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Principes méthodologiques du shadowing et technique retenue

Relevant des méthodologies qualitatives, la méthode du shadowing est définie comme S. MacDonald comme suit : « a research technique which involves a researcher closely following a member of an organisation over an extended period of time9». Le chercheur s’intéresse aux rôles des individus dans l’entreprise en leur posant des questions à des fins de clarification ou d’accès à la signification. Le shadowing a pour principal avantage de décrire les activités, les interactions de la personne dans son organisation en se détachant du regard qu’elle-même pourrait y porter lors d’un recueil par un entretien.

La technique de shadowing se rapproche de la méthode du « go-along » mise en oeuvre par M. Kusenbach10 qui repose sur une observation directe participante, avec accord et interaction avec la personne sous la forme de verbalisations durant l’activité pour recueillir des informations sur son expérience pratique et émotionnelle. Elle rejoint en cela la méthode du parcours commenté basée sur « la dimension réflexive des acteurs humains 11» pour accéder au sens des activités.

Parmi les principaux usages du shadowing, l’un d’entre eux a retenu notre attention, il s’agit du

6 COCHOY, CALVIGNAC, Mort de l’acteur, vie des clusters ? Leçons d’une pratique sociale très

ordinaire, Réseaux 2013/6 (n° 182), p.92.

7 COCHOY, op. cit., p.86.

8 CONORD, JONAS, Visite muséale et pratiques photographiques. L’exemple du musée Rodin à

Paris, in Mouseion, n°13, sept-déc 2012, p.27-51.

9 MACDONALD, Studying actions in context : A qualitative shadowing method for organizational

research, Qualitative Research, 5(4), 2005, p.463.

10 KUSENBACH, Street phenomenology. The go-along as ethnographic research tool, Ethnogra- phy, vol.4 (3), 2003, p.455-485.

11 THIBAUD, « La méthode des parcours commentés », in Grosjean M., Thibaud J.P.(dir.), L’espace

urbain en méthodes, Marseille, 2001, p.99.

shadowing « comme moyen d’enregistrer les comportements 12». En effet, cette technique permet d’« enregistrer les comportements observables d’après une série de catégories préalablement établies. Dans ce cas, le shadowing sert à noter, de manière précise et impartiale, la conduite du participant 13» et consigner les différents aspects de l’activité permet son objectivation dans une perspective quantitative. Par ailleurs, le shadowing est particulièrement apte à saisir l’action en situation notamment en situation de mobilité tel que le rappelle B. Czarniawska à propos de l’étude de D. Miller sur les activités de shopping en soulignant la spécificité du shadowing : « His aim was not to describe ‘the ways of life’, but ‘the nature of shopping’, a phenomenon situated in time and place14».

Considérations éthiques autour du « covert shadowing »

Shadowing en « covert research »

Le shadowing tel qu’il a été utilisé dans notre recherche s’inscrit dans une perspective de « covert research » ou « recherche sous couverture » consistant à mener une observation « cachée » dans le but de ne pas être identifié par les couples de touristes durant ce que l’on peut appeler une « filature ». On parlera alors de « covert shadowing » dont l’avantage est de préserver l’écologie de la situation en n’intervenant pas dans le cours d’action. Cette préoccupation est au cœur du shadowing où la place du chercheur en tant qu’ « observateur non-participant présuppose que sa présence et ses actions ont peu d’influence sur l’objet et les sujets de sa recherche 15». La relation entre le chercheur et l’objet étudié prend la forme d’une « ombre transparente » en réalisant une sorte de « filature ».

A l’image des autres méthodologies d’observation, ce que l’on peut objecter au « covert shadowing » est le fait que cette méthode exclut l’intersubjectivité. Cette technique de shadowing est donc différente de celle utilisée par B. Czarniawska en ne recourant pas à l’ « observation mutuelle »16 entre l’observateur et l’observé au travers d’un « duo ». En cela, elle prive l’accès à la signification de l’activité réalisée17. Le « covert shadowing » soulève aussi des questions éthiques propres au covert research relatives à la possible tromperie et instrumentalisation des enquêtés18. Cependant, en restant à distance et en ne développant pas d’interactions, cette technique ne manipule pas l’individu et préserve l’authenticité du cours d’action en ne le soumettant nullement à un quelconque protocole expérimental. De surcroît, pour une observation de la mobilité située

12 VASQUEZ, Devenir l’ombre de soi-même et de l’autre. Réflexions sur le shadowing pour suivre

à la trace le travail d’organisation, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comporte-

ments organisationnels 2013/Supplément (HS), p.84

13 GROLEAU, Dis-moi ce que tu écris je te dirai qui tu es. Matérialisation et visibilité du travail

de recherche dans la pratique du shadowing, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des

comportements organisationnels 2013/Supplément (HS), p. 91-107.

14 CZARNIAWSKA, « Observation on the move : shadowing », In CZARNIAWSKA, Social Sci-

ence Research, From field to desk, chap.5, 2014, p.51.

15 VASQUEZ, op. cit., p.84.

16 CZARNIAWSKA, Observation on the move : shadowing, op.cit., p.54. 17 Ibid., p.47.

18 VAN AMSTEL, « The ethics and arguments surrounding covert research », in VAN AMSTEL et ali. Academic Integrity, Cosmos Social, Vol. 4, N°1 (2013), p.21-26.

sur l’espace public dont la perspective temporelle de recueil est relativement courte, le « covert shadowing » s’avère pertinent.

La visibilité du travail de recherche dans l’espace public

Dans l’observation via le shadowing, la prise de note occupe une part importante de l’activité du chercheur. Si cette visibilité est négociée dans les études des organisations des entreprises, il en va autrement s’agissant d’observer des passants dans la rue où les outils de recherche doivent être dissimulés. Cette méthode peut attirer l’attention sur le chercheur et créer des tensions si la distance s’amenuise ou que les protagonistes se croisent à plusieurs reprises. L’enjeu pour l’observateur est de se fondre dans l’espace en arborant certains comportements et attributs du touriste, de sorte à renvoyer à autrui une image de symétrie. Ainsi le port et l’usage d’un appareil photo ou d’un smartphone, de même qu’effectuer les observations en binôme contribuent à mettre en place « une couverture » durant l’observation. Mais aussi, l’observateur doit posséder une bonne connaissance du terrain d’étude pour anticiper le parcours des observés. Suivre un couple de visiteurs durant une demie heure sans se faire remarquer impose une attitude de discrétion et l’adoption d’« une bonne distance ».

Prise de photographies et respect de la vie privée

L’usage de la photographie dans les recherches scientifiques soulève aujourd’hui des implications nouvelles. Prendre en photographie des personnes dans l’espace public pose la question du droit à l’image tel que le précise l’article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Si l’acte de photographier dans l’espace public ne peut être interdit, le droit à l’image de la personne intervient au moment de publier celle-ci. Recourir à la prise de photographies implique trois précautions : se situer dans un espace public, l’absence de cadrage restrictif, ne pas porter atteinte à la vie privée19. Depuis 2008, pour interdire la publication d’une image, la personne concernée doit prouver effectivement que la diffusion de l’image lui porte préjudice. La non identification de la personne sur l’image est déterminante et réside dans le fait que celle- ci soit floue sur l’image, de dos ou fondue dans la foule. Plus encore, il ne doit pas s’agir d’une image pouvant porter atteinte à la dignité de la personne. La diffusion commerciale de l’image nécessite obligatoirement une autorisation écrite de la personne. Aussi, le principe de base en matière de photographie est le respect de la bienséance dans les situations comme le rappelle B.Czarniawska à propos du shadowing20.

A la lumière de ces considérations, nous définissons la technique du shadowing telle qu’elle a été mise en œuvre comme une observation directe non participante sans se signaler à la personne et sans son accord, sans interaction avec celle-ci, avec prise de note sur le vif ou non et le recueil ou non d’autres sources de données (photo, vidéo)21.

19 GAME, Quelles autorisations pour l’utilisation d’une photographie ?, Ethnologie française, 2007/1 (Vol. 37), p.88.

20 CZARNIAWSKA, Shadowing: and other techniques for doing fieldwork in modern societies, Malmö, Copenhagen Business School Press, 2007, p.118.

21 BREMBECK, HANSSON, LALANNE, VAYRE, Life phases, mobility and consumption. An eth-

nography of shopping routes, Ashgate, Farnham, 2015.

Protocole d’observation et d’analyses

Le protocole d’observation élaboré a permis, entre octobre et décembre 2014, le suivi à distance de 300 couples de visiteurs sortant de la cathédrale Sainte Cécile sur leur parcours durant 30 minutes qui suivaient. Le choix de prendre comme unité d’analyse les couples de visiteurs s’appuie sur les constatations réalisées par l’office du tourisme d’Albi qui relevait qu’en 2012 « le type de visiteur le plus représenté est le couple avec 49% des visiteurs 22». Pour mener à bien ce recueil de terrain en utilisant le shadowing, des binômes d’enquêteurs23 ont été formés afin de suivre chaque couple. Ils disposaient d’une grille d’observation divisée en six périodes de 5 minutes (cf. illustration 1) pour renseigner les points préétablis et consigner des notes de terrain et avaient pour obligation de prendre des photographies au moins toutes les 5 minutes.

Figure 1 : Photographies prises durant la séquence de suivi des touristes et activité de shadowing (Source : Lalanne, 2014)

La méthode du shadowing comme outil de recueil s’inscrit dans un double perspective. D’abord, dans le cadre d’une sociologie visuelle où « l’image doit être traitée comme une donnée et comme un medium pour présenter une recherche »24, le corpus photographique ainsi recueilli permet de réexaminer le matériau durant l’analyse de sorte à pouvoir « recompter plusieurs fois, contre vérifier les observations 25». Ensuite, elle permet de mener une « observation quantitative » consistant à une « massification des observations et leur mise en statistiques 26» sur des objets qui peuvent être l’apparence et les équipements des touristes.

22 OFFICE DU TOURISME D’ALBI, « Comportement de la clientèle touristique à Albi », 2013.

http://www.albi-tourisme.fr/fr/comportement-de-la-clientele-touristique-a-albi.html

23 La participation de la promotion des étudiants 2014-2015 de Licence 3 de sociologie du Centre Universitaire Jean François Champollion d’Albi a été essentielle à ce recueil massif d’observations pour cette recherche, nous tenions à les en remercier vivement.

24 LA ROCCA, Introduction à la sociologie visuelle, Société, n°95, 2007/1, p.38.

25 FILION, Compter le réel. Réflexions autour de l’observation quantitative, Terrains & travaux 2011/2 (n° 19), 2011, p.44.

Pour mener ce recueil de données qualitatives et procéder à un traitement quantitatif, différentes caractéristiques des touristes et de leur activités ont été identifiées dans le souci d’éviter d’avoir à gérer « une trop grande quantité de données, souvent disparates et fragmentées qui résulte de l’usage du shadowing 27». Pour ce faire, il a été mis en place un « observiaire » défini comme « une grille d’observation qui présente tous les attributs formels d’un questionnaire 28». Chaque élément de l’observiaire a donné lieu à la création d’une variable sur un logiciel de traitement statistique puis les données pour chaque couple ont été saisies.

D’une définition générale du touriste à l’identification de pratiques