donc être un élément important dans la prise de connaissance du conseil de prud’homme et, sans doute, dans la prise de conscience

du rôle d’arbitre que peut jouer le CPH223. Certes, ces expériences sont diverses par leur

ampleur, leur intensité et leur enjeu. Les entretiens donnent à voir des cas plus ou moins traumatisants de conflits dans l’entreprise et un lien plus ou moins direct et revendiqué avec leur engagement prud’homal.

Tableau 22 : Les circonstances dans lesquelles les conseillers ont découvert les CPH Ont entendu parler des

prud'hommes pour la première fois

collège

salariés employeurs Total lors des élections 104 66 170

27,15% 16,33% 21,6% à l’occasion d’un litige

personnel

52 101 153

13,57% 25% 19,44% à l’occasion d’un litige mettant

en cause famille ou ami 7,83% 30 2,72% 11 5,2% 41

par des collègues 31 53 84

8% 13% 10,67% par des conseillers

prud’hommes

74 24 98

19,32% 5,94% 12,45% par les études de droit 72 65 137

18,79% 16% 17,4% par l’activité professionnelle 0 10,14% 41 10,14% 41

autres 20 43 63

5,22% 10,64% 8%

TOTAL (hors non réponse) 383 404 787

Le cas le plus extrême que nous ayons rencontré est sans doute celui de J. D., conseillère dans

le collège employeur d’un petit CPH224, qui déclare au début de l’entretien « En gros, quand

on m’a proposé d’aller aux prud’hommes, j’ai dit « oui » pour me venger (long silence). Clairement, c’était une vengeance. Je voulais me venger de la CGT qui, au lieu de sauver l’entreprise de mon mari, a complètement fait couler la boîte. Donc, c’est vrai que l’histoire démarre mal. Mais elle finit bien. Enfin, à peu près… Pour me venger, et je ne dois pas être la seule dans ce cas, croyez-moi bien ! » Le violent conflit qui a opposé les salariés de

l’entreprise de son mari et son époux, menacé et séquestré dans son bureau, l’a profondément marquée au point qu’elle voue une haine farouche à l’égard des syndicalistes et de l’organisation qu’ils incarnent. Pour elle, les prud’hommes étaient cette institution de défense des salariés où des syndicalistes condamnaient des patrons. Dans ce contexte, sa venue au CPH est présentée comme une démarche volontaire pour défendre les entreprises de ces syndicalistes qu’elle a rencontré et dont elle a pu éprouvé la nocivité. Depuis cinq ans qu’elle est au CPH, elle avoue avoir changé un peu « J’avais une très mauvaise idée des

prud’hommes, forcément. C’était pas tellement… pas vraiment mauvaise, mais plutôt, au moins, j’avais vraiment dans la tête que certains syndicats étaient mauvais pour l’entreprise. Je continue à le croire, d’ailleurs, mais ma réflexion a changé. J’ai découvert des êtres

223Pierre Cam, Les prud'hommes, juges ou arbitres ?, op. cit. 224Entretien n° C14.

humains. J’ai découvert qu’on pouvait appartenir à un syndicat et être humain. Appartenir à un syndicat pour l’autre. Pour défendre l’autre. Et curieusement, maintenant, je suis un employeur qui s’entend au mieux avec les salariés… Je me dis une chose, c’est que j’ai du tomber sur des abrutis, là bas, dans l’entreprise de mon mari. » Mais il n’empêche que ce

conflit, qui est sa première rencontre avec des syndicalistes, semble avoir fixé une image négative des syndicats et, au delà, de la conflictualité des relations entre employeurs et salariés qu’un tiers, comme le conseiller prud’homme en conciliation ou en jugement, peut contribuer à apaiser et à régler. Le conflit est dans son cas à la fois un apprentissage de la lutte des classes et de la judiciarisation des relations sociales que le CPH cristallise. Cette institution est ainsi considérée comme d’une part un lieu d’expression et de règlement des conflits entre employeurs et salariés (expression lutte des classes) et un lieu spécifique puisque règlement de manière judiciaire.

Mais la plupart des récits de conflits que nous avons recueillis dans les histoires de vie des conseillers prud’hommes sont plutôt centrés sur des affaires individuelles lors desquelles les conseillers ont été pris à parti. Pour les employeurs, lorsqu’ils « ont été mis aux prud’hommes » par des salariés de leur entreprise, ils ont réalisé à quel point la procédure juridique était importante dans la relation avec leur salarié : ils n’avaient pas suivi la procédures de licenciement, ils n’avaient pas rédigé les lettres d’avertissement en bonne et due forme, ils n’avaient pas consigné tel ou tel fait s’en tenant seulement à la parole donnée. Ils font alors l’expérience de l’importance du droit dans les relations sociales de l’entreprise et de l’importance des compétences qu’il convient d’avoir en la matière pour être un « bon » employeur ou, à défaut, un employeur « au dessus de tout soupçon ». Nous pouvons faire l’hypothèse que même sans avoir personnellement éprouvé un conflit de ce type, le conflit par procuration et par anticipation peut provoquer un intérêt pour les prud’hommes et contribuer à

l’engagement. C’est le cas de P. M225., jeune employeur dans une petite ville , directeur de

trois agences d’assurance, qui fait de son rôle de conseiller prud’homme, le moyen de rester au courant de l’évolution du droit du travail et de se prémunir ainsi de tout conflit avec ses salariés : « ça fait 16 ans que je suis à mon compte et quand on est employeur on n’a pas

forcément le cœur à tout ce qui touche le social. Donc je me suis dit, si je veux m’en sortir plus dans le social, connaître quelques règles de base, etc. etc. pour recruter, pour licencier… pour voir comment ça se passe, je me suis dit que les prud’hommes sont peut-être un bon moyen. Donc je me suis inscrit sur les listes… pour essayer d’être élu au niveau des prud’hommes, et puis ça a collé. ». Aux conseillers employeurs ayant répondu avoir été

personnellement confrontés à un litige, il faudrait ajouter tous ceux qui ont vécu, de plus ou moins loin, ce genre de conflit dans leur entreprise ou dans l’entreprise de leur collègue et qui ont une conscience des conflits autour du contrat de travail. Pour tous ceux là, les prud’hommes sont à la fois une manière parmi d’autres de sortir du conflit et une manière de sortir de conflit de l’entreprise et de le médiatiser par le droit.

Pour les salariés, le conflit individuel est un moment où font l’expérience du droit et de la transformation du conflit en litige. A cette occasion, apparaît alors souvent la nécessité de s’informer, soit personnellement sur ses droits et sur son contrat de travail, soit de recourir à des aides, souvent syndicales. Il est difficile de savoir si le conflit personnel entraîne une prise de conscience syndical ou si c’est la prise de conscience syndicale qui génère des revendications pouvant déboucher sur un conflit. Mais dans tous les cas, le conflit est l’occasion d’en revenir au contrat de travail et aux modalités juridiques de la relation salariale. C’est une première rencontre avec le droit qui s’effectue à ce moment-là et qui peut contribuer à un intérêt pour le droit et son rôle dans l’action de défense des salariés. Le cas de Bernard

Augier est assez représentatif de ces situations. Syndiqué depuis 1968 à la CGT, ouvrier typographe dans une petite imprimerie de dix salariés, il est délégué du personnel et subit, selon lui, « pas mal de choses de la part de l’employeur » jusqu’au jour où, à la fin des années 1970, son patron demande son licenciement à l’inspection du travail qui le refuse. La machine sur laquelle il travaillait ayant été déplacée dans une autre imprimerie, il reste huit mois sans travailler : « j’allais le matin, je partais le soir. Alors bien évidemment ça m’a obligé à me

pencher sur les droits des salariés et sur les droits des élus du personnel ! [petit rire] du fait de ma situation, ce qui fait que effectivement, je me suis penché un peu sur les textes et puis ça m’a intéressé aussi, parce qu’on devient pas conseiller prud’homme… on devient conseiller prud’homme au départ parce qu’on a une petite fibre en direction de.. autour du droit du travail, autour des textes, il faut aimé ça malgré tout. Donc il y a un engagement militant et aussi une préférence pour cette activité, dans l’activité syndicale, pour cette activité particulière qui est celle de siéger au conseil de prud’hommes. Je dirais que c’est le syndicat du livre qui m’a présenté. On avait un ancien militant qui était là depuis très longtemps conseiller prud’hommes, il faisait partie de l’ancienne génération, donc ça a été l’occasion de renouveler un peu les cadres. Et naturellement, compte tenu de mon parcours à l’époque j’étais donc présenté par le syndicat et par la CGT, pour être conseiller prud’hommes à l’industrie. Ce que je suis toujours d’ailleurs. » Pour lui, comme pour

d’autres, le conflit qu’il a eu avec son employeur l’a incité à investir cette dimension juridique de la défense syndicale, rattrapant ainsi les études qu’il n’avait pas pu ou voulu faire auparavant.

L’expérience du conflit que les conseillers ont pu avoir, antérieurement à leur venue au CPH, semble avoir joué un rôle dans leur engagement prud’homal, ne serait-ce que parce qu’ils rencontrent à cette occasion cette juridiction et surtout parce qu’ils éprouvent, pas toujours avec succès, l’action juridique dans la défense des salariés. Contrairement à ce que nous pourrions croire a priori, cette expérience ne semble pas dépendre de la section des conseillers. Alors que la section « Industrie » est réputée comme la plus « dure » en termes de relations entre els deux collèges, l’expérience du conflit n’y est pas plus importante que dans d’autres sections. De la même manière, les conseillers membres d’une organisations syndicale dite « combative » comme la CGT ou le Medef, ne semblent pas avoir été davantage confrontés que ceux d’une organisation dite plus « réformiste » comme la CFDT ou FO. Une telle expérience, qui est dans tous les cas à articuler avec le syndicalisme, la carrière professionnelle et la place du droit dans les relations sociales de l’entreprise, semble faire partie des constantes dans l’engagement prud’homal.

C’est au moment de l’élection que se précipitent, au sens chimique du terme, ces différents éléments rendant possible la prise de mandat prud’homal : un engagement syndical et social, des opportunités dans la carrière professionnelle, des compétences spécifiques et une croyance dans les vertus de ce mode de résolution des conflits.

Chapitre 6 :

Être conseiller prud'homme : entre « salut » juridique,