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Ode à l’inspiration

DE L’ART DANS NOTRE MONDE MÉDICAL 1 Comme un mauvais présage

2.1. Ode à l’inspiration

L’intersubjectivité en médecine se réfère en partie aux intuitions du médecin, cette part d’implicite si importante dans nos pratiques. Je tente par la suite, à travers quelques-unes de mes expériences, de montrer l’enjeu de l’intersubjectivité dans nos diagnostics et nos prises en charge. C’est donc par le biais de trois vécus que j’introduis la notion d’intersubjectivité : Expérience n°1 : C’est en cabinet de pédiatrie que je rencontre F., un enfant de 9 ans en bonne santé que nous voyons, mon maitre de stage et moi-même, assez régulièrement en consultation, la plupart du temps pour des examens de routine. Sa mère se plaint par moment de son comportement à la maison. Elle nous révèle une fois son désarroi face à l’insolence de son fils d’à peine 9 ans. Mon maitre de stage à l’habitude de voir entre deux consultations, sans rendez-vous programmés, des enfants rapidement en salle d’attente pour des « petits bobos ». C’est ce qui se passa ce jour-là avec F. et sa maman, ils venaient faire vérifier la bonne évolution d’aphtes buccaux, mon maitre de stage inspecta, rien de très particulier, les aphtes étaient toujours présents. Je me souviens très clairement la couleur bleue-violacée de ses

lèvres. Je ne sais pas ce que mon maitre de stage avait prévu de faire et ne le saurais

probablement jamais. J’eu quand même l’impression qu’elle allait le laisser partir avant que la mère ne lâche : « Docteur J, vous ne voulez pas lui prescrire une prise de sang ? Il est fatigué

depuis 10 jours, il n’est pas comme d’habitude… ». L’attitude « consciente » de tout médecin

aurait été d’interroger la maman sur ce qu’elle appelle « être fatigué » puis de l’examiner. Le Docteur J. étant un médecin très rigoureux, c’est ce qu’elle faisait à toutes ses consultations. Pourtant, ce jour-là, pas d’interrogatoire plus approfondi, aucun examen clinique. Elle ne prononça pas un mot de plus, prescrivit et tendit l’ordonnance de bilan à la maman. A leur départ, nous nous regardâmes avec un certain malaise et nous nous confortâmes toutes deux dans l’idée que quelque chose n’allait pas sans expliciter plus sur ce sentiment. Deux heures plus tard, le verdict tomba. Le laboratoire nous annonça des blastes sur le frottis sanguin. Ce vécu illustre pour moi parfaitement le partage des courants de conscience et la matrice

intersubjective qui s’est alors créée à cet instant T imperceptible entre le docteur J. et la maman de F. Le regard « sincèrement » inquiet de la maman, l’intonation de sa voix et certainement de multiples autres éléments ont intercepté le courant de conscience du docteur J. Pour comprendre d’avantage ce qui s’est joué à cet instant T, un entretien « approfondi » avec le docteur J. aurait été nécessaire (à la manière par exemple, d’entretiens d’explicitation ou phénoménologiques expérientiels que nous évoquerons plus loin).

Expérience n°2 : Mr P. est un homme d’une soixantaine d’années que je reçois aux urgences. Il nous est adressé par son médecin traitant pour une douleur de l’hypochondre droit sans plus de détails. Je passe la porte pour interroger et examiner Mr P. Infirmières et aides- soignantes étant déjà sur les chapeaux de roue pour l’installer et le perfuser, cela m’a laissé le temps d’observer Mr P. Ce qui m’a frappé dès le départ est sa manière de respirer. Il était polypnéique. Une saturation en oxygène aux alentours de 95% en air ambiant, et quelques sueurs. La recherche d’une embolie pulmonaire sur des critères aussi aspécifiques m’est venue à l’esprit quasi instantanément, sans même avoir parlé au patient. Après interrogatoire et examen clinique, les idées se sont floutées. Une fréquence respiratoire élevée sur une hyperventilation due à la douleur ? Aucun signe de phlébite, un signe de Murphy pouvant m’évoquer une colique hépatique, mais aussi une douleur à l’ébranlement de la fosse lombaire droite m’évoquant une colique néphrétique… Autant de signes que de diagnostics. Une gazométrie non contributive. Devant l’hyperalgie, la morphine est administrée et semble améliorer la douleur et la fréquence respiratoire. Un médecin sénior voit le patient à son tour et décide de réaliser un scanner abdominal sur une suspicion d’occlusion intestinale, j’insiste pour compléter par un angioscanner thoracique devant l’impression initiale. Le diagnostic d’embolie pulmonaire bilatérale est posé. La connaissance de critères objectifs est à l’évidence primordiale pour le diagnostic d’embolie pulmonaire que nous savons difficile, mais reconnaissons que très souvent, quelque chose nous échappe, que ce soit dans la réussite ou l’échec. Cette part d’inspiration est connue de tout médecin.

Expérience n°3 : Mme T., 70 ans, aux antécédents médicaux lourds (encéphalite, compression médullaire…) est suivie pour un rhumatisme psoriasique sous biothérapie et en cours d’exploration pour suspicion de granulomatose. Elle est hospitalisée et l’attente d’examens complémentaires prolonge son hospitalisation, son état général se dégradant peu à peu. Des adénopathies multiples font suspecter un lymphome mais le transfert en hématologie est

retardé. Une absence de diagnostic précis, des résultats qui tardent, une nouvelle compression médullaire, des transferts aux urgences et en réanimation, une équipe médicale qui se scinde, poursuite des soins pour les uns, acharnement thérapeutique pour les autres… Tout ceci conduit au malaise. Au malaise de l’équipe médicale. Au malaise de l’interne face à la famille. Au malaise face aux questions auxquelles nous n’avons pas les réponses. Un lymphome à EBV de haut grade sera finalement diagnostiqué sans qu’une thérapeutique ne puisse être mise en place pour la guérir. La présence du personnel et de l’interne aura finalement était le meilleur « remède » pour recevoir toute la reconnaissance de la famille. C’est le cas de Mme T. et de bien d’autres d’ailleurs, où nous n’avons pas eu l’impression de faire de grands exploits dans notre prise en charge, où nous nous sommes sentis à bien des égards totalement impuissants face à la situation. Celle-là même où nous doutons plus que d’habitude, où nous ne trouvons pas d’issues convenables, où nous souhaiterions repousser les limites du possible. Et pourtant, parfois, l’angoisse que nous ressentons n’est pas celle que nous renvoie, dans un élan inexplicable de bienveillance, le patient lui-même ou sa famille. Cette reconnaissance que nous attendons tous en tant que médecin et qui vient nous bousculer par son arrivée inespérée, révèle encore une fois, toute la complexité de la condition humaine si prégnante dans notre métier.

Cette troisième expérience suggère que l’intersubjectivité se réfère au monde de l’implicite et à la notion du non verbal (ou du non agir dans le cas de Mme T) qui se joue lors d’une consultation et qui va parfois peser d’avantage que tout ce qui se verbalise. Deux patients distincts exprimant la même plainte, en fonction de la manière dont ils l’expriment et de leur attitude face à elle, ne seront pas pris en charge de la même manière. De plus, par le mode de l’échange, l’attitude du médecin, la position physique, les gestes, les non-dits, l’attention portée à ces échanges non verbaux va donner à la relation médecin-malade plus de densité. Stern parle à ce propos d’accordage affectif, notion initialement déduite des conduites d’interactions précoces et réciproques entre la mère et son bébé, « dans lequel la mère joue

de son propre comportement pour se mettre en harmonie avec la forme de vitalité de son bébé » (Stern, 2010). Ce n’est pas une reproduction mais une forme d’imitation, la mère imite

(reproduit) les éléments dynamiques produits par son bébé, mais avec un contenu différent, dans une modalité différente. Entre adultes, nous continuons de nous comprendre de manière implicite. En consultation, l’accordage affectif de Stern est d’autant plus mis en jeu, plus que

nous adapter, nous faisons en sorte de nous accorder au patient face à nous par l’intonation de la voix, les mimiques, les gestes, les moments de silences jugés instinctivement ni trop longs ni trop courts... Pour certains médecins, ceux pour qui l’expérience a fait son chemin, ces éléments non verbaux ne sont plus que des automatismes qui vont rendre la relation plus sincère, ou plutôt dirons-nous, plus harmonieuse.