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2. Les sources imprimées et les correspondances

2.1. Un travail de composition

2.1.2. Les récits de voyage

2.1.2.4. Les marins font surface

Dans la partie précédente nous avons pu étudier la manière dont Lacépède utilise les informations qu’il lit dans ces publications ainsi que ce qu’il choisit d’omettre. Mais en lisant ces ouvrages, ce qui paraît assez limpide au lecteur, c’est la présence des marins, mentionnés par les différents auteurs à de nombreuses reprises alors qu’ils ne le sont guère par Lacépède.

77 Ibid.p.146 78 Ibid.P.146-7

Leur savoir ou leur aide est très perceptible dans ces différents ouvrages alors qu’il est beaucoup plus dissimulé dans l’Histoire naturelle des cétacées. Colnett par exemple semble porter grande attention à l’avis de son whaling master, l’écoutant sur les manœuvres à faire en cas d’intempéries ou sur les spécimens à prendre en chasse ou ceux qu’il vaut mieux laisser passer. Il porte donc en estime le navigateur au même titre que le baleinier. De la même manière, Martens, que nous n’avons pas étudié plus tôt car assez peu mentionné par le naturaliste, pour son Voyage to Spitsbergen, mentionne également un baleinier pour décrire les différentes couleurs des Baleines franches : « I understood one of our harpooniers that once caught a whale at Spitsbergen that was white all over79. » Les baleiniers font donc régulièrement surface dans

les pages de ces livres alors qu’ils semblent cantonnés presque exclusivement au passage sur la chasse chez le naturaliste.

Ainsi, si l’on compare un passage de l’Histoire naturelle des cétacées à l’Histoire des pêches des Hollandois, il est assez parlant de voir que Lacépède cite pratiquement mot pour mot le passage de De Reste … en enlevant les quelques mots qui mentionnent les pêcheurs!

“Au mois de février 1736, Anderson vit à Hambourg un narwal qui avoit remonté l’Elbe poussé, pour ainsi dire, par une marée très forte80.”

Et voici la citation d’Anderson que De Reste inclut dans sa traduction :

“Au mois de février 1736, j’eus occasion de voir un veritable Narwhal; il avoit été porté à Hambourg dans un bateau de pêcheur : ce poisson avoit remonté l’Elbe à la faveur d’une forte marée81 […]”

De la même manière il change parfois le vocabulaire utilisé pour mentionner ces hommes, si nous comparons une nouvelle fois ces deux ouvrages :

“Un marin hollandois et habile cité par Anderson, disséqua avec soin la tête d’un physale cylindrique pris aux environs du cap Nord82.”

Et chez Anderson :

79 Friedrich Martens Adam White, Isaac de La Peyrère Edward Pelham, A collection of documents on Spitzbergen

& Greenland: comprising a translation from F. Martens' Voyage to Spitzbergen, a translation from Isaac de La Peyrère's Histoire du Groenland, and God's power and providence in the preservation of eight men in Greenland nine moneths and twelve dayes, London, Hakluyt Society 1855.p. 109 (je n’ai pas trouvé l’édition du temps de

Lacépède mais les annotations en bas de page montrent que le texte n’a probablement pas été changé), édition originale Frédéric Martens, Friedrich Martens, vom Hamburg. Spitzbergische oder groenlandische Reise

Beschreibung gethan im Jahr 1671, G.Schultz, 1675.

80 Lacépède, Histoire naturelle des cétacées, op. cit.p.154 81 Reste, op. cit.p.189

“La description de l’intérieur de la tête de ce Cachalot est sur-tout remarquable, & il paroit que personne, avant cet habile pêcheur, n’avoit examiné la tête de Cachalot avec autant de précision, d’exactitude & et de précaution que lui83.”

Comment expliquer une telle pratique? Nommer un pêcheur un marin c’est, en quelque sorte, enlever un degré de précision sur l’individu à l’origine d’une telle action et cela aurait peut-être pour but de la rendre plus acceptable. Un pêcheur serait-il, dans les représentations contemporaines, moins éduqué qu’un marin? Ou moins à même de traduire une vérité scientifique aux yeux de Lacépède? Aucune étude, à ma connaissance, ne me permet de répondre plus précisément à ces questionnements, il est cependant intéressant de noter ce tour de passe-passe du naturaliste.

Peut-être ne faudrait-il pas surinterpréter ces occurrences qui, mises bout à bout, semblent traduire une intention certaine du naturaliste à épurer son ouvrage de ce type de savoir. La réalité est plus complexe que cela. Nous pouvons également supposer que, selon Lacépède, ces informations indiquant la provenance des sources ne sont pas primordiales pour la compréhension de l’histoire naturelle de cette espèce. Cependant, ce simple travail de lecture nous permet de faire apparaître assez aisément ces acteurs dont nous soupçonnions la contribution à l’ouvrage de Lacépède mais qui semblent absents de celui-ci. Neil Safier appelle cela des “pratiques d’effacement” qui seraient induites par les flux massifs d’espèces végétales, animales et minérales arrivant des quatre coins du globe dans les centres de contrôle européens accompagnées de leurs amples descriptions. Elles subiraient au cours des différentes étapes des « réductions » avant d’atteindre leur état le plus épuré au sein des versions publiées84.

L’étude de ces différents ouvrages nous aura donc permis à la fois de saisir la diversité de la littérature – scientifique ou moins – disponible au naturaliste et la manière dont Lacépède traitait les informations qu’il en tirait. Enfin, ce survol des sources publiées nous permet d’affirmer une de nos hypothèses : si les baleiniers ne semblent pas très visibles chez Lacépède, ils le sont beaucoup plus chez d’autres auteurs qu’il a consultés. Le savoir vernaculaire des marins prend alors une place dans l’Histoire naturelle des cétacées, mais cette présence est comme fantomatique, car le comte en aura supprimé la plupart des traces que seule la lecture de ses sources permet de restituer.

83 Reste, op. cit.p.158

84 Neil Safier, Measuring the new world: Enlightenment science and South America, University of Chicago Press,

Suffit-il d’être un lecteur assidu pour composer une histoire naturelle? Il semblerait que non. Si la liste bibliographique de Lacépède est assez longue, il dispose également d’autres outils pour attirer des informations sur les espèces. Lacépède n’est pas un auteur isolé qui fréquente communément une bibliothèque, il fait partie d’une institution influente dans le monde des sciences, dont l’autorité ne fait que croître au dix-huitième siècle. Voilà une ressource à exploiter pour mieux comprendre les méthodes de travail du naturaliste.