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Les illustrations dans les ouvrages d’histoire naturelle et leur rôle auprès des naturalistes

2. Les sources imprimées et les correspondances

2.3. L’illustration zoologique de l’Histoire naturelle des cétacées

2.3.1. Les illustrations dans les ouvrages d’histoire naturelle et leur rôle auprès des naturalistes

Au dix-huitième siècle, l’illustration devient un aspect incontournable des histoires naturelles imprimées. Autrefois rare car démesurément couteuse, elle devient indispensable au siècle des grands inventaires, outil essentiel de celui qui veut classer le vivant. Elle reflète tout en renforçant l’« épistémologie visuelle » de l’histoire naturelle, si éloquemment mise en évidence au sein de l’empire botanisant de l’Espagne étudié récemment par Daniela Bleichmar146 . En

1684, John Ray (1627-1705) écrit, à ce propos, à Sir Tancred Robinson (1657/8-1748) se plaignant du surcoût des gravures que de « regarder une histoire des plantes sans illustrations

144 Lacépède, Histoire naturelle des cétacées, op. cit.p.198

145 Nullement enclin à se limiter aux cétacés, Lacépède publiera aussi, dans les Annales du Muséum National

d'Histoire Naturelle, op. cit. IV (p.184-211, 1804) un “Mémoire sur plusieurs animaux de la Nouvelle-Hollande

dont la description n’a pas encore été publiée”. Dans cet article, aucun cétacé en effet, mais des tortues, des serpents et des poissons, étudiés à partir de spécimens et des « dessins et descriptions de feu le naturaliste Levilain, envoyés par le capitaine Baudin » (ibid., p. 206).

146 Daniela Bleichmar, Visible empire: botanical expeditions and visual culture in the Hispanic Enlightenment,

c’est comme regarder un livre de géographie sans cartes147 ». Leur rôle au sein de ces ouvrages

est divers : elles servent autant à rendre l’identification des espèces végétales ou animales plus aisée que d’illustrer le contenu des collections des fameux cabinets de curiosités (à l’image du catalogue produit par le collectionneur Albertus Seba [1665-1736]) ou même d’immortaliser l’aspect des spécimens, on pense notamment à la couleur – particulièrement des holotypes – ou à la forme générale148). L’image se veut ainsi utilisée tel un substitut, elle représente notamment

un gain de temps pour le naturaliste qui ne doit plus se déplacer dans des cabinets pour observer les espèces mais peut éventuellement consulter des ouvrages illustrés dans des bibliothèques. Ainsi Dom Fleurand, du prieuré de Flavigny, écrit une lettre au comte de Lacépède en juin 1789 pour lui signaler son désir d’écrire un traité d’ichtyologie sur les poissons de Lorraine. Pour cela il consulte les illustrations de différents ouvrages, notamment l’Encyclopédie méthodique dont il juge la gravure « excellente, mais cependant les poissons peu reconnoissables ; on diroit qu’on en a tiré les dessins d’après des sujets morts 149», avant d’ajouter plus loin, « j’ai lu dernièrement

une partie de votre excellent ouvrage sur les quadrupèdes ovipares, mais j’en ai parcouru le reste, faute de tems, car j’y prenois le plus sensible plaisir; je n’ai pu le rencontrer que dans la bibliothèque publique de Nancy ». Lettre qui met en lumière l’usage de tels ouvrages pour le naturaliste averti ou amateur, qui peut en utiliser l’image pour identifier ou comparer des spécimens. Le trajet de Flavigny à Nancy se trouvant être de plus de 250 km, cette lettre explicite également la pratique de se déplacer dans une bibliothèque pour consulter de tels répertoires150.

Ces livres font également partie de ceux embarqués par les voyageurs, qu’ils soient naturalistes ou non – car c’est notamment la « nature étrangère » que l’on cherche après tout à domestiquer151. Parmi ces publications, on retrouve les ouvrages théoriques (majoritairement

celui de Linné à cette époque) ou des inventaires illustrés de faune et flore de la région. Par exemple Colnett, embarqué dans un voyage de reconnaissance à la demande de l’Amirauté de Sa Majesté britannique dans le but de faciliter l’entreprise de chasse à la baleine dans l’Atlantique Sud, écrit dans la préface de son récit de voyage :

147 Valérie Chansigaud, Histoire de l'illustration naturaliste, Delachaux et Niestlé, 2009. p.51-52 148 Ibid.

149 Lettre de Dom Fleurant à Lacépède datée du 25 Juin 1789, archives du Muséum d’histoire naturelle de Paris,

MS 346.

150 Les illustrations de l’Histoire naturelle des cétacées serviront à leur tour à cette fin. ConstantineRafinesque

(1783-1840), par exemple, historien naturel résidant alors en Sicile, utilisera l’ouvrage de Lacépède et notamment ses illustrations pour déterminer une nouvelle espèce de baleine. Neal Woodman et James G Mead, « Rafinesque's Sicilian whale, Balena gastrytis », Archives of natural history, vol. 44, no 2, 2017.

I also purchased the various voyages of former navigators, and such books on the subjects of natural history, as might assist me in my pursuits, and enable me to furnish instruction in those branches of science connected with my own; and which remote navigation might tend to advance152.

Ces livres ne sont donc pas destinés aux seuls naturalistes de cabinet, mais sont également amenés à voyager sur les bateaux pour instruire voyageurs et marins – dans l’espoir d’identifier ainsi les espèces encore inconnues de la communauté occidentale des naturalistes153.

Si Valérie Chansigaud théorise (après Linné) une « hiérarchie des objets dans la construction du savoir », schéma superposant trois niveaux d’importance : « les spécimens valent mieux que les images qui, elles-mêmes, sont supérieures aux descriptions 154», ce classement s’avère souvent

difficile à respecter dans les faits. Daniela Bleichmar fait observer que la dégradation des plantes pressées ou même vivantes lors des voyages océaniques conduit des naturalistes espagnols à considérer une image bien rendue plus réaliste qu’un spécimen même bien conservé155. Nous

avons vu que Cuvier, lors des préparatifs du voyage de Baudin se montre un inconditionnel des spécimens. Il écrit :

Les dessins qui se trouvent dans les voyages modernes, quoique faits sur les lieux, se ressentent plus ou moins de règles et des proportions que le dessinateur avait apprises dans les écoles d’Europe, et qu’il n’en est presque aucun sur lequel le naturaliste puisse assez compter pour en faire la base de recherches antérieures156.

Or, ce même Cuvier mise davantage sur les dessins lorsqu’il fait appel au public pour se documenter en matière d’ossements fossiles157.

À la chasse d’une proie scientifique qui, marine et mobile, échappe à son observation, Lacépède se montre friand d’images de baleines – ce qui ne l’empêche pas de s’en passer à l’occasion pour appuyer des attributions sur la base des seuls témoignages d’autrui. Comme Buffon, il peut

152 A voyage to the South Atlantic sea, James Colnett p.xiii

153 Daniela Bleichmar, Visible Empire Bleichmar, op. cit., p. 8-9, 12, 54-55. 154 Chansigaud, op. cit.p.82

155 Bleichmar, op. cit., p. 60-64.

156 Cuvier cité par Bourguet, op. cit. P.177

157 Martin Rudwick, « Recherches sur les ossements fossiles: George Cuvier et la collecte d'alliés internationaux »,

se le permettre : sa notoriété au sein de son institution et de la communauté des savants lui permet de nommer des espèces sans posséder de preuves très probantes158.