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Opérationnalisation de la temporalité

Parcours de vie et effets cumulés

1.1 Parcours de vie

1.1.3 Opérationnalisation de la temporalité

Les principes du parcours de vie sont faciles à décrire théoriquement, mais posent des questions méthodologiques importantes lorsque l’on cherche à les opé-rationnaliser. Comme nous l’avons évoqué plus haut, toute analyse des parcours de vie qui veut éviter de tomber dans l’écueil de la confusion des effets d’âge, de cohorte et de période tout en prenant en compte la dynamique temporelle des par-cours de vie se doit d’utiliser des données longitudinales et des méthodes adaptées.

Le principe de l’importance du contexte socio-historique de socialisation est tradi-tionnellement opérationnalisé par la description d’un effet de cohorte (Elder, 1999).

Le principe de temporalité, quant à lui, est souvent testé par les méthodes d’ana-lyse de séquences d’état telles que l’optimal matching. Une approche plus récente

consiste à proposer une approche du parcours de vie comme une séquence d’évé-nements et d’utiliser des méthodes issues de la fouille de données (data mining) pour les analyser. Etant donné l’importance que revêt la notion d’événements asso-ciée au principe de temporalité dans le paradigme du parcours de vie, nous axerons notre discussion sur la définition des événements de vie et sur les différents modèles théoriques de la temporalité dans les séquences d’événements.

Définir les événements de vie

Pour définir les événements de vie, une première distinction peut être opérée entre des événements de vie que l’on pourrait qualifier d’« extraordinaires » et col-lectifs, tels que des catastrophes naturelles, des accidents de grande ampleur ou des guerres, et des événements plus ordinaires et individuels, comme le divorce de ses parents, la mort d’un conjoint ou la perte d’un emploi. On opère ici une distinction des plus basiques en fonction d’un premier critère objectif qui regroupe la rareté et la cible de l’événement. Dans le cadre de ce travail, nous nous intéresserons en particulier à des événements individuels et susceptibles d’être vécus par une partie conséquente de la population. Le fait que ces événements de vie soient considérés comme étant individuels n’exclut pas qu’ils puissent avoir une influence en dehors de l’individu concerné.

Parmi ces événements de vie individuels, il est encore possible de faire une dis-tinction entre deux grandes catégories : les événements normatifs et les événements non-normatifs. En premier lieu, les événements « normatifs » sont des événements attendus et structurés par les institutions (Sapin et al., 2007). Ils ont leur place dans une trajectoire de vie standardisée et sont des marqueurs des différentes périodes de transition qui jalonnent une vie.

Le départ du foyer parental est, par exemple, un événement considéré comme constitutif de la transition vers l’âge adulte. On considère ces événements comme

« normatifs » car leur non-occurrence, ou leur occurrence à un moment du par-cours de vie qui n’est plus adéquat, est considéré socialement comme un écart à la norme. Notons que ces normes ne sont pas figées mais historiquement et sociale-ment construites ; ainsi, avec l’allongesociale-ment de la durée des études et les problèmes d’entrée sur le marché du travail, ce qui constituait la tranche d’âge normale pour quitter le foyer parental s’est sensiblement décalé dans le temps. De même, le fait même de quitter le foyer parental est propre à notre type de société mais ne consti-tue pas forcément un événement standard, et donc normatif, pour toute société.

L’événement non-normatif est un événement marquant d’une trajectoire de vie, mais qui ne fait pas partie du système structuré d’étapes et de transitions. Contrai-rement à l’événement normatif, et justement parce qu’il se situe en dehors de l’« at-tendu », ce type d’événement n’est pas forcément le marqueur d’une transition, dans le sens du passage d’un statut social à un autre, mais peut être un des éléments d’un

« tournant de vie » (turning point) (Wheaton et Gotlib, 1997). On peut prendre comme exemple de ce type d’événements les accidents ou les problèmes de santé touchant un proche, ou un licenciement.

Choisir les événements de vie d’intérêt

Comme nous l’avons vu, même après une tentative de délimitation du concept d’événement de vie, il reste encore une grande dose d’interprétation personnelle dans le choix de ce qui peut être considéré par un individu comme un événement de vie notable ou non. La question de la sélection des événements de vie d’intérêt n’est pas triviale, et plusieurs solutions ont été proposées pour essayer d’y répondre.

Le premier outil pour la récolte de données concernant les événements de vie a vu le jour dans les travaux de Holmes et Rahe (1967). Cet outil consiste en une liste contenant 43 événements contenant des événements négatifs ainsi que positifs. Des événements positifs sont inclus car ils peuvent également nécessiter une réadapta-tion de l’individu après un changement important tel que la naissance d’un enfant.

C’est cette notion de réajustement après un événement significatif qui a donné le nom de social re-adjustement rating scale à cet outil. Comme on le constate, ce ne sont pas les individus qui définissent eux-même ce qu’ils considèrent comme des événements de vie, mais ils les choisissent parmi une liste pré-établie. Ce choix s’ex-plique par le fait que récolter des informations à partir de questions ouvertes sur les événements de vie, et ceci dans le but d’évaluer leur impact, se heurte au problème de la variabilité du ressenti de l’événement chez les individus (Brown, 1989). Il est en effet difficile d’uniformiser la notion d’événements de vie entre les individus, étant donné que chacun peut évaluer la sévérité et la signification émotionnelle d’un événement de manière différente.

Formalisation

La formalisation et l’opérationnalisation du concept de temporalité est relati-vement simple dès lors qu’on utilise un modèle statistique qui prend en compte l’aspect longitudinal des données. Suivant les méthodes utilisées, il est possible de tester le rôle du temps, c’est-à-dire du moment ou se produit l’événement, dans l’atténuation, ou l’aggravation, de l’impact. Nous resterons pour l’instant à un niveau purement conceptuel dans lequel nous formaliserons trois grands modèles théoriques de l’impact des événements sur une variable ou une trajectoire. Ces trois modèles théoriques ont été formalisés en épidémiologie (Ben-Shlomo et Kuh, 2002) et s’appliquent donc en particulier au domaine de la santé. Il est en revanche possible d’adapter ces modèles à une perspective sociologique ; on se rend alors compte qu’ils comportent de nombreuses similitudes avec des modèles théoriques développés indépendamment de l’épidémiologie. La particularité de l’épidémiologie est de se préoccuper principalement du rôle desexpositionsà des facteurs de risque sur l’occurrence d’une maladie. Dans une perspective sociologique, nous utiliserons plutôt ces modèles dans une perspective d’événements de vie dans les trajectoires individuelles. Ceci est parfaitement possible si l’on remplace le concept de facteurs de risque par celui d’événements de vie et que l’on choisit comme événement à expliquer quelque chose d’autre qu’une maladie. On est alors face à des modèles applicables à plusieurs problématiques de la sociologie des parcours de vie.

La temporalité dans le contexte d’un parcours de vie contenant des événements ordonnés pose plusieurs questions différentes. Premièrement, il y a , simplement, la question du moment du parcours auquel se produit l’événement. Deuxièmement, il y a la question de l’ordre entre les événements : on peut ainsi s’intéresser à l’ordre

entre différentes transitions vers l’âge adulte comme le départ de chez les parents, le premier emploi, le premier mariage etc., et essayer d’identifier les individus qui sortent de ce schéma normatif pour certaines cohortes. Finalement, la question de l’enchaînement des événements est peut-être la plus complexe à traiter : quels sont les événements ou les séquences d’événements qui augmentent significativement le risque qu’un autre événement se produise, en comparaison avec ceux qui n’ont pas subi ces événements « prédicteurs ». C’est notamment à cette question que répond l’algorithme de recherche de règles d’association entre événement que nous présentons dans le chapitre trois.

L’accumulation de risques

Dans ce modèle, le risque qu’une maladie se déclare est augmenté par chaque exposition à un facteur de risque. Comme nous l’évoquions plus haut, il est parfai-tement raisonnable de transposer ce modèle à la sociologie des parcours de vie en remplaçantmaladie etfacteurs de risqueparévénements. Ainsi, ce modèle postule que l’occurrence de chaque événement, A, B et C, ajoute un risque supplémen-taire qu’un événement « cible », l’événement D, se produise (Figure 1.1, à gauche).

Pour prendre un exemple concret, le risque qu’un étudiant arrête des études uni-versitaires peut être dû à l’accumulation de plusieurs événements : un conflit, une rupture sentimentale, des problèmes familiaux etc. Dans ce modèle, on ne spéci-fie pas de relations entre ces événements contribuant aux facteurs de risque. En revanche, Ben-Shlomo et Kuh (2002) proposent une variante dans laquelle les évé-nements contributeurs ont une cause commune (Figure 1.1, à droite) ; dans le cas précédent, on pourrait imaginer que la cause commune serait l’apparition d’une maladie psychiatrique comme un trouble du comportement qui rendrait difficile les relations avec autrui.

A B C

D

A B C

D E

temps temps

Figure1.1 – Modèle d’accumulation de risques, deux variantes

Le terme d’accumulation de risques prend ici une autre signification que dans l’accumulation d’avantages ou de désavantages. L’accent n’est pas mis dans ce modèle sur un processus temporel qui se traduirait par une suite d’événements, mais plutôt sur l’accumulation de risques dissociés les uns des autres du point de vue de la temporalité.

L’enchaînement de risques

Le modèle de l’enchaînement de risques est similaire au modèle précédent dans sa spécification d’une relation entre l’exposition à des facteurs de risque au cours de la vie et l’apparition d’un événement. La différence réside surtout dans le fait que, dans ce modèle, chaque exposition, ou événement, est en fait un facteur de risque pour l’apparition d’un autre événement (d’où la notion d’ « enchaînement » de risque). Pour ce modèle également, deux variantes existent (Kuh et Ben-Shlomo, 2004). Dans la première variante (Fig. 1.2, en haut), les événements s’enchaînent jusqu’à l’occurrence de l’événement final, mais en dehors de l’avant-dernier évé-nement, aucun événement n’augmente directement le risque de l’événement final.

La deuxième variante relâche cette contrainte, et propose que chaque événement influence l’événement suivant, en plus d’influencer directement le risque que l’évé-nement final se produise (Fig. 1.2, en bas).

A B C D

A B C D

temps

Figure 1.2 – Modèle d’enchaînement de risques, deux variantes

Le passage de la notion d’exposition à des facteurs de risque au concept d’évé-nements de vie permet de voir que l’approche de type parcours de vie en épidémio-logie, même si elle est déconnectée de la sociologie des parcours de vie en terme d’articles cités et de collaborations, en est finalement très proche et se pose les mêmes questions.

Les périodes critiques

Le modèle des périodes critiques (Kuh et Ben-Shlomo, 2004) se centre plus par-ticulièrement sur la question de la temporalité en terme de moment d’occurrence durant la trajectoire. Il y aurait ainsi certaines périodes critiques dans une trajec-toire, qui correspondraient à des moments propices pour un effet plus grand d’un événement. En terme de santé, par exemple pour les épidémiologues, la période de gestation de la mère est une période critique pour la santé future de l’enfant.

Il en est de même pour certaines périodes du développement psychologique et la future santé mentale. Le même principe peut être transposé aux trajectoires de formation ou de travail qui comportent un certain nombre de périodes critiques.

On peut penser par exemple aux effets fortement négatifs que peut entraîner une maladie grave ou un accident lors d’une année de scolarité importante ou à certains moments critiques d’une carrière professionnelle.