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Conceptualisation des processus d’accumulation

Parcours de vie et effets cumulés

1.2 Matthew effect et effets cumulés

1.2.1 Conceptualisation des processus d’accumulation

Dans ce travail, nous nous intéressons en particulier à des processus d’accumu-lation d’avantages ou de désavantages au cours de la vie en tant que générateurs d’inégalité croissante entre les individus avec l’âge. La description de ce type de processus dans le cadre de la sociologie remonte sans doute aux travaux de Merton sur leMatthew Effect. CeMatthew effect1est évoqué pour la première fois par Mer-ton (1968) dans une analyse de la production scientifique. MerMer-ton met en évidence le fait que ce sont les auteurs les plus réputés qui gagnent le plus de reconnais-sance lorsque leur nom figure sur un article collectif au détriment des auteurs les moins connus (Merton, 1968, 1988). Cet « effet Matthieu » est un processus social, puisqu’il s’appuie sur la reconnaissance des pairs, qui pousse à l’accroissement des inégalités entre scientifiques. Avec le temps, de plus en plus de renommée est ac-cordé à celui qui en a déjà, tandis que les co-auteurs n’en accumulent pas. L’écart se creuse ainsi et produit quelques carrières ascensionnelles, les « étoiles montantes » du domaine, pour beaucoup de carrières « stagnantes ».

Ce processus social d’accroissement des inégalités avec le temps a ensuite été réutilisé par Dannefer (1987) comme outil conceptuel pour comprendre les pro-cessus de différentiation qui s’opèrent à l’intérieur des cohortes de naissance, par opposition aux analyses qui s’intéressent aux différences statiques entre cohortes de naissance. Cette différentiation, Dannefer la désigne par le terme d’hétérogénéi-sation (Dannefer, 2003, 2009) : il observe en effet que la variabilité d’une caracté-ristique individuelle augmente à l’intérieur d’une cohorte avec le vieillissement des individus. Ces caractéristiques peuvent concerner par exemple l’état de santé (Ross et Wu, 1996), le statut social ou la situation économique (O’Rand et Henretta, 1999). L’interrogation principale est alors : comment expliquer cette hétérogénéité croissante avec l’âge ?

Dannefer propose une conceptualisation du vieillissement qui prend en compte les processus sociaux à l’oeuvre dans cet accroissement de la variabilité et qu’il nomme l’accumulation d’avantages et de désavantages, ou plus simplement les ef-fets cumulés. L’âge est donc en partie conceptualisé comme le résultat de processus

1. Merton l’a nommé ainsi en raison des paroles de Jésus rapportées dans l’évangile selon Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. » (Matthieu, 25 :29)

sociaux de différentiation et d’hétérogénéisation, en plus des mécanismes biolo-giques du vieillissement physique. Dannefer (2003, p.327) définit le concept d’effets cumulés comme : « la tendance systémique à la divergence interindividuelle d’une caractéristique donnée (par exemple le revenu, la santé ou le statut) au cours du temps2». Dans cette définition sont contenus les deux principes fondamentaux de ce concept.

Le principe de la tendance systémique postule que la divergence n’est pas qu’une simple extrapolation au cours du temps des caractéristiques individuelles d’origine mais qu’elle est le résultat de l’interaction de processus complexes. Il s’agit donc de dépasser une explication de cette hétérogénéité croissante par un seul processus biologique d’accentuation des différences interindividuelles et de tenter de mettre en évidence le rôle que jouent les processus sociaux. Le deuxième principe est contenu dans le terme de divergence interindividuelle. Ceci implique que les effets cumulés ne peuvent pas être considérés qu’au niveau d’un individu mais qu’ils sont propres à des groupes, comme par exemple une cohorte, à l’intérieur desquels les individus peuvent être comparés (Dannefer, 2003, p.327).

Le concept d’effets cumulés s’intègre aisément dans le paradigme du parcours de vie en raison de l’importance qu’il accorde à l’idée de temporalité, aux événe-ments de vie et, de manière plus générale, à la notion de trajectoire de vie. Les quatre principes décrits plus haut sur lesquels repose le paradigme du parcours de vie s’intègrent ainsi particulièrement bien à ceux sur lesquels repose le concept d’effets cumulés. Prendre en compte le contexte socio-historique de l’individu ou de la cohorte d’intérêt, c’est accorder aux événements de vie directement liés à des mouvements sociaux, des guerres ou des crises économiques un rôle à jouer dans un processus d’effets cumulés. Ainsi, on peut considérer qu’il existe par exemple un désavantage de base en termes de santé pour les enfants nés durant un conflit armé, en raison du rationnement et du stress infligés aux parents et aux enfants.

L’introduction du concept d’effets cumulés permet alors de faire l’hypothèse qu’en plus de ce désavantage de base, une accumulation d’effets négatifs va faire croître l’inégalité initiale au cours de la vie. Ainsi, l’inégalité de base en termes de santé peut provoquer, à moyen et à long terme, toute une série de problèmes médicaux liés à ce déficit de base. La trajectoire de santé ne serait évidemment pas la seule à être influencée ; il faudrait également prendre en compte les trajectoires liées à la formation et à l’emploi. Pour ces trajectoires également, l’inégalité de départ, par exemple en termes d’éducation ou de formation, peut provoquer une série de désavantage qui fera croître cette inégalité à travers le temps.

La temporalité joue également sans conteste un rôle dans l’importance d’un événement dans un parcours de vie tout comme dans les processus d’accumulation d’effets. Pour reprendre l’exemple du décès du conjoint évoqué plus haut, le moment de la vie où advient cet événement est un facteur important dans le déroulement futur du parcours de vie en raison justement de l’accumulation d’avantages ou de désavantages qui peut en découler. Un exemple peut-être plus parlant est celui du décès d’un parent ; dans ce cas de figure, la temporalité joue un rôle majeur dans l’influence que peut avoir cet événement sur la trajectoire future de l’individu. La perte d’un ou des deux parents durant des périodes critiques du parcours de vie de l’enfant fera certainement plus de dégâts à long terme que si elle se produit lorsque

2. Traduction personnelle

l’individu a déjà atteint l’âge adulte.

Le troisième principe dont nous avons fait mention est celui des vies liées. Son implication dans le cadre d’un processus d’effets cumulés est claire : le chômage d’un conjoint, la maladie d’un enfant, le décès d’un parent, tous ces événements qui concernent les proches de l’individu ont un impact direct sur son parcours de vie et peuvent être à l’origine d’une accumulation d’effets.

Le quatrième principe, celui de la capacité d’agir, revêt également de l’impor-tance dans l’hypothèse de l’accumulation d’effets. Plus concrètement, il s’agit de lutter contre une vision homogène des comportements individuels et de laisser une place à la décision personnelle qui peut faire prendre à un parcours une direction qui n’est pas totalement déterminée par des schèmes d’action cristallisés dès la pe-tite enfance. Les individus ne sont pas le fruit d’un milieu social unique et d’une socialisation homogène (Lahire, 2001). Les différentes combinaisons possibles ne permettent pas de définir un type de comportement homogène et les conséquences de celui-ci : « [...] plus les acteurs sont le produit de formes de vie sociales hété-rogènes, voire contradictoires, plus la logique de la situation présente joue un rôle central dans la réactivation d’une partie des expériences passées incorporées. Le passé est donc "ouvert" différemment selon la nature et la configuration de la si-tuation présente. » (Lahire, 2001, p.87). Ceci nous amène à prendre en compte la spécificité individuelle qui se traduit par une hétérogénéité dans la manière de faire des choix ou de gérer des événements. L’origine de cette hétérogénéité n’est pas simple (milieu d’origine, statut socio-professionnel, niveau d’éducation etc.) mais relève en partie des expériences passées.

La question principale à laquelle nous amène la perspective des effets cumulés concerne la raison pour laquelle, en partant de situations sociales semblables ou proches durant l’enfance, les parcours de vie de deux individus peuvent tant diver-ger. De nombreux travaux mettent en évidence l’existence d’un processus de cumu-lation d’avantages dans les inégalités économiques (O’Rand et Henretta, 1999). Ce concept a aussi été largement utilisé, dans la lignée des travaux de Merton (1968), dans les analyses des carrières scientifiques (Long et Fox, 1995).

Cette interrogation a également fait l’objet de plusieurs travaux sur l’impact des effets cumulés au cours de la vie sur la santé (Ferraro et Kelley-Moore, 2003; Ferraro et al., 2006; Ross et Wu, 1996). Ross et Wu (1996) s’intéressent aux inégalités de santé entre catégories socio-professionnelles au cours de la vie. En effet, bien que le lien entre statut social et santé ait été clairement établi dans de nombreuses études (Lynch, 2003), l’article de Ross et Wu (1996) met en évidence un processus de création d’inégalités se traduisant par une divergence de l’état de santé selon la position sociale qui s’accentue avec l’âge. En utilisant le niveau d’éducation comme révélateur de la position sociale, Ross et Wu postulent que les individus avec un niveau de formation faible accumuleront les désavantages. Ces désavantages sont, par exemple, des emplois plus éprouvants physiquement, des conditions de vie plus difficiles et offrant moins de possibilités de se faire suivre médicalement ou simplement des revenus plus bas et moins stables (Ross et Wu, 1996). Toujours dans le domaine de la santé, Ferraro et al. (2006) comparent, entre Blancs et Noirs, les hospitalisations au cours de la vie. La conclusion principale de leur étude est, premièrement, une inégalité de départ entre Blancs et Noirs, les individus blancs ayant plus de chance d’être hospitalisés, que leur hospitalisation soit plus courte

et qu’ils en réchappent vivants. La deuxième conclusion concerne des inégalités au cours de la vie ; avec l’âge, les hospitalisations augmentent davantage pour les individus blancs, peu importe leur sexe, que pour les individus noirs. La mortalité plus élevée observée chez les individus noirs est interprétée alors comme le résultat d’une accumulation de désavantages dans le parcours de santé. Le fait qu’ils soient moins soignés au cours de leur vie implique comparativement un plus grand risque de mauvaise santé générale et donc de mortalité en vieillissant.

D’un point de vue méthodologique, les études présentées plus haut ont comme point commun de se baser sur des modèles de régression plus ou moins raffinés. Ross et Wu (1996) analysent des données transversales à l’aide d’un modèle de régression multiple pour tester ensuite la forme fonctionnelle de l’effet de l’âge sur la santé en comparant différentes spécifications du modèle. Ferraro et Kelley-Moore (2003) utilisent quant à eux des modèles de régression tobit sur le degré de handicap, et Ferraro et al. (2006) des modèles de survie plus complexe couplées à des modèles de transition semi-markoviens. On peut aussi citer le travail de Willson et al. (2007) des effets aléatoires et des variables qui varient dans le temps sont introduits.

Nous identifions deux types de limite dans ces études. Premièrement, le concept des effets cumulés est délicat à opérationnaliser en raison de la multitude d’évé-nements possibles à prendre en compte. Par conséquent, les interactions entre ces événements ou ces séquences d’événements sont difficiles à intégrer et à estimer dans des modèles de régression. De plus, l’utilisation de données transversales dans certaines de ces études ne permet pas de rendre compte de la dynamique des pro-cessus. La deuxième limite des analyses citées plus haut est le type de variables explicatives sélectionnées. Ces variables sont tirées souvent des « grands classiques » de l’analyse statistique en sciences sociales : niveau d’éducation, revenu, origine so-ciale, statut professionnel etc. Dans le cas d’une problématique d’effets cumulés, ces variables ne sont pas en mesure de rendre compte assez finement des processus d’accumulation d’effets ; elles en sont parfois une conséquence, ou parfois une des causes. Ainsi, nous ne remettons pas en cause l’utilisation de modèles de régression, qui mettent de manière rigoureuse en évidence la significativité de variables et leur influence sur une variable d’intérêt (revenu, statut, niveau d’éducation), mais nous proposons l’utilisation de variables adaptées à la problématique d’accumulation d’effets.

L’utilisation du concept d’effets cumulés nécessite deux étapes. La première consiste à identifier le processus générateur d’inégalité croissante avec le temps.

Cette étape requiert que ce processus soit clairement formalisé afin qu’il soit opé-rationnalisable et testable dans le cadre d’une analyse statistique. La deuxième étape consiste à comprendre comment ce processus d’accumulation, s’il a été iden-tifié, exerce son influence sur les trajectoires de vie.

Pour parvenir à formaliser ce processus, il est également nécessaire de disposer d’une représentation formelle des objets à traiter, c’est-à-dire les parcours de vie.

1.2.2 Formalisation et opérationnalisation des processus