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Présentation du corpus de sources

2. Le genre du monstre

Il est désormais intéressant de concentrer l’étude autour de la question du genre du monstre, en étudiant notamment les oppositions de genre attestées au sein des deux ensembles culturels étudiés ici. Il sera ainsi question d’interroger le monstre selon ces critères de genre afin de relever les différences présentes entre les créatures monstrueuses masculines et féminines dans les deux ensembles mythologiques, ce qui conduira à l’analyse plus approfondie du statut du monstre féminin comme entité dotée d’un rôle spécifique, qui fait apparaître cette créature féminine comme bien plus dangereuse que son compère masculin.

.2.1. Opposition de genre : étude des monstres primordiaux

Il convient donc tout d’abord d’identifier les différences présentes entre les monstres masculins et les monstres féminins attestées pour chacune des deux mythologies étudiées. Dans un premier temps, il est pertinent d’interroger les éléments qui permettent d’identifier le genre du monstre. L’analyse des sources littéraires précédemment menée a souligné que le genre du monstre est très souvent signifié lors de la description du monstre, et ce au sein des deux ensembles culturels étudiés511. Une analyse linguistique des termes employés pour désigner les monstres suggèrerait peut-être que les textes emploient des termes masculins ou féminins selon le genre du monstre décrit, mais cette étude n’a malheureusement pas pu être menée au regard du manque de compétences dans ce domaine. Concernant la question des sources archéologiques, il semble que le genre

509 POIRIER Jean-Louis, « La notion d’erreur de la nature d’après Aristote » dans Les Etudes Philosophiques, vol. 109, 2014, pp. 287 - 299

510 Voir Chapitre II, p. 180 - 189

511 Voir Présentation du corpus de sources, p. 50 - 78

monstrueux soit majoritairement identifiable dans le cadre de représentations de monstres humanoïdes ou hybrides mêlant éléments animaux et éléments humains. De fait, le genre monstrueux devient alors identifiable au travers des attributs masculins (barbe, musculature, parties génitales) et des attributs féminins (poitrine, chevelure, visage imberbe) humains (figures 34 et 35). Les hybrides dont la composition ne fait intervenir que des éléments animaux ne sont pas identifiables iconographiquement selon leur genre.

L’étude des sources littéraires a déjà démontré que les monstres, qu’ils soient masculins ou féminins, sont tous décrits comme effrayants ou terribles, ce qui apparaît là comme leur principale caractéristique commune512. Cependant, il apparaît que leurs attributs et leurs fonctions ne soient pas identiques, et l’étude mobilisera ici le cas des monstres primordiaux Ullikummi et Tiamat, pour la mythologie proche-orientale, et ceux de Typhée et d’Echidna pour le monde grec. Les monstres masculins sont ainsi faits perturbateurs directs de l’ordre du monde : ils affrontent les divinités et les héros au travers de combats et d’épreuves, et sont très souvent mis à mort de manière définitive, ou bien enfermé à jamais comme l’illustre l’exemple de Typhée. Les monstres féminins, quant à eux, affrontent indirectement les héros, notamment au travers de leur progéniture monstrueuse. De fait, Echidna n’est jamais mobilisée autrement que pour définir sa fonction de génitrice de monstre : elle n’apparaît dans aucun combat l’opposant à des figures héroïques, et, de fait, sa mort n’est jamais mentionnée. Ce caractère immortel pourrait aussi être attribué au monstre proche-oriental Tiamat : bien que cette dernière affronte directement Marduk et soit défaite par le dieu, il est possible de considérer qu’elle est aussi pourvue d’une certaine forme d’immortalité, propre aux conceptions religieuses du Proche-Orient ancien qui suggèrent que toute création est issue de quelque chose de préexistant. C’est ainsi que le corps de Tiamat sert de base à l’organisation du cosmos, ce qui intervient comme une certaine manière de survire au héros. Par ailleurs, les conditions de mobilisation de tels monstres, dans le cadre de leurs affrontements face au héros, ne sont pas les mêmes : il apparaît en effet que les monstres masculins engagent le conflit pour des raisons de domination. C’est ainsi qu’Ullikummi est né de Kumarbi, puisque ce dernier cherche à renverser la hiérarchie divine en sa faveur. Quant à Typhée, il apparaît comme le dernier obstacle s’élevant face à Zeus pour fixer l’organisation du monde, ce qui renvoie bien aux rapports de domination et de hiérarchie dans le monde divin. Les monstres féminins interviennent plutôt dans le cadre de vengeance : c’est principalement le cas pour Tiamat, qui cherche à venger le principe primordial d’eau douce Apsû, lequel a été défait par ses enfants divins, ce qui amène le monstre à enfanter toute une série de créatures monstrueuses et à former une armée pour affronter Marduk et les autres divinités. Pour Echidna, cette notion de vengeance est plus discrète : de fait, Echidna n’intervient pas directement dans le cadre de la narration, mais sa progéniture monstrueuse est, quant à elle, de nombreuses fois mobilisée à des fins similaires. Il est ainsi possible de citer le cas de la Sphinx, laquelle est envoyée par Héra pour venger la mort du roi Laïos, mais encore celui de la Chimère, envoyée en Lycie pour ravager les terres.

512 Ibid.

.2.2. La dangerosité des monstres féminins

Notre étude suggère ensuite que les monstres féminins sont faits bien plus dangereux que les monstres masculins, et ce au sein des deux mythologies étudiées. L’analyse des figures monstrueuses primordiales a déjà démontré certaines particularités attribuées au genre féminin : de fait, le monstre féminin détient un rôle tout particulier dans la naissance de nouveaux monstres, multipliant ainsi les dangers pour les hommes et les héros.

Les sources littéraires mentionnent en effet plusieurs naissances monstrueuses qui sont engendrées par les monstres féminins seuls, ce qui n’est pas vrai pour les monstres masculins, bien que ces derniers, comme Typhée, aient aussi une progéniture dangereuse. Cette parthénogénèse suggère ainsi que les monstres féminins peuvent être autonomes dans la création de nouvelles monstruosités, parthénogénèse qui rappelle par ailleurs le caractère chthonien des monstres qui naissent souvent par le sol, sans fécondation, mais là n’est pas leur seule caractéristique. En effet, le monstre féminin est, quand il s’agit d’un hybride mi-humain mi-animal, pourvu de parties féminines humaines apparentes, qui sont très souvent décrites comme séduisantes, belles et attirantes, comme l’illustrent les nombreuses mentions des formules « […] aux belles chevilles » ou « […] aux belles joues » dans les sources littéraires grecques513. Cette notion de beauté du monstre féminin semble plus développée au sein de la mythologie grecque, et il apparaît que de nombreuses créatures féminines aient cet attribut. Il est ainsi possible de citer en premier lieu les Sirènes, qui sont des hybrides mi-femmes mi-oiseaux : leur composition laisse voir une partie humaine, allant du visage jusqu’au buste, faisant ainsi état d’une poitrine apparente. C’est également le cas de certaines représentations grecques du Sphinx, qui est parfois doté d’une poitrine humaine.

Par ailleurs, la chevelure du monstre féminin semble être aussi un élément séducteur, comme en témoigne les descriptions littéraires de la Gorgone Méduse avant sa métamorphose en monstre, selon les versions. Cet aspect de séduction apparaît comme d’autant plus dangereux puisqu’il mobilise la ruse et tente d’attirer les hommes et les héros vert la mort.

513 HESIODE, Théogonie, 270 34. Dieu serpent ou Ullikummi (?)

Relevé d’un sceau-cylindre akkadien présenté dans BLACK Jeremy, GREEN Anthony, Gods, demons and symbols of ancient Mesopotamia, Presses Universitaires du Texas, 1992, Austin, p. 166

35. Le monstre Scylla

Cratère attique à figures rouges v. 450 av. J.-C.

CA 1341 – Musée du Louvre

En outre, les Sirènes, en plus de leur beauté apparente, sont capables d’un chant envoûtant les hommes, ce qui apparaît d’ailleurs comme leur caractéristique la plus dangereuse. Ce don de parole attribué à certaines créatures monstrueuses est un élément primordial pour comprendre la dangerosité des monstres féminins. De fait, il apparaît que plusieurs monstres masculins soient aussi dotés de la parole, mais la plupart du temps, ces êtres utilisent plutôt des cris afin de s’exprimer, comme l’illustrent les exemples de Typhée, capables de cris puissants qui font trembler la terre, et d’Ullikummi, lequel ne prononce pas un mot dans le cadre du Chant de Kumarbi. Les monstres féminins, quant à eux, sont doués d’une parole compréhensible des hommes, tel que l’illustre l’exemple de la Sphinx de Thèbes, laquelle délivre des énigmes : bien que le sens de cette énigme ne parvienne pas aux hommes, ils sont cependant capables de comprendre la question. Hormis le chant des Sirènes, ces derniers monstres sont perçus comme d’autant plus dangereux que leurs compères masculins puisqu’ils participent aux naufrages des navires, ce qui rend les traversées maritimes encore plus dangereuses. Cette supériorité de la dangerosité des monstres féminins sur celle des créatures masculines est notamment visible au travers de certaines fonctions attribuées aux monstres : les Sirènes grecques sont mortelles et dangereuses, tandis que les génies ailés proche-orientaux masculins sont parfois dotés d’une capacité protectrice des hommes et des héros, comme l’illustrent les multiples représentations retrouvées sur des reliefs présents au sein de temples proche-orientaux. La fonction de monstre protecteur est, par ailleurs, plus largement attribuée à des monstres masculins, et ce dans les deux mythologies étudiées, comme l’illustrent les exemples des Hommes-Poissons et des génies ailés proche-orientaux, ou encore ceux des Sphinx funéraires grecs. Il convient cependant de rappeler que certaines figures monstrueuses féminines ont aussi une certaine valeur protectrice : l’étude a précédemment montré que le Sphinx féminin était gardien de savoirs particuliers, et les Lamassu proche-orientaux étaient principalement des monstres féminins, au début de la période, pour ensuite devenir exclusivement masculins514. Cette évolution de genre des Lamassu témoigne peut-être de l’évolution de la considération des monstres féminins qui sont alors vus comme de plus en plus dangereux. Enfin, cette notion protectrice intervient parfois à l’encontre de monstres féminins spécifiques, comme l’illustre l’exemple des Hommes-Poissons proche-orientaux, dont l’iconographie est employée sur des statuettes et des figurines protectrices utilisées dans le cadre de rituels contre le monstre Lamashtu, ce qui témoigne bien de la dangerosité supérieure des monstres féminins sur les créatures hybrides masculines.

Une autre fonction attribuée seulement aux monstres féminins est bien leur apparente nécessité dans le cadre de l’organisation du monde : l’exemple de Tiamat illustre bien ce besoin, puisque le cosmos ne peut être formé sans le corps du monstre. Le monstre devient alors essentiel, ce qui accorde une certaine forme de dangerosité supplémentaire au monstre féminin. Cette nécessité apparaît aussi chez les monstres masculins, mais elle ne relève pas de la même échelle, puisque les monstres masculins sont plutôt nécessaires à l’élévation vers le statut héroïque, et à l’organisation hiérarchique des divinités. Les monstres masculins se voient d’ailleurs attribués certaines fonctions élévatrices qui les éloignent parfois de leur statut monstrueux et dangereux : c’est le cas notamment des monstres formateurs de héros, comme Chiron. De fait, aucun monstre féminin n’a ce rôle particulier qui permet à la figure héroïque de s’élever au statut d’homme accompli au travers de l’enseignement : il s’agit alors plutôt d’une élévation hiérarchique obtenue par la force brute et la mort du monstre, comme en témoigne l’issue du combat entre Marduk et Tiamat.

514 Voir Chapitre I, p. 162 - 165

Cette dangerosité spécifique du monstre féminin se manifeste d’autre part au travers de l’exclusivité de certains monstres féminins. De fait, il apparait que les deux mythologies étudiées présentent des créatures monstrueuses pour lesquelles il existe des spécimens masculins et féminins, la plupart du temps : les Centaures et les Centauresses, les Sirènes et les Génie ailés, les Sphinx et les Sphinges. Mais il apparaît cependant que les deux ensembles aient une plus grande variété de monstres féminins exclusifs, qui ne trouvent aucun équivalent masculin : c’est le cas notamment de la Chimère et des Tueuses grecques, mais aussi de Lamasthu pour l’espace proche-oriental. Enfin, la supériorité de la dangerosité des monstres féminins est notamment soulignée dans le cadre du récit de l’Odyssée, alors qu’on conseille à Ulysse de préférer le passage où réside le monstre masculin Charybde, plutôt que de prendre le chemin conduisant à Scylla, qui apparaît comme bien plus terrible515.