• Aucun résultat trouvé

3. Un travail de recherche

3.2. Utilisation du savoir des marins

3.2.3. Le savoir vernaculaire marin

3.2.3.1. Dans les pages des journaux de bord

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, le journal de Claret de Fleurieu est un exemplaire idéal formé à partir de plusieurs journaux de bord et censé nous montrer la définition même d’un journal de qualité. Il est donc bon de noter quelles sont les attentes formulées dans ce journal.

Même si cela est fait de manière plus concise pour rendre la lecture de cet ouvrage plus agréable, le journal contient, sans grande surprise, de nombreuses données de navigation décrivant les vents, les courants et précisant les latitudes et longitudes de toutes les terres qui sont rencontrées sur le chemin233. Après cela, la curiosité zoologique est certainement mise en avant. Plusieurs

descriptions d’espèces y figurent et parfois même des descriptions d’une précision chirurgicale qui ne pourraient que ravir des naturalistes à leur lecture. Une des descriptions, dès la dixième page, analyse l’estomac d’un oiseau disséqué à bord.

A l’ouverture du corps, on a trouvé l’estomac formé par une membrane qui étoit entièrement vide; et le gésier, qui avoit six lignes de diamètre, sur un pouce quatre lignes

231 Burnett, Trying Leviathan, op. cit. p.95-144 232 Garnier, op. cit.p.69

233 Le voyage Marchand (1790-1792), reproduit le périple du voyage de Lapérouse de 1785, qui lui n’est jamais

revenu de son voyage. Le voyage consiste en un tour du monde en passant par le Chili, Hawai, l’Alaska, la Chine, les Philippines.. au départ de Brest.

de longueur, étoit rempli d’herbes dont on n’a pas pu distinguer la nature, mais qu’on présume des herbes marines : la membrane interne avoit au toucher, la rudesse de la langue d’un chat234.

Cette description pourrait ressembler au mot près à celles présentées dans les Histoires naturelles. Mais le vocabulaire et la dissection nous laisse penser qu’il s’agit ici d’une partie du journal de bord du chirurgien du navire, et certainement pas d’un marin ou même du capitaine Marchand. S’ensuit la description d’un autre oiseau couvrant en tout trois pages du journal. Quand Claret de Fleurieu cesse de citer pour ajouter ses commentaires il dit :

Le chirurgien Roblet n’a appliqué aucun nom aux deux oiseaux dont on vient de lire la description : il paroit que le premier est un Pétrel gris; et l’on ne peut guère douter que le second ne soit un Pétrel tacheté, vulgairement appelé le Damier : on sait que ce nom lui a été donné par les navigateurs, parce que le plumage dont le dessus de son corps est revêtu, représente en effet un damier235.

On voit donc ici une pratique que nous avons pu constater à de nombreuses reprises : les naturalistes veulent des descriptions, l’interprétation de celles-ci leur revient. Ces éléments présents dès les premières pages du journal et dont la description se veut détaillée et conséquente, prouvent que certains journaux ont vocation à renfermer des informations précises sur les spécimens zoologiques rencontrés. Ceux-ci ne s’arrêtent par ailleurs pas à la zoologie, car des descriptions que l’on pourrait nommer anachroniquement « anthropologiques » font également partie du récit.

A leur arrivée sur l’Ile de Santa Christina dans les Caraïbes, les voyageurs décrivent les « naturels » comme accueillants, ils décrivent leurs nourritures, leurs pirogues, quelques pratiques. Il est également intéressant de constater que ces témoignages permettent d’imaginer les changements apportés aux îles entre les différentes visites des Européens. Dans un commentaire, Claret de Fleurieu nous dit :

J’observe que ni le capitaine Cook, ni MM Forster, dans les Relations qu’ils nous ont données séparément de l’île de Santa Christina, ne font mention ni de cet enclos en murs de pierres ni de cette cérémonie de réception, rapportés par le capitaine Chantal : peut-

234 Charles Pierre Claret de Fleurieu et Charles-Pierre Claret, « Voyage autour du monde, pendant les années 1790,

1791, et 1792, par Etienne Marchand », Imprimerie de la République pour Bossange, vol. 1800, 1798.p.10

être l’édifice a-t-il été construit dans l’intervalle des dix-sept années qui se sont écoulées entre le voyage des Anglais et celui des Français236.

Ce commentaire suggère peut-être la lecture des différentes relations de voyage concernant cette zone géographique avant le départ. On sait que les voyageurs-naturalistes amenaient souvent avec eux les Histoires Naturelles ainsi que des relations de voyage. Colnett, cité à de nombreuses reprises par Lacépède pour son voyage autour du Cap Horn ne fait pas exception et puise à de nombreuses reprises dans des relations de voyage lui permettant de mieux se guider dans ces eaux difficiles.

Ce journal nous donne donc une idée assez précise des informations décrites à bord et de l’optique certaine de mener des observations précises afin de servir au mieux le monde de la science. Mais dans son chapitre sur le savoir vernaculaire des marins, Burnett entend « aller plus loin que le petit mais influent groupe de publications faites par les chirurgiens des baleiniers britanniques (Beale, Bennett, Dewhurst237) », qui écrivaient pour les naturalistes restant dans

leur cabinet, et s’intéresser plus largement au savoir des baleiniers eux-mêmes.

3.2.3.2. « What the Whalemen Knew »

Une première chose à souligner est que, d’après Graham Burnett, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, les baleiniers semblent lire les écrits des naturalistes. Ils savent par exemple, de leurs lectures, que les baleines sont des animaux au sang chaud238, s’ils appellent

leur proie « fish » il est probable qu’ils distinguaient la différence entre ces mammifères et des poissons. Ainsi si les naturalistes lisent les journaux de bord des baleiniers, ces lectures se croisent puisqu’ils se lisent mutuellement.

Burnett soutient qu’il existerait un réel souci d’observation des plantes et des animaux chez les baleiniers et cela peut se lire dans leurs journaux de bord239. Cet intérêt se traduit de diverses

manières, il cite notamment le cas de Dean C. Wright un marin originaire d’Avon qui, dans son journal de bord datant des années 1840, se lance dans une supposition sur la classe des Baleines à bosses, qui devrait, selon lui, se trouver entre la Baleine franche et le cachalot puisque la Baleine à bosses possède des caractéristiques de ces deux espèces240. S’aventurer dans un terrain

236Ibid., p.40

237 Burnett, Trying Leviathan, op. cit.p.108 238 Ibid.p.105

239 Ibid.p.110 240Ibid.. p.111

aussi complexe que celui de la classification prouve non seulement un intérêt de la part du marin mais également une certaine culture biologique pour être familier du système de classification des espèces.

Mais la preuve la plus probante du savoir que possédaient les baleiniers sur les cétacés à cette époque est les nombreux schémas de découpe des spécimens qui laissent deviner une certaine connaissance de l’anatomie par les baleiniers. Ces schémas montrent la zone à frapper pour atteindre plus mortellement l’animal ainsi que les zones les plus riches en graisse et les meilleurs moyens de découper la proie. Burnett ira même jusqu’à dire « It might even be suggested that something like a “physiology” attended this vernacular anatomy241 », laissant deviner la

précision des informations que l’on pouvait y trouver. Si Burnett étudie en majorité des journaux datant de la première moitié du dix-neuvième siècle, ces schémas anatomiques semblent avoir été initiés par le capitaine James Colnett dans A Voyage to the South Atlantic and round Cape Horn, publié en 1798242, cité par Lacépède à de nombreuses reprises. Même si ce schéma en

question n’a pas été repris au sein des illustrations de l’HNC, Lacépède a certainement bénéficié des nombreuses annotations qui bordent le dessin.

241 Ibid. p.118

Figure 18 : Schéma de découpe d’un Cachalot avec de nombreuses annotations que l’on peut trouver chez Colnett, A voyage to the South Atlantic an round Cape Horn into the Paciifc Ocean for the purpose of extending the specmaceti whale fisheries and other objects of commerce, 1798.

Ces quelques éléments nous permettent donc d’imaginer le contenu dont pouvaient disposer les naturalistes en parcourant les journaux de bord. Si nous essayons de tracer un éventuel lien “direct” entre Lacépède et le savoir vernaculaire marin, les journaux de bord semblent être le médium le plus probable de cette rencontre. Nous ne pouvons affirmer ni infirmer avec certitude que Lacépède ait fait l’usage de ces journaux, cependant, le déplacement du dépôt des cartes et journaux de bord à Paris en 1771 (dépôt rendu obligatoire par ordonnance royale), nous laisse imaginer que le naturaliste pouvait – géographiquement parlant – facilement avoir accès à ces sources243. Par exemple, il ne mentionne aucune correspondance du type de celle qu’il a pu avoir

avec Banks ou Jefferson avec un capitaine ou marin de navire baleinier. Il ne semble pas non plus qu’il soit allé interroger les marins sur leurs connaissances, à la manière dont a pu le faire Benjamin Franklin qui, tout en soulignant les difficultés qu’il a pu avoir à communiquer avec eux, cite tout autant les capitaines de Nantucket que les hommes de science dans ses recherches sur les tempêtes maritimes244. Dans un tout autre contexte nous pouvons citer l’exemple de

l’abolitionniste Thomas Clarkson qui interroge lui aussi les marins pour soutenir la cause antiesclavagiste auprès du gouvernement britannique dans les années 1790. Clarkson aurait interrogé des centaines de marins ayant, pour la plupart, assisté aux atrocités des traites esclavagistes. Dans une partie de son Essay on the Impolicy of the African Slave Trade, nous pouvons par ailleurs faire un lien entre les équipages des entreprises baleinières et celles des navires de traite245. Il nous dit que les navires de traite, malgré la promesse d’un salaire attractif

(il proposait, d’après Clarkson de payer aux marins trois mois de salaire en avance), ont plus de mal à fournir leurs bateaux d’un équipage que les bateaux au départ du Groenland ou des Antilles (régions alors très fréquentées par les navires baleiniers). Les marins préfèreraient alors les voyages plus de huit mois pour chasser les baleines pourtant féroces au péril de leur vie plutôt que de traverser l’Atlantique à bord de ces navires. Il s’agit donc de deux exemples pour le moins fameux d’hommes qui ont utilisé le savoir vernaculaire des marins pour les appliquer à leur cause. Ils nous permettent d’imaginer que Lacépède aurait pu bénéficier de bonnes informations en entreprenant des démarches similaires, mais le fait qu’il ne le mentionne pas nous laisse douter d’une telle entreprise...

243 François Regourd, « Capitale savante, capitale coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et

XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 2, 2008.p.142 244 Chaplin, op. cit.

Dans la prochaine partie nous verrons que le savoir vernaculaire des marins semble de plus en plus prévaloir aux yeux des naturalistes. Pour cela nous étudierons plusieurs exemples, sans pour autant reprendre le chapitre de Burnett que nous venons de décrire même si celui-ci, en décrivant le témoignage de baleiniers à la barre pour déterminer la taxonomie de la baleine en 1814, nous suggère d’ores et déjà l’importance de leur expertise à cette époque.