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Le corps en mouvement

DE L’ART DANS NOTRE MONDE MÉDICAL 1 Comme un mauvais présage

1.3. Le corps en mouvement

L’élan comme décrit ci-dessus procure des changements tant psychiques que physiques. Lorsque l’élan fait de nouveau son apparition, le corps se réveille. Le dos et la nuque se redressent, les muscles retrouvent de leur tension, le regard est plus vif. Le mouvement est crucial dans toute expérience dynamique, nous dit Stern (Stern, 2010). C’est par ce biais qu’il trouve un intérêt particulier aux thérapies corporelles. L’étude de Stern sur les formes de vitalité peut éclairer notre propos. Nous le rejoignons en disant que l’expérience de vitalité est indissociable du corps en mouvement, que le mouvement soit réel ou imaginé. Stern montre que les formes de vitalité sont caractérisées par cinq éléments dynamiques : le mouvement, la force, le temps, l’espace et l’intention/directionnalité. Ces éléments seront abordés, de manière inégale cependant, tout au long de notre thèse car tous les arts « jouent » en travaillant et en amplifiant ces éléments afin de permettre l’expression des formes de vitalité. C’est cette « exemplification » (Goodman, 2011) qui dans l’art nous donne l’impression d’être « plus vivant », qui réactive le sentiment primaire de vie. A notre sens, la reprise d’un mouvement, entendu comme une totalité de petits mouvements, est un enjeu majeur chez les patients dépressifs.

L’activité artistique utilise le mouvement, qu’il soit interne et/ou externe. Le mouvement externe est aisément perceptible. Le mouvement interne, s’ajoutant au mouvement externe, moins visible, fait appel quant à lui aux sensations et émotions. La musique est l’art le plus étudié dans ce domaine. Si nous reprenons l’article sur l’Homonculus musical écrit par Vion Dury, les participants, pour certains musiciens professionnels, décrivent l’expérience d’écoute musicale proposée comme une expérience corporelle car mettant en jeu non seulement des

images visuelles superposées aux sons mais aussi d’autres méthodes sensorielles notamment kinesthésiques. Une autre manière de sentir son corps est rendu possible, la partie haute du corps étant privilégiée(espace central situé entre le nombril et le sternum ; cavité abdominale

ouverte et vide; cœur, tête) (Vion-Dury, 2016).

Un autre article met en lumière cette fois les paroles de patients hospitalisés en soins palliatifs. Une expérience d’écoute musicale leur a été également proposée. Celle-ci dirigée par C. Oppert, violoncelliste et art-thérapeute. « Ça prend », « ça touche », « ça transporte », « ça

soulève de terre », « ça me glisse dedans », « ça m’envahit », « ça me transperce », voici les

expressions utilisées par les patients pour décrire les effets produits par la musique. Dans cet article, par les vibrations que transmet le violoncelle, la musique semble envahir le corps, suscitant chez ces personnes, privées pour la plupart de leur liberté de mouvements, une nouvelle occasion de s’éprouver en leur corps. La musique « induit des vagues, déplace les

nodosités, fluidifie le statique, établit des correspondances, trace d’autres voies » (Oppert et

al., 2017). Chez ces patients, à l’approche de la mort, la musique semblait encore être capable d’insuffler un élan régénératif et bienfaisant.

Quel que soit l’art pratiqué, le bon « geste » est recherché. La danse donne une possibilité élargie de manifestation du mouvement par la représentation visuelle des sensations que procure la musique. Mais c’est bien par le mouvement interne du danseur que seront transmis les formes de vitalité/les élans qu’il saura exprimer au spectateur et qui rendront sa danse vivante. C’est ici bien à l’intérieur du sujet que l’élan prend sa source. Comme pour l’élan personnel de Minkowski, certains témoignages d’artistes suggèrent que l’inspiration émerge d’un phénomène d’introspection (Morais, 2012). Mais en fait, plus loin dans son ouvrage, Minkowski le précisera, l’idée ou l’inspiration semble être une entité particulièrement autonome, tantôt jaillissant du for intérieur, tantôt venant d’une union intime avec le devenir ambiant (Minkowski, 2013, p. 59). La suite du développement s’adresse à ce phénomène d’introspection. Nous ne nous attacherons pas, s’il y a lieu de le faire, à remettre en ordre chronologique ces phénomènes car ceux-ci ne peuvent être ni étalés ni décomposés dans une suite logique. Ils apparaissent aussi vite qu’ils disparaissent. Ils se potentialisent aussi bien qu’il se régulent entre eux. Pour pouvoir aborder cette thèse, nous avons l’obligation de poser, de marquer, de distinguer les phénomènes. Mais comprenons bien que le processus créatif en plus d’être personnel et subjectif, est en lui-même dynamique et instable.

2. Induction hypnotique

L’idée naît et « mûrit » quelque temps, temps plus ou moins long en fonction de l’ampleur du projet à accomplir, puis accompagnée par l’élan vital, nous nous y plongeons « corps et âme ». Il a été rapidement manifeste à l’écriture du récit faisant office de fil conducteur, de rapprocher l’état dans lequel je me trouve quand je crée à l’état hypnotique, phénomène bien décrit de nos jours mais non encore compris.

L’induction hypnotique se décline classiquement en plusieurs étapes : fixation de l’attention, confusion et dissociation. En rejoignant l’approche personnelle et vécue de la création, nous retrouvons des termes similaires : « se focalise », « confus », « se déconnecte ». En termes théoriques, l’hypnose est une modalisation1 particulière de conscience caractérisée par la

dissociation psychique ou « déconnection » et une « focalisation » sur le corps ou sur une scène imaginaire. Les trois étapes d’induction permettent ainsi d’atteindre la transe hypnotique ayant pour but une « redistribution des paramètres de l’existence » (Roustang, 2003a), pouvant être vécue comme un nouveau souffle, une nouvelle énergie. A la manière de l’hypnose, l’art pourrait-il nous permettre alors de modaliser notre conscience et d’apprécier ce nouveau souffle ? Du moins d’y accéder ? De l’explorer ?

2.1. Fixation

La phase d’induction nous invitant à nous concentrer sur la voix du thérapeute, sur notre corps, notre respiration, nos appuis, nos mouvements internes est ce que nous vivons lors de la mise en route d’une activité artistique. En dessin, je commence en me concentrant pour que mon geste soit fluide, ni trop brut, ni trop léger, ni trop ample, ni trop serré… « Quand je dessine,

j’essaie de le faire avec tout mon corps. Et quand je dis corps je ne parle pas seulement de la force des muscles de la main qui tient l’outil, ou les yeux qui guident les proportions et la distribution des traits sur la feuille. Je dessine avec mon corps créateur, qui est aussi les muscles et les yeux, mais c’est aussi le rythme de la respiration, la vibration de la chair, la température qui émane de la surface que j’occupe, les oreilles qui captent le son du geste contre la feuille, qui se contractent dans un réflexe primitif quasi animal quand un bruit latéral vient

1Le mot modalisation vient de Husserl et il est plus évocateur de la variabilité de l’expérience consciente que de la notion d’état de conscience, pertinent pour la pratique clinique mais peu satisfaisant pour l’approche phénoménologique.

interrompre la chanson du papier. J’essaie d’être présente. Attentive. À tout ce qui puisse surgir » (Sanchez Napal, 2018).

L’art, par ses vertus hypnotiques intrinsèques, échappe aux procédés d’induction classique amorcés par un tiers. Il s’agit d’une induction spontanée (Lapassade, 1987). La musique est certainement l’art le plus puissant dans ce domaine pouvant opérer une plongée vertigineuse dans « l’inconscient » en dehors de processus de création actif. La « transe créatrice » est une transe hypnotique, un état tout à fait naturel que nous fait vivre notre conscience. Il existerait « une sorte de continuum qui va de l’autohypnose légère bien proche de la rêverie, à la transe

chamanique la plus intense, en passant par toutes les modalisations de la conscience que génère l’écoute musicale et plus généralement l’activité esthétique » (Mougin et al., 2018).

2.2. Confusion

Un terme qui peut nous laisser perplexe au premier abord, un état que l’on connait bien pourtant, un état naturel, disions-nous, où nous ne savons plus dire si nous pensons ou nous ne pensons plus. Une expression que nous avons peut-être tous prononcé au moins une fois : « j’ai besoin de me vider la tête » et qui signifie de ne plus vouloir se focaliser sur une ou des pensées fixes, toujours les mêmes qui tournent en bouclent dans nos têtes comme imprimées, gravées. Vouloir les voir se désancrer, se mettre en apesanteur, les voir flotter puis s’entrelacer dans un flux continu : voici ce que nous recherchons et qui nous apaise ensuite lors d’une course par exemple, d’une longue marche, d’une création… Ce terme de confusion nous paraît alors bien plus familier : ce bouton « off » pour ne plus penser. « La pensée se rend

meuble et souple, elle s’insinue dans le corps pour ne plus s’en distinguer. Elle est comme l’eau qui pénètre dans tout interstice possible et dont la force est irrésistible, dangereuse si l’on n’y résiste. On sait alors que cette eau vient de partout, qu’elle s’écoule de toutes les dénivellations de nos existences et qu’elle se recueille par toutes nos fibres. La pensée n’est plus quelque chose à part qui surplomberait comme un nuage et qui nous tiendrait sous la menace d’une grêle d’intelligence, elle est la rosée du matin ensoleillée qui imprègne nos corps, nos corps pensant » (Roustang, 2003b, p. 34). C’est sur cette base d’unité corps-esprit qu’agissent la

2.3. Dissociation

En hypnose, l’accès aux processus inconscients s’obtiendrait par la dissociation, cette sensation d’être ici et ailleurs, plus présent avec soi-même et moins présent avec le monde extérieur, comme dans un autre monde, aussi paradoxal que cela puisse paraître, celui de notre monde intérieur, lui-même métaphore de notre conscience. Une modélisation du cerveau avec ses lobes et ses zones d’activations à partir desquelles nous explorons son fonctionnement et établissons des connaissances est aujourd’hui admise par l’ensemble de la communauté scientifique. La question de la conscience est plus délicate. Les débats sont toujours d’actualité. Vion Dury en propose une image : celle du globe terrestre, celui-ci entouré d’une fine écorce (correspondant à la conscience réflexive), entre le noyau et cette écorce circulerait l’épais magma du manteau qui correspondrait à la conscience pré-réflexive, le noyau terrestre pouvant alors représenter l’ensemble des processus inconscients (Balzani et al., 2013). L’hypnose permet l’exploration du manteau et dans une moindre mesure, du noyau.

L’étude de l’inconscient a été initiée par Freud qu’il associe au refoulement. Pour lui, l’artiste incarne les lois de l’inconscient dans son processus créateur et l’œuvre révèle les forces qui contiennent le refoulement. L’œuvre lèverait le refoulement des désirs inconscients de l’artiste mais aussi du spectateur, auditeur ou lecteur. Jung quant à lui, insiste sur le fait que les souffrances dues au refoulement sont d’autant plus grandes si l’attitude consciente est désespérément fausse à l’égard de l’inconscient. Margaret Naumburg et Edith Kramer, deux psychologues pionnières de l’art-thérapie à médiation plastique, reprennent les idées de Freud. La création du patient correspondrait à une communication symbolique de l’inconscient et le travail de création serait processus thérapeutique. Accéder à notre inconscient à travers la création permettrait d’y effectuer des changements et de tendre vers une potentielle guérison. Pour Roustang, « ce qui est endormi pour la veille restreinte de la

conscience, et qui doit rester endormi sous peine de la faire exploser, on pourra le nommer inconscient » (Roustang, 2003a, p. 46). Comme si, la part restreinte de notre conscience nous

protège de l’expression trop vive de nos processus inconscients. Le refoulement décrit par Freud ne serait pas chose si délétère. On peut le comprendre quant à notre rapport avec la société, notre rapport aux autres si nous laissions totalement agir notre inconscient… L’inconscient ne devrait ainsi pas prendre le pas sur l’ensemble de la conscience. Ni

envahissement ni développement anarchique de l’inconscient n’est bénéfique. Précisons que Roustang s’affranchira par la suite du terme d’inconscient et ne retiendra plus que les notions de veille restreinte, veille paradoxale et veille généralisée.

L’idée d’un inconscient plus positif, moins mystérieux, comme décrit par Erickson nous semble intéressant également avec notre approche sur l’art. Un inconscient qui désigne une caractéristique de certains comportements et non plus une instance intrapsychique inaccessible qui constituerait la profondeur de la psychè (Dastur, 2007). Pour Erickson, « ce

sont les règles sociales et culturelles que nous utilisons, spontanément, dans toutes nos relations et que nous serions bien en peine d’énoncer ; ce sont les expériences passées que nous pensons avoir oubliées, les sentiments et émotions qui les accompagnaient dont une empreinte fidèle est conservée, comme les expérimentations en état d’hypnose l’ont prouvé ; ce sont nos gestes, actes, comportements soit automatiques s’ils ont d’abord été volontairement appris puis engrammés pour qu’ils puissent être effectués sans occuper la conscience, soit involontaires s’il n’y a jamais eu passage par la conscience ; c’est encore l’essentiel du langage non-verbal qui est un appareil de communication complet pouvant se suffire à lui-même ou accompagner le langage verbal et qui est au cœur de toutes nos relations » (Virot, 1988, p. 70). En reprenant l’idée du globe terrestre, l’inconscient d’Erickson

ferait en fait partie du manteau, de la part pré-réflexive de notre conscience (de la conscience non-réflexive ou des vécus d’arrière-plan en restant fidèle à Husserl), plus accessible que le noyau inconscient.

Les frontières entre conscient et inconscient restent éphémères et transparentes. Nous ne sommes évidemment pas en mesure de statuer et il en serait d’ailleurs inutile. Chaque idée et chaque image nous permettent d’entretenir la réflexion. Quoi qu’il en soit, à l’instar de notre développement sur le monde implicite (voir chapitre sur l’intersubjectivité), il s’agirait avec l’art d’intégrer ou de fondre et parfois de tenter de modifier à un rythme contrôlé, des éléments se trouvant sous l’écorce pour un élargissement plus propice de l’ensemble de la conscience. Au cœur des processus psychiques (et corporels), en découvrant l’enveloppe protectrice, l’art peut faire son travail de liberté dans un cadre rassurant. C’est ici que dans le contexte de ce travail, il nous semble que le terme de dissociation prend son sens, en ce que

la création permet de ne plus se situer à l’interface « entre deux mondes » (sur l’écorce) mais, au moins un instant, de se situer uniquement au centre de soi-même.