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D’un point de vue historique, la création de jardins a mis en évidence la volonté de chaque société de créer des sites attrayants qui expriment son raffinement et son pouvoir (Clifford, 1970). Dans leur disposition, ceux-ci exhibaient et témoignaient de la diversité des cultures, des modèles esthétiques et des mœurs de la communauté qui les construisait. En dehors de leurs caractéristiques, ces parcs étaient (et sont toujours, du reste) une source importante de l’identité des villes auxquelles ils appartiennent et jouent un rôle dans la caractérisation des aires urbaines.

Ces créations, enrichissant la vie urbaine, se joignent au concept des jardins historiques. Nous avons vu plus haut que le parc public constitue un produit du XIXe

siècle qui s’est répandu dans le monde. Un siècle plus tard, il a été englobé par le concept de patrimoine. C’est-à-dire comme « l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir » (UNESCO).

En 1972, dans la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, la Conférence générale de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a classé le patrimoine culturel dans les trois catégories suivantes, dont la dernière concerne notamment le parc historique:

« les monuments: œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentale, éléments ou structures de caractère archéologique, inscriptions, grottes et groupes d'éléments, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

les ensembles: groupes de constructions isolées ou réunies, qui, en raison de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l'histoire, de l'art ou de la science,

les sites: œuvres de l'homme ou œuvres conjuguées de l'homme et de la nature, ainsi que les zones y compris les sites archéologiques qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthétique, ethnologique ou anthropologique »

(http://whc.unesco.org/fr/conventiontexte/. Consultation le 27 juillet 2011). En 1981, la Charte de Florence, le document normatif de référence en la matière, définit dans son premier article le jardin historique comme « une composition architecturale et végétale qui, du point de vue de l'histoire ou de l'art, présente un intérêt public. Comme tel, il est considéré comme un monument ». (ICOMOS, 1982). Plus particulièrement, les parcs historiques sont compris, dans les Orientations devant

31 guider la mise en œuvre de la Convention du Patrimoine Mondial, dans l’une des trois principales catégories de la définition du paysage culturel:

« Le plus facilement identifiable est le paysage clairement défini, conçu et créé intentionnellement par l'homme, ce qui comprend les paysages de jardins et de parcs créés pour des raisons esthétiques qui sont souvent (mais pas toujours) associés à des constructions ou des ensembles religieux; »12 (UNESCO, 1999).

C’est ainsi que la mise en contexte de la question patrimoniale dirige notre attention sur les acquis de la postmodernité, car elle a promu le retour historique et la valorisation de l’espace local. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, une nouvelle attitude envers le

passé a vu le jour. Comme résultat, un nouvel intérêt pour l’espace ancien est né. Il témoigne de la préoccupation contemporaine pour trouver une réponse à la crise de la modernité et tenter de réintroduire le sens après le règne de la rationalité fonctionnaliste se détournant de la pensée positiviste (Berque, 1995; Bourdin, 1996; Nys, 1999).

Parallèlement, l’intérêt grandissant pour le patrimoine des jardins a eu pour conséquences, ces dernières années, un renouvellement des recherches historiques (Mosser, 2002 ; Ponte, 2002, Schenker, 2003), ayant permis de les replacer dans le cadre d’une approche culturelle complexe alliant arts, sciences et techniques.

Depuis les années 1980, le concept de patrimoine est passé d’une définition essentiellement centrée sur l’aspect physique (œuvre, monument, site) à une autre, davantage investie par l’adhésion sociale (Choay, 1992; Beaudet, 2000; Drouin, 2005). La société établit, par l’intermédiaire du patrimoine, un rapport collectif et stable à son histoire à travers la reconnaissance de biens matériels délimités et choisis par des spécialistes (Bourdin, 1992). Désormais, en raison d’un processus d’élargissement (typologique, chronologique et spatial) et d’une participation sociale accrue, la définition de ce patrimoine est devenue imprécise et mouvante (Gravari-Barbas, 2002). L’élargissement de cette conscience historique nouvelle, traduit dans un cadre conceptuel étendu, est devenu inquiétant aux yeux de quelques chercheurs qui

12 Les autres deux catégories comprennent :

2) Le paysage essentiellement évolutif résulte d'une exigence à l'origine sociale, économique, administrative ou religieuse et a atteint sa forme actuelle par association et en réponse à son environnement naturel. Ces paysages reflètent ce processus évolutif dans leur forme et leur composition. Ils se subdivisent en deux catégories : a) un paysage relique (ou fossile); b) un paysage vivant

3) L'inscription des paysages culturels associatifs sur la Liste du patrimoine mondial se justifie par la force d'association des phénomènes religieux, artistiques ou culturels de l'élément naturel plutôt que par des traces culturelles matérielles, qui peuvent être insignifiantes ou même inexistantes.» (UNESCO, 1999).

32 annoncent l’éclatement du sens du patrimoine. D’une part, on craint l’augmentation matérielle du poids du passé dans le présent (Nora dans Nys, 1999), et d’autre part, on redoute les conséquences de ce processus qui surcharge les ressources de l’État et contraint l’aménagement du territoire, et cela, d’autant plus que la notion de patrimoine n’est pas donnée.

Selon Bourdin (1996), elle adopte différentes configurations selon les contextes, à partir d’un ensemble d’éléments largement partagés : « Un monument, souligne Riegl, c’est d’abord toute espèce de trace qui (nous) vient du passé » (dans Nys, 1999). Pour sa part, Choay considère cette expansion du champ patrimonial comme étant typologique, géographique et chronologique, en remarquant aussi la croissance exponentielle de ses publics (Choay, 1992). La multiplication de définitions spécifiques a débouché sur la disparition des repères, c’est-à-dire des critères conventionnels de démarche patrimoniale ou sur le succès d’une conception globale du « patrimoine en expansion ». Ces deux visions favorisent le développement de politiques vagues qui impliquent que tout soit susceptible de devenir patrimoine (Bourdin, 1996). Elles pourraient même entraîner la dissolution du patrimoine. D’où l’importance de réfléchir sur les objectifs de la politique du patrimoine afin d’écarter l’opportunisme politique ou les jeux d’influence qui comptent en retirer quelque profit (Beaudet, Ampleman et Guertin 1998).

Les années 1980 marquent le début d’un processus de patrimonialisation accélérée d’objets et d’événements auparavant banals. Cette propension au « tout patrimonial », qualifiée aussi d’engouement pour le patrimoine des dernières décennies (Di Meo, 2008) fut, dans un premier temps, accompagnée par la multiplication de désaccords entre les tenants d’une vision axée sur des monuments traditionnels et ceux défendant le « patrimoine concret » de la mémoire collective. Ce dernier s’est éloigné des paramètres classiques, faisant partie du patrimoine des objets ainsi que des événements le plus proches de chaque groupe à la recherche d’une identité (Neyret, 2004). Il n’est donc pas étonnant que les conflits entourant des critères de sélection, d’aménagement et d’utilisation du patrimoine se soient multipliés.

En fait, l’expérience dans le domaine patrimonial a montré que la nomination de « valeur patrimoniale » a souvent entraîné d’importantes difficultés pour le patrimoine lui-même et aussi pour ses anciens usagers. Par exemple, la hausse des valeurs

33 économiques des biens fait en sorte que les gens doivent déménager pour le bénéfice des spéculateurs; des mises en valeur qui ne respectent pas le caractère du site en créant de vraies scénographies; l’intensification démesurée de l’utilisation et la dégradation des lieux. Qui plus est, l’élargissement de la notion de patrimoine et la prolifération des objets patrimoniaux, ce que Neyret (2004) appelle « le tout patrimoine » ou l’explosion patrimoniale, risque d’entraîner une saturation.

Cette préoccupation pour la conservation du patrimoine, qui entraîne la participation des experts chargés de l’aménagement du corps patrimonial, associe ce même patrimoine à un produit. En ce sens, celui-ci se trouve dans le jeu de l’offre et de la demande. D'un côté se trouvent les architectes responsables de sa mise en valeur, les archéologues et les historiens; de l’autre, les usagers, ainsi que les habitants et les touristes. Le patrimoine engendre donc des intérêts multiples (Bourdin, 1992). Le maire et les élus voient notamment le patrimoine comme une attraction qui rend la localisation désirable dans le contexte d’une économie ouverte et concurrentielle entre les villes. Afin d’y parvenir, deux caractéristiques contradictoires s’imposent : avoir une valeur universelle reconnue par des codes et une spécificité qui fait la différence par rapport à d´autres lieux. L’inscription dans les systèmes de normes établies comme celles de l’UNESCO facilite une inclusion structurée. Par contre, la spécificité de chaque parc risque de s’effriter.

Plus que jamais, le patrimoine est le produit de divers acteurs (institutions, associations et citoyens), ayant des récits et des valeurs qui doivent composer avec des mémoires qui s’avèrent parfois parallèles, parfois convergentes. Ces visions, fréquemment divergentes, sont indissociables du processus de patrimonialisation, c'est-à-dire du débat déterminant ce qui doit être légué aux générations futures. Leur affrontement produit, du coup, une forme de visibilité et de légitimation ainsi que d’appropriation de l’espace urbain des différents groupes sociaux voulant déterminer ce qui est à conserver, à démolir ou à patrimonialiser13 (Veschambre, 2002).

Aujourd’hui, le patrimoine est désormais devenu le résultat d’un processus d’échanges entre différents acteurs pour en arriver à un compromis temporaire qui repose sur des valeurs qui appartiennent à notre modernité. Il ne s’agit pas que de l’histoire ou de la beauté. D’autres valeurs viennent s’y ajouter témoignant de relations plus

34 contemporaines avec le patrimoine. Une fois réunies, ces valeurs participent à la construction sociale du patrimoine.