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Sandales vs. chaussures de randonnée ?

L’assimilation du pèlerinage avec le tourisme n’est pas du goût de tous les chercheurs. L’Equipe MIT donne ainsi du tourisme la définition suivante : « système d’acteurs, de pratiques et de lieux qui a pour finalité de permettre aux individus de se déplacer pour leur récréation hors de leurs lieux de vie habituels afin d’aller habiter temporairement d’autres lieux » (Knafou, 2003 : 931). L’élément clé de cette définition est la notion de « récréation » que R. Knafou affine ensuite en parlant de « recréation ». Elle consiste pour lui dans « l’ensemble de pratiques de rupture vis-à-vis des pratiques routinières, aboutissant à un relâchement plus ou moins contrôlé de l’auto-contention des émotions » (Equipe MIT, 2005 : 341). Dans cette conception, les rites religieux, imposant une certaine discipline, seraient exclus des pratiques recréatives. Pourtant, il est indéniable que ces rites peuvent être sources d’émotions. En outre, ceux accomplis dans les sanctuaires, où le pèlerin ne se rend qu’occasionnellement, ne font pas à proprement parler des pratiques du quotidien. Si l’on se fie à cette définition tranchée néanmoins, la distinction serait très facile à opérer entre pèlerins et touristes, par la simple observation. Au premier abord, elle paraît même évidente, comme le montre la figure 1 :

Dans le cas mexicain (figure 1A) : ce pèlerin mexicain absorbé dans l’accomplissement d’une pratique rituelle traditionnelle (avancer à genoux), complètement insensible à ce qui l’entoure, contraste fortement avec le groupe de touristes accompagnés d’un guide, équipés de tout l’attirail du touriste et très occupés à filmer et prendre des photographies du lieu.

Dans le cas français (figure 1B), la différence est un peu moins nette : la tenue vestimentaire de la personne devant la Grotte pourrait laisser penser à une touriste mais elle est complétée par certains signes distinctifs du pèlerin : foulard du diocèse (qu’on retrouve sur le cierge) et badge. Cette personne est de plus en passe d’accomplir une pratique rituelle : le dépôt d’un cierge auprès de la Grotte. Le contraste avec le visiteur du Mont-Saint-Michel, oreille collée à l’audio guide et son voisin qui prend une photographie du chœur de la basilique, totalement insensible aux personnes qui l’entourent (et au panneau stipulant qu’il est interdit de prendre des photographie) n’est pas aussi marqué qu’au Mexique.

Figure 1 : Pèlerins et touristes dans les sanctuaires mexicain et français

Ces photographies nous montrent néanmoins que pèlerins et touristes sont parfois très faciles à distinguer grâce à :

• des pratiques rituelles religieuses : avancer à genoux, poser un cierge, être dans une attitude de prière, toucher la roche, les pierres, une statue, des reliques, réciter un chapelet…

• des pratiques rituelles « profanes » : photographie des topoï (lieux ou rituels des pèlerins) • des signes distinctifs : foulard, T-shirt, chapeau ou autre accessoire où est imprimé l’origine

et le nom du groupe de pèlerinage / tenue sportive, sac à dos, appareil photo en bandoulière pour les touristes.

Distinguer touristes et pèlerins semble ainsi être un jeu d’enfants : il y aurait d’un côté ceux pour qui la visite au sanctuaire est une affaire sérieuse (les pèlerins) et ceux qui viennent par curiosité, sans attention particulière aux règles et aux rituels propres aux lieux (les touristes).

Des visiteurs transformistes

Pourtant, les pratiques des visiteurs des sanctuaires sont souvent loin d’être aussi transparentes et, serait-on tenté de dire, « caricaturales ». C’est au contraire le mélange des genres qui prévaut, comme l’étude de quelques exemples concret tend à le montrer.

Figure 2 : Des pratiques hybrides dans les sanctuaires

(Source : Chevrier, M.-H., 2011 à 2014)

La figure 2a permet d’observer, dans le cas mexicain du sanctuaire de Guadalupe des pèlerins venus à pied depuis la ville de Toluca (Etat de Mexico, à 60 km de la capitale). Une fois arrivés dans le sanctuaire, ils s’installent. Le lieu devient alors campement et l’on voit s’accomplir tous les gestes du quotidien, exactement comme on le verrait dans un camping. La figure 2b quant à elle représente un des 3 ou 4 stands similaires qui existent dans le sanctuaire. Ceux-ci rassemblent à peu près tous les topoï mexicains (Vierge, drapeau, sombreros, ânes, tissus colorés, fleurs). Beaucoup de personnes, touristes comme pèlerins s’y font photographier.

Ce mélange des pratiques sacrées et profanes se retrouve dans les sanctuaires européens avec autant, si ce n’est plus, de force. La figure 1c expose le cas de l’église paroissiale du Mont-Saint-

Michel. Les visiteurs photographiés sont venus au Mont comme touristes. Pourtant, le couple, au premier plan, est en train de déposer une bougie avec recueillement. L’homme a enlevé son chapeau dénotant ainsi une certaine familiarité avec les règles en vigueur dans un lieu sacré. Dans cette église, le nombre de bougies déposées quotidiennement est bien supérieur au nombre de pèlerins « déclarés ». Il faut vider les plateaux plusieurs fois par jour pour faire de la place. Beaucoup de visiteurs font la démarche de manière visiblement recueillie. Dans d’autres cas, elle est faite par mimétisme. Cela est par exemple assez clair dans le cas des touristes japonais qui, voyant les autres visiteurs poser une bougie, veulent faire de même par mimétisme démontrant par d’autres pratiques qu’ils n’ont pas clairement conscience de la portée religieuse de leur geste (franchir le cordon limitant l’accès au chœur pour s’installer sur le siège du prêtre et s’y faire photographier par exemple). Le but est alors de faire l’expérience des pratiques rituelles.

Ces différents cas sont révélateurs de l’hybridation des pratiques à l’œuvre dans les sanctuaires : des pèlerins deviennent touristes un instant tandis que des touristes deviennent pèlerins. Dans ces circonstances, l’observation n’est plus suffisante pour distinguer pèlerins et touristes. Il faut pouvoir saisir leurs motivations profondes.

Une classification nécessairement mouvante

Les frontières entre touristes et pèlerins sont extrêmement poreuses. Il convient dès lors de ne pas les figer dans des catégories mais d’établir une classification mouvante. Certes, pèlerins et touristes sont des catégories valides, mais aux contours flous. Valene Smith (1992 : 4) en a donné la représentation graphique suivante :

Figure 3 : Les oscillations des visiteurs entre pèlerinage et tourisme (Source : Auteur d’après V. Smith)

Aux deux extrémités de l’axe se trouvent d’une part le pèlerin qui vient pour accomplir un vœu ou demander une faveur, dont les pratiques rituelles sont très marquées et qui manifeste peu d’intérêt pour ce qui n’est pas religieux ; d’autre part le touriste qui lui est intéressé par les lieux et les traditions, vient visiter les monuments mais aussi observer les pèlerins. Une troisième catégorie s’individualise assez nettement : celle des « touristes religieux » qui viennent à la fois pour des questions de foi et de culture (viennent par exemple à la Messe au sanctuaire et en profitent pour visiter les lieux). Ces trois catégories correspondent à trois types de pratiques : le pèlerinage, le tourisme et le tourisme religieux.

La difficulté réside dans le fait qu’il existe des flous entre ces trois catégories : dans certains cas, même si le visiteur fait un peu de tourisme, il est principalement dans le lieu en tant que pèlerin.

Dans d’autres cas, c’est l’inverse. Pour clarifier les marges (b) pèlerin > touriste / d) touriste > pèlerin), il faut faire entrer en ligne de compte la familiarité : plus un visiteur est familier avec les lieux, plus il se concentre sur sa démarche de pèlerinage.

Représenter ces différentes catégories sur un axe plutôt que dans une grille permet de montrer qu’un visiteur peut passer d’une catégorie à l’autre au cours d’une même visite. De plus, cet axe est à double-sens montrant bien qu’un touriste peut devenir pèlerin (secret espoir des recteurs de sanctuaires) mais aussi qu’un pèlerin peut devenir touriste (secret espoir des professionnels du tourisme).

Cela se double du fait que les sanctuaires sont des lieux soumis à des acteurs appartenant à deux sphères différentes ayant chacune leur propre discours : celle du sacré et celle du profane. Sacré et profane peuvent ainsi être placés sur cet axe. Ils s’appliquent à la fois à la valeur attribuée à l’espace par les visiteurs, aux pratiques spatiales des ces derniers et aux acteurs qui organisent et supervisent tel ou tel aspect du lieu et des pratiques.

Ces difficultés de classification tiennent à deux mouvements conjoints : la généralisation et la massification du tourisme d’une part et la sécularisation d’autre part. Dans les sociétés occidentales, le tourisme est devenu un acte banal. Il faut donc augmenter et renouveler sans cesse l’offre. Tout ce qui est susceptible d’attirer l’attention des visiteurs est alors mis en tourisme. Le mystère et « l’authenticité » notamment, remportent les faveurs des visiteurs. Or, quoi de plus authentique et mystérieux que de voir des croyants accomplir des pratiques rituelles ? La sécularisation joue alors, dans cette mise en tourisme, un rôle non-négligeable : en effet, la religion rentre dans la sphère de l’intime et se fait de moins en moins présente dans l’espace du quotidien. Les sanctuaires deviennent alors des sortes de conservatoires. De plus, la connaissance du religieux diminue peu à peu dans la société. La religion devient davantage objet de mystère, suscitant ainsi une curiosité renouvelée.

Le flou des catégories et le fait qu’un visiteur puisse passer d’un statut à l’autre au cours du temps qu’il passe au sanctuaire incitent à étudier tourisme et pèlerinage sous un autre angle : les visiteurs de sanctuaires seraient-ils impossibles à cerner car appartenant à des catégories différentes ? Dans ce cas, comment comparer plusieurs lieux entre eux ? Il faut s’attacher à construire une grille d’analyse qui permettrait de comparer efficacement les visiteurs de tous les sanctuaires. Certes, nous l’avons vu, l’habit ne fait pas le moine mais rien n’empêche de tenter d’établir le patron d’un nouvel uniforme.