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Présentation du corpus de sources

3. Métamorphoses en monstre, métamorphoses du monstre

L’étude proposée ici suggère ensuite de s’interroger quant au processus de métamorphose en monstre, qui est présent au sein des récits issus des deux ensembles mythologiques étudiés, mais qui apparaît somme toute comme leur principale différence. Rappelons tout d’abord que la métamorphose est un phénomène de transformation, un changement de forme, de nature ou de structure qui rend l’objet ou l’individu initial méconnaissable. Plusieurs questionnements interviennent dans l’analyse de ce processus spécifique, et il apparaît comme primordial d’établir si les mythologies étudiées présentent des caractéristiques communes dans le cadre des mythes liés à la métamorphose en monstre. Dans un premier temps, il convient d’interroger la nature du monstre métamorphosé : est-il plus ou moins dangereux que le monstre né monstrueux ? Est-ce que cette nature double en fait un être moins monstrueux, du fait de son humanité initiale ? De fait, il apparaît que la plupart des cas de métamorphose concerne notamment des hommes ou des femmes changés en monstres hybrides. C’est le cas du héros proche-oriental Tammuz/Dummuzi, amant de la déesse Inanna, qui demande à être changé en serpent car ce dernier n’a pas observé de période de deuil alors que sa bien-aimée descendait aux Enfers516. Il semble que cette transformation soit d’ailleurs la seule mobilisable pour l’espace proche-oriental. La mythologie grecque, quant à elle, offre une multitude d’histoires fabuleuses relatant des épisodes de transformation : il est possible de citer ici la Gorgone Méduse, Io, ou bien le monstre Scylla.

Peu d’éléments, dans les sources littéraires disponibles, permettent de définir la dangerosité du serpent que devient Tammuz/Dummuzi, d’abord parce que cette transformation intervient plutôt comme une punition, puis parce que les sources ne mentionnent aucun caractère dangereux ou monstrueux : seul le caractère chthonien du serpent peut renvoyer potentiellement à une certaine forme de monstruosité. Quant à la mythologie grecque, elle ne propose pas toujours de voir des monstres dans le résultat des épisodes de métamorphoses : de fait, il semble que seules Gorgo et Scylla apparaissent comme réellement monstrueuses, au travers de leur dangerosité et de leur aspect physique hybride et effrayant. Il convient donc de souligner que la dangerosité attribuée aux monstres métamorphosés est relative, et il s’avère donc impossible d’établir une réelle analyse comparative entre les monstres nés monstrueux et les monstres issus de métamorphose.

515 HOMERE, Odyssée, XII, p. 167

516 La Descente d’Ishtar aux Enfers, « Dummuzi, tout en pleurs, et ruisselant de larmes, leva les mains au ciel, vers Utu […] change mes mains en mains de serpent, change mes pieds en pieds de serpent pour que j’échappe aux démons et qu’ils ne me gardent oint ! ».

Cette notion de métamorphose apparaît comme assez complexe à traiter puisqu’il semble y avoir peu de cas de transformations en monstre pour le Proche-Orient antique. La mythologie grecque, quant à elle, propose différents exemples mais il n’est pas certain que toutes ces métamorphoses renvoient à une transition vers le statut de monstre. De fait, la métamorphose d’Io, prêtresse d’Héra transformée en génisse par Zeus, n’en fait pas une créature monstrueuse. Il semble cependant que les conditions de cette métamorphose soient assez similaires à celles présentées au sein du mythe concernant Tammuz/Dummuzi : de fait, il s’agit d’un processus de métamorphose qui intervient afin d’échapper à la colère divine. Zeus change ainsi Io en animal afin que la déesse Héra ne remarque pas ses tromperies, tandis que Tammuz/Dummuzi demande à être changé en serpent afin d’éviter la colère de la déesse Inanna. Peut-être sont-ce là des conditions de métamorphoses similaires, mais il est reste difficile de déterminer la véracité de cette affirmation car, bien que le but soit identique, à savoir éviter la colère divine, le déroulement du récit ainsi que les animaux mobilisés pour cette transformation ne sont pas les mêmes. Il convient par ailleurs de mentionner les métamorphoses qui interviennent dans le cadre de vengeance divine : il n’a pas été possible de trouver de cas de telle métamorphose pour l’espace proche-oriental, mais la mythologie grecque propose une version du mythe relatif à la Gorgone Méduse, laquelle est transformée en véritable monstre dotés de cheveux issus du reptile par Athéna517. Ce changement en monstre intervient alors que Méduse est violée par le dieu Poséidon dans le temple de la déesse, ce qui provoque son courroux : la Phorcyde, initialement victime, est punie avec cette transformation relevant du serpent. Cette métamorphose punitive renvoie peut-être à celle précédemment citée de Tammuz/Dummuzi : bien que ce soit une demande du héros lui-même, cette métamorphose, qui fait aussi intervenir le serpent, apparaît comme une certaine autopunition, puisque celui-ci a déçu la déesse. Le monstre Gorgo subit une autre métamorphose, cette fois-ci symbolique, après que le héros Persée lui tranche la tête. De fait, le Gorgonéion n’est plus réellement monstrueux puisqu’il est utilisé comme outil par différentes figures héroïques et il sert également d’objet apotropaïque dans certaines pratiques rituelles, ce qui semble retirer l’aspect dangereux initial du monstre. Le cas du monstre marin Scylla est tout aussi intéressant quant à la thématique de la métamorphose : très belle femme à l’origine, elle se voit transformée par la magicienne Circé en un monstre hybride hideux et terrifiant doté d’une multitude d’éléments issus d’espèces différentes, et notamment du serpent. Peut-être que le serpent, et son caractère chthonien, sont les seuls éléments qui permettent alors de définir un processus de métamorphose comme la transition d’un statut classique vers une nature monstrueuse.

C’est ainsi qu’il convient de conclure en rappelant que la nature du monstre est bien un élément significatif dans le processus de construction monstrueuse, utile pour une histoire des mentalités des civilisations antiques.

De fait, l’étude de cette construction monstrueuse a permis de révéler de nombreuses similitudes entre les deux ensembles mythologiques étudiés, ce qu’il conviendra d’approfondir dans le cadre de l’étude des potentiels jeux d’influence culturelle présents et actifs entre l’espace proche-oriental et la Grèce ancienne. Il a été démontré que le monstre, au travers de ses fonctions, de ses différentes compositions, mais aussi au travers de ses symboliques, relève d’un processus de construction dont certains éléments sont communs aux deux aires culturelles étudiées.

Par ailleurs, l’étude des oppositions de genre ainsi que celle des différents processus de métamorphose attestés pour les deux ensembles a permis de relever davantage de similitudes entre les deux mythologies privilégiées ici, mais cela a aussi souligné certaines spécificités locales, ce qui amène à dire que le monstre est à la fois un

517 GRIMAL Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Presses Universitaires de France, 1951, Paris, p.405

élément primordial et constitutif des mythologies anciennes, mais aussi une entité fondamentale pour la compréhension des schémas de pensée antiques. De fait, il sera désormais question de mettre en valeur ces systèmes de pensée, notamment quant aux questions relatives à l’identité et à l’altérité, et ce tout particulièrement au travers de l’étude des oppositions mythologiques monstres/héros.

Chapitre II – Le monstre : entre vision de l’altérité et construction identitaire

Ce deuxième chapitre sera l’occasion d’utiliser le concept de la construction monstrueuse dans le cadre d’une histoire des mentalités et des représentations puisqu’il s’agira d’analyser en quoi le monstre apparaît comme un élément qui reflète les schémas de la construction identitaire au sein des sociétés de l’Antiquité. Il sera donc nécessaire d’analyser les conditions d’élaboration de l’identité, ou plutôt des identités, pour les sociétés antiques mobilisées ici, notamment au travers de l’étude des mythes véhiculés par ces groupes sociaux, mais en centrant tout particulièrement cette analyse autour de la question des rapports d’opposition attestés au sein des mythes entre les figures héroïques et les créatures monstrueuses. Cette étude complexe empruntera donc nombre de concepts et de notions à l’histoire des mentalités, mais aussi aux disciplines anthropologique, ethnologique, philosophique ainsi qu’à l’analyse des pratiques discursives.

1. Le monstre comme élément constituant dans la perception