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L’opposition monstre-héros comme opposition entre identité et altérité : influence sur la perception de soi, sur la

Présentation du corpus de sources

2. L’opposition monstre-héros comme opposition entre identité et altérité : influence sur la perception de soi, sur la

perception des autres

Il sera désormais question d’analyser ce parallèle établi entre monstruosité et altérité afin de comprendre en quoi les récits mythiques, et tout particulièrement les mythes relatant les affrontements entre montres et héros, donnent à voir certains éléments quant à la construction identitaire culturelle de chacun des deux ensembles mythologiques étudiés. Pour ce faire, il sera dans un premier temps nécessaire de mobiliser les ressources historiographiques et méthodologiques qui permettent de travailler les questions d’identité au sein des études en histoire ancienne, après quoi il sera pertinent d’établir les schémas de cette construction pour l’espace proche-oriental, puis pour la Grèce antique. Cette analyse sera par la suite complétée d’une étude des oppositions spécifiques à chacune des deux aires culturelles mobilisées ici, ce qui entrainera ensuite une réflexion sur les témoignages apportés par les sources antiques quant à la question de sa propre identité culturelle et sur les considérations concernant l’altérité.

.2.1. Construction de l’identité culturelle des sociétés antiques

.2.1.1. Méthodologie synthétique sur la question de la construction identitaire

Il convient en effet de déterminer tout d’abord comment l’identité culturelle des sociétés antiques se construit avant d’analyser plus en détails les oppositions spécifiques aux mythes concernant les affrontements opposant le monstre à la figure héroïque. L’identité culturelle est une notion complexe à définir dans le cadre de l’étude des sociétés antiques puisque ces dernières ne semblent pas se définir selon ce prisme au sein des sources.

Cependant, certains indicateurs témoignent d’une différenciation entre l’altérité et la communauté de référence, et c’est en cela qu’il est possible d’établir un schéma de la construction identitaire culturelle pour ces civilisations.

L’identité serait à voir comme une « dynamique évolutive à travers laquelle l’acteur social, individuel ou collectif, donne un sens à son être », selon Geneviève Vinsonneau533. L’identité d’une société apparaît, par ailleurs, comme un moyen de s’identifier, de se reconnaître et de se faire reconnaître par l’altérité, c’est pourquoi cette construction se définit assez souvent par l’intégration des oppositions et des contraires : il s’agit d’uniformiser la similarité des individus de la communauté de référence tout en marquant une nette distinction avec les membres de l’altérité. Cette identité propre regroupe, de fait, des représentations communes et partagées par un groupe et par les individus qui forment ce même groupe. En outre, il peut être rappelé que l’identité est issue d’une nature sociale puisqu’elle intervient dans le cadre d’une reconnaissance mutuelle entre deux groupes distincts534. Cette perspective hégélienne qui définit l’identité selon un rapport dialectique entre soi et l’autre est celle qui sera ainsi valorisée au sein de cette étude de l’identité culturelle des sociétés antiques. Par ailleurs, il convient tout autant de mentionner les travaux du psychologue William James, lequel a démontré que l’identité se décline en une série de nuances comprenant le soi matériel, le soi social et le soi connaissant, qui interagissent toutes dans la formation de deux identités distinctes : celle de soi et celle de l’Autre535. Cette hypothèse de la construction identitaire est par ailleurs développée au sein des travaux de Serge Moscovici, lequel établit l’importance de ce rapport à l’altérité puisque, selon lui, l’identité se construit autour des notions de connu et d’inconnu tout en mobilisant la capacité à juger les autres. Mais l’étude proposée ici ne s’intéressera qu’à un seul aspect de la construction identitaire des sociétés antiques mobilisées ici : l’identité culturelle, et plus particulièrement religieuse. L’anthropologie historique suggère ainsi que l’identité culturelle relève des « processus d’appropriation et de partage par l’individu des éléments culturels de son environnement social et culturel », dont la teneur concerne principalement les us et coutumes mais aussi les croyances d’une société donnée536. L’identité culturelle apparaît donc comme un concept toujours en élaboration puisqu’elle implique, de fait, la notion de culture et tous les éléments qui la constituent, tels que la territorialité, l’ethnie, la langue, les croyances et les pratiques religieuses, par exemple. La formation psycho-sociale qu’est l’identité culturelle pose certains problèmes de définition au sein de la communauté scientifique, mais il convient d’admettre que cette notion résulte d’un statut idéologique plutôt que scientifique : de fait, il s’agit de mobiliser des approches issues de la psychologie culturelle et interculturelle afin d’établir les concepts qui ont précédé la notion d’identité culturelle. En parallèle, il convient

533 VINSONNEAU Geneviève, « Le développement des notions de culture et d'identité : un itinéraire ambigu » dans Carrefours de l'éducation, vol. 14, n°2, 2002, p. 4

534 HEGEL Georg Wilhem, Philosophie de l’esprit, Culture et civilisation, 1969, Bruxelles

535 DUPONT Jean-Claude, « Mémoire et héritage scientifique de William James » dans Archives de philosophie, tome 69, 2006, pp. 443 - 460

536 PLIVARD Ingrid, « Chapitre 2 - L’identité culturelle » dans PLIVARD Ingrid, Psychologie interculturelle, De Boeck Supérieur, 2014, p. 48

aussi de rappeler que la notion de culture, élément primordial dans la constitution d’une identité culturelle, n’est peut-être pas tout à fait applicable pour les sociétés antiques puisque, selon Geneviève Vinsonneau, il s’agit d’entités instables où « l’identité se distingue de l’altérité […] générant ainsi des valeurs morales et des symboliques communes à un groupe particulier », mais cette conception de l’identité relève d’une acception moderne, et il n’est pas certain que ces sociétés attribuent le même sens derrière ces notions d’identité et de culture537. Ainsi, la notion de culture sert aujourd’hui à établir la diversité des pratiques, des croyances et des groupes sociaux humains, mais elle définit également les productions issues de l’esprit et les constructions de la pensée humaine qui génèrent des informations et des connaissances sur soi et sur l’altérité, peut-être dans une volonté de hiérarchisation. La culture est, de ce fait, très souvent confondue avec la notion de civilisation, ce qui est tout à fait présent dans la mentalité grecque antique puisqu’elle développe la notion même de barbare.

Rappelons, par ailleurs, l’importance du principe de singularité effectif dans le processus de la construction identitaire : c’est bien cette volonté d’identification qui explique la « quête des spécificités de groupe qui sont les moyens de définir sa propre culture »538. Notre étude suggère donc de voir en la notion de culture un moyen de valoriser son identité propre et une entité assimilée, diffusée et transmise par les individus issus d’un même groupe social. Quant à la question de l’identité religieuse, Didier Fassin la présente comme le regroupement des

« perceptions d’une singularité de soi ou des autres énoncée à la base de la représentation » : elle n’existe pas de façon autonome puisqu’elle va de pair avec l’identité culturelle, et elle apparait comme déterminée par les entités collectives auxquels les membres du groupe adhèrent539.

.2.1.2. Constructions identitaires proche-orientale et grecque

Concernant tout particulièrement la question des identités culturelles des sociétés antiques mobilisées dans le cadre de cette étude, il convient de rappeler qu’il apparaît comme difficile de totalement cerner les nuances attribuées à cette notion, déjà complexe en elle-même, d’autant plus que les sources antiques n’explicitent pas clairement cette identité spécifique. Définir l’identité culturelle de l’espace proche-oriental antique est d’autant plus difficile au regard des choix établis pour cette étude quant à l’étendue de la période et de la zone géographique, mais aussi compte tenu des variétés de langues et de croyances religieuses. Mais il a été admis que certaines continuités culturelles permettent la réunion de ces différents groupes culturels évoluant au sein du territoire proche-oriental au sens large en une entité identitaire plurielle. L’historiographie disponible a révélé que seules des approches juridiques ont été établies afin de travailler la notion d’identité pour les civilisations proche-orientales antiques, et c’est donc sur ces études que notre analyse basera sa réflexion. De fait, les travaux de Sophie Demare-Lafont proposent de voir l’identité comme le moyen d’identifier les individus semblables en une communauté spécifique, et dont la distinction use de plusieurs critères (géographiques – biologiques – politiques)540. Ainsi, l’identité proche-orientale se détermine tout d’abord par le nom employé dans les sources

537 VINSONNEAU Geneviève, « Le développement des notions de culture et d'identité : un itinéraire ambigu » dans Carrefours de l'éducation, vol. 14, n°2, 2002, p. 5

538 Ibid., p. 7

539 FASSIN, Didier, « L’ordre moral du monde : essai d’anthropologie de l’intolérable », dans FASSIN Didier, BOURDELAIS Patrice, Les constructions de l’intolérable : études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, La Découverte, 2005, Paris, p. 21

540 DEMARE-LAFONT Sophie, « Droits du Proche-Orient ancien » dans Annuaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, n°146, 2015, pp. 4 - 7

littéraires disponibles pour définir un individu. Par ailleurs, ces mêmes sources fournissent parfois des informations quant à l’ethnie de l’individu, ce qui apparaît comme un autre critère important dans l’élaboration de l’identité proche-orientale. Rappelons que cette construction identitaire sert, dans un premier temps, des fins administratives d’identification des individus, et il semble que les systèmes politiques antiques de cette aire culturelle aient eu plutôt une approche collective dans ce procédé. Cependant, ces aspects de l’identité concernent plutôt le domaine de l’administration, mais qu’en est-il de l’identité culturelle et religieuse proche-orientale antique ? De fait, il convient de baser cette construction sur les critères précédemment mentionnés. Ainsi, il apparaît tout d’abord que l’aire proche-orientale ancienne au sens large use du même système d’écriture pour mettre par écrit des langues diverses : l’écriture cunéiforme. Rappelons qu’il y a tout de même quelques variations, notamment au travers de certains caractères d’écriture, pour retranscrire l’une ou l’autre des langues véhiculées sur ce territoire. Par ailleurs, les divinités proche-orientales relèvent elles-aussi de l’identité culturelle : malgré les variations de noms et de certains attributs, il est notoire que les dieux observent des caractéristiques et des fonctions communes d’une civilisation à l’autre, comme en témoigne la triade principale An/Anu, Enki/Ea et Enlil, ce qui donne l’impression d’une certaine continuité culturelle propre à l’identité. Enfin, la ritualité et les pratiques relatives au culte apparaissent également comme un moyen de définir cette identité culturelle plurielle du Proche-Orient ancien.

Il semble que l’identité culturelle des civilisations grecques apparaisse comme moins complexe à définir, puisque celle-ci se traduit principalement, dans les mentalités, au travers de la langue : c’est ainsi qu’est élaborée la notion de barbare que notre étude a déjà mobilisée. Par ailleurs, notons que la connotation négative de ce terme intervient tout particulièrement à la suite des guerres médiques, ce qui pourrait alors s’apparenter à une certaine affirmation de l’unité identitaire de plusieurs localités culturelles grecques face à un ennemi commun.

L’historiographie disponible distingue, pour la Grèce ancienne, plusieurs critères effectifs dans l’élaboration de cette identité culturelle et religieuse : c’est ainsi que Roland Etienne dresse la liste des critères mobilisés par les études historiques des années 1970 pour établir cette identité. L’auteur mentionne ainsi les pratiques funéraires et les témoignages archéologiques comme indicateurs de l’identité culturelle d’une civilisation donnée : l’étude retiendra bien ce dernier critère, mais il a été démontré que les pratiques liées aux rites mortuaires ne constituaient pas un élément fondamental permettant la définition de l’identité culturelle d’une société541. Ainsi, l’identité culturelle grecque est à considérer comme une « construction complexe dans son élaboration, multiple et variée dans ses manifestations et fluctuante dans son devenir »542. Le phénomène identitaire est donc un processus complexe, qui, pour la Grèce antique, semble relever d’une certaine extériorité, comme l’illustre le travail de Françoise Frontisi-Ducroux, lequel indique que l’identité culturelle grecque se forme à partir des oppositions honte-honneur que l’étude développera par la suite543. D’autres critères entrent en compte dans ce processus de construction identitaire, et notamment le développement d’un système d’écriture spécifique : le linéaire B qui permet de mettre par écrit la littérature lyrique et épique, bien qu’il ait été élaboré dans un premier temps pour des raisons économiques et comptables. L’identité culturelle grecque apparaît elle aussi comme

541 MARTHON Véronique, « La question de l’identité à travers l’étude des pratiques funéraires » dans Les petits cahiers d’Anatole, n°19, 2005, [consulté en ligne le 6.05.2020]

542 ETIENNE Roland, « Le Grec et l’Autre : la naissance de l’identité grecque », [consulté en ligne le 8.04.2020[

543 FRONTISI-DUCROUX Françoise, Du masque au visage : aspects de l’identité en Grèce ancienne, Flammarion, 2012, Paris, 340p.

multiple, selon les travaux de Steve Bélanger, puisqu’elle s’applique également à un territoire assez largement étendu, et le critère de la langue est par ailleurs remis en question544. De fait, les multiples dialectes grecs attestés vont à l’encontre de la théorie d’une certaine uniformité du langage grec. Cette pluralité se manifeste aussi au travers de pratiques rituelles qui diffèrent d’une région à l’autre, bien que les divinités du panthéon restent plus ou moins identiques. En outre, la suprématie de certaines divinités du panthéon n’apparaît-elle pas comme un indicateur relatif à la pluralité de cette identité grecque ? Ainsi, selon François Hartog, il convient de combiner toutes ces approches dans l’analyse de ce qu’est l’identité culturelle des civilisations grecques. Il s’agit donc de la résultante d’un double processus discursif, d’abord intégratif des similarités entre les individus qui compose cette entité identitaire, puis dissociatif des différences attestées avec les communautés représentant l’altérité545. Cette dernière approche est complétée par une certaine autodéfinition de l’identité culturelle qui se construit bien sur la « rhétorique de l’altérité » : ainsi, les communautés, en identifiant l’Autre, se définissent elles-mêmes.

.2.2. Etude des oppositions monstre-héros comme schéma illustrant la construction identitaire

Il conviendra désormais de relever, au sein des mythes mobilisant monstres et héros, les éléments qui permettent d’établir des parallèles et qui donnent à voir le processus de construction identitaire des civilisations mobilisées ici. De fait, si l’on admet que le monstre relève d’une certaine représentation de l’altérité, alors, par opposition, le héros apparaît comme le miroir de l’identité de la civilisation qui mobilise le récit mythique utilisant de telles figures. Notre étude utilisera ainsi plusieurs oppositions spécifiques des mythologies proche-orientale et grecque afin de mieux appréhender les éléments constituant leur identité culturelle propre, et ce toujours dans une optique de souligner les différentes similitudes présentes entre l’un et l’autre des univers mythiques étudiés, ce qui confortera peut-être l’hypothèse de potentiels jeux d’influence culturelle d’une aire à l’autre. Mais avant cela, il convient de rappeler brièvement que la figure héroïque apparaît tout d’abord comme un symbole protecteur de la communauté de référence. Ainsi, le héros sert de modèle à la communauté : sa figure héroïsée est instrumentalisée au service de la valorisation et de la célébration des valeurs morales partagées et transmises par la communauté. Le héros apparaît donc comme un moyen de fédérer la communauté autour de valeurs partagées par les individus composant la communauté identitaire de référence, et cette instrumentalisation sert la définition de l’identité morale, et donc culturelle, de cette même société, comme en témoigne d’ailleurs l’héroïsation des hommes fondateurs de colonies ou de cités. Il apparaît cependant que cette héroïsation n’intervienne pas de la même manière au Proche-Orient ancien et en Grèce, et notre étude montrera, par le jeu des oppositions symboliques, en quoi les affrontements monstres-héros permettent de mieux cerner l’identité culturelle de chacun des deux espaces étudiés ici.

544 BELANGER Steeve, « L’étude des identités dans l’Antiquité est-elle utopique ? Quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques sur l’approche des phénomènes identitaires dans l’Antiquité » dans Cahiers d’Histoire, vol. 31, 2012, pp. 87-111

545 HARTOG François, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, Gallimard, 1991, Paris, 386p.

.2.2.1. Opposition civilisation / sauvagerie

La mythologie proche-orientale présente tout d’abord la figure de Gilgamesh, héros-roi qui, au début du récit, apparaît comme un être tyrannique et presque dangereux pour la communauté qu’il dirige, notamment au travers de ses comportements de démesure. L’Epopée de Gilgamesh fait état de plusieurs affrontements opposant ce héros à des créatures monstrueuses, comme l’étude l’a déjà mentionné546. Dans un premier temps, le récit indique que Gilgamesh affronte une figure qui ne semble pourtant pas monstrueuse puisqu’il s’agit d’un homme : Enkidu.

Cependant, ce dernier, bien qu’il s’agisse d’une créature des dieux, est perçu comme l’homme à l’état sauvage, puisqu’il vit parmi une meute d’animaux féroces, et ne connait pas la civilisation, qui est ici symbolisée au travers du héros éponyme, ce qui confère donc certains aspects monstrueux à Enkidu. L’affrontement entre les deux protagonistes est d’ailleurs rendu possible grâce à l’intervention de la courtisane, envoyée par le roi, qui permet d’introduire Enkidu à la civilisation. Bien que l’issue de cet affrontement ne soit pas connue du fait de la partielle destruction des sources, le combat apparaît comme une mise à l’épreuve de Gilgamesh et d’Enkidu, mais aussi comme la balance des forces à disposition du roi d’Uruk, qui fait alors preuve de démesure. Cette opposition primordiale entre la civilisation et la sauvagerie fait écho à bien des combats mythologiques, présents tant au sein de la mythologie proche-orientale dans son ensemble que dans les histoires fabuleuses grecques, ce qui apparaît déjà comme une thématique identitaire retranscrite au sein des mythes. De fait, après que les deux protagonistes se soient combattus, Enkidu devient l’ami du roi d’Uruk. Peut-être est-ce là la représentation symbolique du système de pensée proche-oriental, qui, plutôt que d’éradiquer la sauvagerie, l’assimile à sa propre communauté et lui confère une certaine forme de civilisation, bien que celle-ci reste inférieure à celle accordée à la communauté de référence, comme l’illustre l’intervention de la courtisane. Cette hypothèse reste en effet à nuancer puisque Enkidu garde certains aspects sauvages : cela transparait notamment lors de l’affrontement avec le Géant Humbaba, puisque ce dernier se voit décapité soit par Enkidu, soit par Gilgamesh, ce qui apparait alors comme un geste profanateur, allant à l’encontre des divinités du panthéon, et donc à l’encontre des valeurs civilisationnelles valorisées dans la pensée proche-orientale (figure 36). Le combat opposant Polyphème à Ulysse, relaté dans le cadre du récit de l’Odyssée, rappelle ce combat entre Enkidu et Gilgamesh, opposition symbolique entre les notions de civilisation et de sauvagerie (figure 37). En effet, Polyphème apparaît comme un être qui ne connaît aucune organisation sociale, et le fait qu’il se nourrisse exclusivement de viande crue marque bien la sauvagerie du Cyclope, qui est d’autant plus renforcée par ses caractéristiques anthropophages. Ainsi, chacun des deux univers mythiques étudiés intègre la notion de civilisation comme élément fondamental dans la construction de son identité propre, et cette civilisation est toujours faite victorieuse face à la sauvagerie monstrueuse. Mais montrer la supériorité de la civilisation n’apparaît pas toujours comme le but premier de ces affrontements. De fait, le combat opposant Gilgamesh au Géant Humbaba témoigne bien de buts particuliers qui enrichissent la culture du vainqueur (figure 36). Les travaux de Elena Cassin attestent en effet que ce dernier combat apparaît lui aussi comme un moyen de définir l’identité culturelle des civilisations proche-orientales : il est ici plutôt question des intentions de Gilgamesh alors qu’il organise cet affrontement547. Rappelons, en effet, que le monstre est doté de la splendeur divine : notion difficile à traduire et à déterminer avec précision, qui apparaît soit comme une enveloppe corporelle, soit comme une entité accordée au monstre mais indépendante

Cependant, ce dernier, bien qu’il s’agisse d’une créature des dieux, est perçu comme l’homme à l’état sauvage, puisqu’il vit parmi une meute d’animaux féroces, et ne connait pas la civilisation, qui est ici symbolisée au travers du héros éponyme, ce qui confère donc certains aspects monstrueux à Enkidu. L’affrontement entre les deux protagonistes est d’ailleurs rendu possible grâce à l’intervention de la courtisane, envoyée par le roi, qui permet d’introduire Enkidu à la civilisation. Bien que l’issue de cet affrontement ne soit pas connue du fait de la partielle destruction des sources, le combat apparaît comme une mise à l’épreuve de Gilgamesh et d’Enkidu, mais aussi comme la balance des forces à disposition du roi d’Uruk, qui fait alors preuve de démesure. Cette opposition primordiale entre la civilisation et la sauvagerie fait écho à bien des combats mythologiques, présents tant au sein de la mythologie proche-orientale dans son ensemble que dans les histoires fabuleuses grecques, ce qui apparaît déjà comme une thématique identitaire retranscrite au sein des mythes. De fait, après que les deux protagonistes se soient combattus, Enkidu devient l’ami du roi d’Uruk. Peut-être est-ce là la représentation symbolique du système de pensée proche-oriental, qui, plutôt que d’éradiquer la sauvagerie, l’assimile à sa propre communauté et lui confère une certaine forme de civilisation, bien que celle-ci reste inférieure à celle accordée à la communauté de référence, comme l’illustre l’intervention de la courtisane. Cette hypothèse reste en effet à nuancer puisque Enkidu garde certains aspects sauvages : cela transparait notamment lors de l’affrontement avec le Géant Humbaba, puisque ce dernier se voit décapité soit par Enkidu, soit par Gilgamesh, ce qui apparait alors comme un geste profanateur, allant à l’encontre des divinités du panthéon, et donc à l’encontre des valeurs civilisationnelles valorisées dans la pensée proche-orientale (figure 36). Le combat opposant Polyphème à Ulysse, relaté dans le cadre du récit de l’Odyssée, rappelle ce combat entre Enkidu et Gilgamesh, opposition symbolique entre les notions de civilisation et de sauvagerie (figure 37). En effet, Polyphème apparaît comme un être qui ne connaît aucune organisation sociale, et le fait qu’il se nourrisse exclusivement de viande crue marque bien la sauvagerie du Cyclope, qui est d’autant plus renforcée par ses caractéristiques anthropophages. Ainsi, chacun des deux univers mythiques étudiés intègre la notion de civilisation comme élément fondamental dans la construction de son identité propre, et cette civilisation est toujours faite victorieuse face à la sauvagerie monstrueuse. Mais montrer la supériorité de la civilisation n’apparaît pas toujours comme le but premier de ces affrontements. De fait, le combat opposant Gilgamesh au Géant Humbaba témoigne bien de buts particuliers qui enrichissent la culture du vainqueur (figure 36). Les travaux de Elena Cassin attestent en effet que ce dernier combat apparaît lui aussi comme un moyen de définir l’identité culturelle des civilisations proche-orientales : il est ici plutôt question des intentions de Gilgamesh alors qu’il organise cet affrontement547. Rappelons, en effet, que le monstre est doté de la splendeur divine : notion difficile à traduire et à déterminer avec précision, qui apparaît soit comme une enveloppe corporelle, soit comme une entité accordée au monstre mais indépendante