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L'exemple de la place des greffiers dans l'institution

Formalisme judiciaire et morale de l’équité : aux frontières de la justice

3. L'exemple de la place des greffiers dans l'institution

La situation est quelque peu différente pour ce qui est des relations entre conseillers et greffiers, ces derniers occupant dans une position plus complexe, à la fois représentants du champ judiciaire et acteurs centraux de la juridiction prud'homale. Dans ce cadre, ils sont à la fois les défenseurs de l'institution prud'homale, dont ils assurent le fonctionnement, et les gardiens du temps judiciaire, et en cela à distance des conseillers prud'hommes.

a) Des fonctionnaires de l'administration de la justice

Il faut rappeler que les greffiers sont d'abord des fonctionnaires, des agents du service public de la justice. Détenteurs, pour la plupart d'entre eux, du concours de l'Ecole nationale des greffes, ils exercent leurs activités à travers un mode hiérarchique classique dans la fonction

publique163. Cela a plusieurs conséquences.

En premier lieu, les greffiers ne dépendent pas officiellement des présidents et vice-présidents des conseils de prud'hommes, leur supérieur hiérarchique étant le premier président de la Cour d'appel et le procureur général, et par délégation le président du TGI et le procureur de la République. Les greffiers sont ainsi, de par leur statut, l'oeil de la justice dans les conseils de prud'hommes. Dès lors, c'est eux qui sont chargés de l'ensemble des dispositifs de « modernisation » de la justice, et en particulier de la confection des statistiques et des indicateurs d'évaluation des objectifs quantitatifs du conseil. Dans les entretiens que nous avons réalisés, tous insistent sur cette activité, qu'ils prennent très au sérieux et dans laquelle ils s'investissent avec une certaine ardeur. Cette adhésion aux nouvelles valeurs portées par le

162Cf. Jean-Philippe Tonneau, art. cit. ; Laurent Willemez, « Engagement professionnel et fidélités militantes.

Les avocats travaillistes dans la défense judiciaire des salariés », Politix, n° 62, 2003, p. 145-164.

163Dans les conseils de prud'hommes comme dans tous les tribunaux civils, les services des greffes est dirigé par

un greffier en chef, fonctionnaire de catégorie A ; il est composé d'une certain nombre de greffiers, fonctionnaires de catégorie B, et d'agents administratifs, fonctionnaires de catégorie C.

ministère de la Justice les éloigne d'une partie des conseillers, qui sont beaucoup, pour une grande partie d'entre eux, bien plus réticents face aux réformes.

Dans le conseil de cette grande ville, on est encore plus qu'ailleurs attentifs aux statistiques et indicateurs, dont les greffiers, et en particulier la greffière en chef que nous citons, sont les agents et les propagateurs, et ce, d'autant plus que la Cour d'appel dans laquelle il est situé est en pointe dans ce domaine : « Nous sommes dans un système dont vous avez peut-être entendu parler, qui est le système d'application de la LOLF. Et cette LOLF, elle oblige à se donner des objectifs de travail, des objectifs financiers et de ce fait, par cascade, des objectifs de mode de fonctionnement (...). Et à chaque fin de trimestre, les chefs de cour nous donnent les objectifs pour le trimestre d'après, en nous disant : 'eh bien voilà, ce trimestre là, vous vous situez comme ça par rapport aux juridictions de votre ressort, alors par rapport à ça, il faut que vous vous amélioriez. Et par rapport à la cible nationale vous vous situez comme ça, et voilà ce qu'il faut faire. Q. : Et comment vous répercutez cette information auprès des conseillers ? Alors on a justement le lien avec le président et le vice-président du conseil, à qui on diffuse ces fameux tableaux (...) et après eux vont les analyser et puis à leur niveau prendre les décisions qui s'imposent (...) Donc vous voyez comment ici nous faisons ce lien pour essayer de répondre au mieux aux objectifs qui nous sont assignés dans le cadre de ces indicateurs. Qui sont des indicateurs dits de performance, c'est le vocabulaire de la LOLF. »164

Mais les greffiers ne sont pas simplement les seuls représentants officiels et quotidiens du ministère de la justice dans les prud'hommes. Ils sont aussi des fonctionnaires, membres du service public ; leur statut est ainsi très éloigné de celui des conseillers prud'hommes, salariés du privés ou chefs d'entreprise, et dont la fonction de jugement exclut globalement les litiges liés à la fonction publique. Même s'il est vrai que cette frontière entre public et privé a été

« naturalisée » alors qu'elle est « brouillée et perméable »165, il n'en reste pas moins que les

greffiers se vivent d'abord comme différents des conseillers, notamment du fait de leur appartenance à la fonction publique et à leur appartenance à un corps qui dépasse les limites des prud'hommes et les rapproche des greffiers des autres tribunaux.

Cette distance statutaire et fonctionnelle par rapport au conseil de prud'hommes et ce sentiment, concomitant, que le greffe en est le rouage essentiel, transparaît particulièrement bien dans les propos de cette jeune greffière en chef du conseil des prud'hommes d'une ville moyenne : expliquant d'abord que « le greffe, il est complètement à part, nous on fonctionne un peu entre nous, puisqu'on gère la fonction administrative des dossiers », elle revient avec force sur sa hiérarchie : « le président et la vice-présidente du conseil des prud'homme n'ont pas d'autorité sur moi. Moi, je relève de la justice judiciaire et mon autorité hiérarchique, c'est le premier président et le procureur général qui peuvent à tout moment me demander des comptes au niveau statistique. Le président et la présidente n'ont aucun ordre à me donner (...) en matière de gestion de personnel, je ne leur demande rien, je ne leur demande pas leur autorisation. Je suis entièrement indépendante. » Enfin, lorsqu'on lui demande son avis sur l'atmosphère dans les différentes sections, elle affirme : « C'est peut-être aussi parce que le travail est plus difficile dans ces sections-là. Les ouvriers du bâtiment, c'est toujours le patron contre l'ouvrier, hein ? Je connais pas le milieu du travail, moi, j'ai toujours été fonctionnaire. Mais je pense que ça doit être plus dur sur le terrain. »166

Ce refus, parfois dédaigneux, d'accepter la légitimité des présidents du conseil des prud'hommes, n'empêche pourtant pas les greffiers interrogés de se considérer comme les rouages essentiels de cette justice, de la défendre et de l'apprécier au regard d'autres fonctions, plus routinière et donc moins intéressantes, qu'ils seraient susceptibles d'assurer dans d'autres juridictions : une greffière en chef-adjointe du conseil de prud'hommes d'une grande ville

164 Entretien n° F 19

165Christelle Avril, Marie Cartier, Yasmine Siblot, « Les rapports aux services publics des usagers et agents de

milieux populaires : quels effets des réformes de modernisation », Sociétés contemporaines, n° 58, 2005, p. 6-7.

166Tout au long de cette partie du rapport, il faudrait prolonger l'analyse en revenant sur les trajectoires sociales

des greffiers et à la place qu'occupe leur poste prud'homal dans leur trajectoire professionnelle. Mais les entretiens avec les greffiers avaient pour objectif de mieux comprendre les acteurs de la prud'homie et ne se sont pas centrés sur la sociographie du corps.

explique explique ainsi : « j'aime bien les conseils de prud'hommes (...) Là, c'est des contacts

avec des conseillers prud'hommes, donc c'est pas des magistrats professionnels, ils n'ont pas la même attente. Moi, j'ai un petit faible pour les conseils de prud'hommes. Et à G., j'aimais bien mon travail, je suis resté un an en poste, et c'est vrai que j'aimais ce que je faisais. » Et

d'expliquer que son rôle est plus juridique qu'administratif, qu'elle peut être consultée sur des points juridiques, chose qui ne sera jamais faite par un magistrat de carrière.

b) Un travail de correction juridique

Cette posture paradoxale se retrouve très largement dans les fonctions qu'occupent les greffiers, la manière dont ils considèrent leur rôle et dont ils sont considérés par les conseillers prud'hommes. Schématiquement, les greffiers remplissent trois fonctions principales : l'accueil du public demandant une inscription au rôle, la préparation des dossiers et le suivi des audiences, lors desquelles ils assurent la bonne marche du procès et le respect de la procédure. Si on laisse de côté le premier point, qui fait des greffiers les premiers interlocuteurs de salariés demandant réparation167, toutes leurs autres tâches passent

nécessairement par des interactions avec les conseillers, interactions qui ne vont jamais de soi et restent fort complexes. Cette complexité a principalement à voir avec le rapport au droit et aux diplômes, qui mettent les greffiers dans une position de défenseurs de l'ordre juridique et placent la plupart des conseillers en porte-à-faux en leur rappelant le caractère frontalier de leur position sociale.

Pour mieux comprendre ce phénomène, il faut revenir rapidement sur les prédécesseurs des greffiers : avant 1979, leur fonction était occupée par les secrétaires de conseils de prud'hommes, qui avaient un statut fort différent : fonctionnaires municipaux, ils étaient en outre payés à l'acte. Surtout, ils avaient un rôle très important, si l'on en croit par exemple William McPherson, qui enquête sur la vie aux prud'hommes en 1962 : « Le secrétaire de la section participe librement à la discussion avec voix consultative. Dans la plupart des cas, on semble attendre de lui qu'il donne son point de vue et on le questionne souvent sur les précédents et sur les jugements de Cours d'appel auxquels on pourrait se référer. Bien qu'il ne vote pas, son influence sur l'élaboration de la décision est probablement aussi grande que celle

des conseillers. »168 Aujourd'hui, ce rôle proprement judiciaire est très réduit, au moins dans

les textes : les greffiers sont chargés de « tenir la procédure et de garantir le respect de celle-

ci », comme le dit une greffière : « Sur le fond du droit, c'est eux. C'est eux, d'une part de par les textes, qui sont juges de l'opportunité de ce qu'ils décident (...) Alors on en revient à notre statut. Garantir la procédure, oui, mais leur donner des orientations dans la décision, non. »

Plus précisément, le service du greffe est officiellement chargé de veiller à l'organisation du dossier et au travail de mise en forme du jugement. Ce travail de veille sur le formalisme est revendiqué des deux côtés, à la fois par les greffiers, qui ont intégré leur rôle professionnel d'auxiliaire de justice, et par les conseillers qui s'efforcent de garder la main face aux représentants dans la juridiction du ministère de la justice :

La présidente, employeur, d'un petit conseil, dit ainsi : « Le greffe n'est pas neutre. C'est la magistrature quand même, hein ? Même si c'est des gens très, très bien, avec qui on s'entend très

167Rôle qui nécessiterait une enquête à soi seule, sur le mode des recherches sur les agents des caisses

d'allocations familiales (Vincent Dubois, La vie au guichet, Paris, Economica, 1999, des agents de la Poste ou d'une mairie (Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les servies publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences-po, 2006.

168William McPherson, « Les conseils de prud'hommes : une analyse de leur fonctionnement », Droit social,

bien, mais bon... (...) Moi, je suis toujours obligée d'être là pour éviter certaines dérives. Pour que le greffe reste à sa place et puis que nous on reste à notre place. Ça, je suis très pénible là- dessus. Chacun chez soi. »

Ces précisions signifient bien, a contrario, que derrière les textes et l'ordonnancement parfaitement organisé qu'ils prescrivent, la réalité de la division du travail est bien différente et qu'elle peut être une source majeure de conflits. Ces conflits sont d'autant plus sévères (même s'ils restent souvent non-dits) qu'ils sont symboliques, en ce qu'ils mettent en jeu l'appartenance des prud'hommes au monde de la justice. De fait, dans les entretiens réalisés, les greffiers sont souvent assez critiques envers les conseillers, même si c'est d'une manière feutrée et discrète. Globalement, les reproches renvoient systématiquement à la non possession de la qualité de juriste, et donc aux difficultés que cela entraîne dans le travail effectif de juge. Les conseillers sont considérés comme ne possédant pas, dans leur majorité, les bases juridiques leur permettant de mener les audiences suivant la procédure la plus formelle ou de rédiger correctement les jugements. Les greffiers aiment à raconter des anecdotes de conseillers demandant conseil, perdus dans la procédure, les contraignant quasiment à rédiger à leur place (même si ils se défendent de le faire)...

Quelques exemples de jugements juridiques des greffiers sur les conseillers

« Les seules questions qui ont pu intervenir sont plutôt des questions de procédure. Par exemple ils trouvent une pièce – j'ai ça en exemple – une pièce particulière, et donc il y a un article du code à appliquer, ils ne savent pas tourner l'article, mettons l'article 40 du Nouveau Code de procédure pénale, où il faut avertir le procureur sur certains aspects d'une affaire. » (greffière en chef d'un conseil d'une grande ville)

« Le rôle d'un greffier, il est d'assister les conseillers à l'audience, de les informer de l'état d'un dossier et aussi de leur donner une assistance technique sur des points juridiques particuliers et surtout des points de procédure. Parce qu'ils ne sont pas au point sur la péremption d'instance, par exemple. » (greffière en chef d'un conseil d'une ville moyenne)

« Pas plus tard qu'hier, il y a eu une décision qui va sortir de l'industrie [de la section industrie], on a une omission de statuer, le conseil est incapable de dire pourquoi il condamne pas à telle somme à partir de telle date. Il a du mal à le dire, il sait pas pourquoi (...) Ils n'arrivent pas à motiver. Parce que bon, il y a un greffe derrière quand même qui veille au grain sur la qualité de la décision aussi. Si on voit que ça tient pas debout, on attire l'attention quand même. » (greffier en chef-adjoint du conseil d'une ville moyenne).

Les greffiers se présentent donc comme les véritables professionnels du droit, détenteurs des catégories et des outils cognitifs adéquats, au regard des conseillers prud'hommes, juges partiaux et surtout profanes ou quasi-profanes. Le processus d'attribution de ce stigmate de non compétence et, plus largement, de non appartenance au champ juridique, permet

précisément aux greffiers de se « hausser » socialement et juridiquement169, de prendre le rôle

de quasi-magistrats. Qui plus est, leur position professionnelle les autorise à se revendiquer du

« droit pur », non pas par rapport à des juristes d'affaires170 mais plutôt par rapport à des

acteurs dont la légitimité ne tient pas à la détention de diplômes en droit ou d'une compétence juridique omnibus, mais d'une élection liée à des organisations syndicales et professionnelles. Par rapport aux membres de juridictions spécialisées considérés comme « profanes », les greffiers jouent ainsi, dans les conseils de prud'hommes, la même partition que les magistrats de carrière.

Ces processus de production d'identité, qui permet de réfléchir aux manières d'être juristes, et ici à l'identité professionnelle du greffier, de même que Nathalie Heinich a pu analyser les

169Erwin Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.

170Yves Dezalay, « Juristes purs et marchands de droit. Division du travail de domination symbolique et

manière d'être pour saisir l'identité d'écrivain171, se donne à voir très concrètement dans une

multiplicité d'affrontements, le plus souvent feutrés, par exemple autour de la rédaction des jugements. Formellement, celle-ci est l'oeuvre des conseillers eux-mêmes, qui doivent

motiver leurs décisions et le font avec plus ou moins de précision172. Or, les greffiers sont

souvent très critiques à l'endroit des capacités de rédaction des conseillers ; dans les entretiens, ce sont quasiment les catégories les plus classiques de l'entendement professoral qui sont utilisées, c'est-à-dire des « formes de pensée, d'expression et d'appréciation [qui] doivent leur logique spécifique au fait que, produite et reproduites par le système scolaire, elles sont le produit de la transformation que la logique spécifique du champ universitaire

impose aux formes qui organisent la pensée et l'expression de la classe dominante. »173 Ce

sont non seulement les problèmes d'orthographe et de grammaire qui sont mis en valeur, mais aussi les difficultés techniques de rédaction ou la non appropriation par les conseillers du fameux raisonnement juridique : « C'est vrai que c'est pas donné à tout le monde de rédiger

des jugements », « on leur demande si ce qui est tapé est bien conforme à ce qu'il sont voulu écrire, pour pas qu'il y ait de contresens ou qu'il y ait un problème », « c'est facile pour les greffiers de dire : il y a un problème dans le raisonnement juridique. ». Il ne s'agit pas de dire

que ces problèmes ne sont pas réels, et que les greffiers ne rencontrent pas au quotidien des difficultés dans le travail de rédaction des conseillers. Seul un travail d'observation des interactions quotidiennes entre les deux types d'acteurs permettrait de répondre à cette question. Il est cependant plus intéressant de montrer comment les greffiers prennent, dans leur situation professionnelle au sein du conseil, le rôle de professionnel du droit et participent à sortir symboliquement les conseillers prud'hommes du champ juridique, ou tout au moins à les positionner à la périphérie. Pour ce faire, ils usent des deux arguments classique du rejet du profane hors des juridictions : la compétence juridique et leur appartenance syndicale. Ces deux éléments éloignent les conseils de prud'hommes du « droit pur », concept à la fois théorique et pratique qui est au coeur du champ juridique et permet le travail d'inclusion et d'exclusion. Même si ces juridictions appartiennent formellement à l'ordre judiciaire, elles se retrouvent dans une position périphérique par rapport à la justice « normale » ; ce qui contribue largement au déficit de légitimité judiciaire des conseils et à leur position en porte- à-faux par rapport à la hiérarchie et aux professions judiciaires. Paradoxalement, la double appartenance des prud'hommes, à la fois au champ judiciaire et au champ syndical ne génère pas une plus grande légitimité, bien au contraire : chacune semble affaiblir l'autre et mettre les conseils dans une position peu confortable : ni institution sociale, ni institution juridique, les prud'hommes doivent trouver ailleurs leur force et leur autorité sociale. Ainsi peut-on comprendre la force des « valeurs prud'homales » qui, comme il y a deux siècles, structurent les discours sur l'institution autour de la conciliation, du respect et du dialogue. Peu importe que la réalité soit bien différente et que les conseillers se vivent tour à tour comme des syndicalistes ou comme des juristes : la force des prud'hommes tient sans doute à la persistance de cette idéologie.

2. Entre parité et conciliation : une dialectique résolue par le