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Modulation des représentations

DE L’ART DANS NOTRE MONDE MÉDICAL 1 Comme un mauvais présage

3.4. Modulation des représentations

Percevoir est une opération intellectuelle qui sait reconnaître l’unité d’une multiplicité d’apparence. La perception nous est utile car elle teste notre faculté de jugement mais peut être aussi source d’erreurs. En reprenant l’exemple métaphorique de Sartre (Sartre, 2017), si nous observons une face de couleur bleue d’un cube face à nous, nous pourrions hâtivement conclure que ce cube est bleu alors que sa face postérieure, que je ne vois pas, est finalement d’une toute autre couleur. Percevoir nous permet de voir une face d’un cube face à nous. L’imagination permet d’envisager toutes les facettes de ce cube à partir de la même position. Cette disposition nous permet de « réfléchir » en se délestant du poids du jugement. Ne nous trompons pas, à défaut d’être source d’erreurs, elle nous place au centre d’incertitudes et de déséquilibres qu’il nous faudra dompter. Et encore faudra-t-il savoir quand il nous sera nécessaire et utile de visualiser la face postérieure du cube…

« Entre l’imagination et la perception, le lien est indissociable. L’indétermination de la seconde

suscite les propositions de la première » (Roustang, 2003a, p. 79)

L’approche de Roustang nous témoigne que pour opérer un changement en état de transe, avant même de savoir « mieux » percevoir, il est nécessaire de laisser place à une perception plus vaste qu’il appelle perceptude où nos sens sont au premier plan, une sorte de sensorialité élargie où les sensations nous traversent de toutes parts, une sorte de chaos, de chute libre pour (re)trouver « dans cet ensemble son rôle et sa fonction ». Ceci avec le minimum de liens préconçus, le minimum de synthèse, le minimum de réduction, jusqu’à la suspension de tout jugement rappelant le principe d’épochè en phénoménologie. La danse et notamment la danse contemporaine opère symboliquement cet épochè : suspendre le jugement ou le geste usuel, ne pas reproduire la forme mais laisser venir le mouvement, juste le mouvement. Elle exige cette mise entre parenthèse en se destituant de l’attitude naturelle, en se débarrassant des codes rigides que nous revêtons. Quelle que soit la branche artistique, l’attitude créatrice se mêle à l’attitude phénoménologique, toutes deux « donnent à voir » sur ce mode « épochal ».

Sartre ajoute : « ce qui manque, précisément, c’est un pouvoir contemplateur de la conscience,

une certaine façon de se tenir à distance de ses images, de ses propres pensées, et de leur laisser leur déroulement logique, au lieu de peser sur elle de tout son poids, de se jeter dans la balance, d’être juge et partie, d’user de son pouvoir synthétique pour faire la synthèse de n’importe quoi avec n’importe quoi » (Sartre, 2017, p. 93).

L’accès au pouvoir contemplateur que souhaite Sartre ne peut être atteint qu’après avoir retiré les barrières du jugement, « quand le soi conscient et réflexif s’estompe, l’absence de

fondements absolus donne accès à ce monde imaginaire et tout peut passer au travers de soi »

(Chu-Yin, 2014, p. 133).

« Le langage adapté à la transe est, comme son nom l’indique, celui du passage. Il ne s’attarde

à rien, mais s’en va ailleurs et se pose sur d’autres choses et d’autres termes. Il est fragile et toujours incertain ; il ne peut durer que par son propre mouvement. Il n’est rien parce qu’il doit être tout, c’est-à-dire l’expression du « sentir tout à la fois » » (Roustang, 2003b, p. 163).

« Le sentir tout à la fois » de Roustang ne signifie ainsi pas simplement avoir des sensations, mais s’ouvrir à toutes sensations, il suppose cette ouverture, au monde et à l’être. Il s’agit de se laisser traverser par le son, l’image, le mouvement, le geste et d’accepter tout ce que l’imaginaire peux nous communiquer. Accepter d’être le passage. Il ne suffit pas d’entendre la musique, il faut en faire l’expérience, il faut la laisser nous atteindre, la laisser résonner, la laisser vibrer jusqu’à pouvoir anticiper la note suivante. Laisser le « rythme frémir à l’intérieur

du thorax ». En plein moment de création, se laisser submerger par les paradoxes, laisser passer pour atteindre le point d’équilibre, entre maitrise et non-maitrise, entre contrôle et

lâcher prise, entre présence et absence... Cette étape semble absolument nécessaire pour pourvoir par la suite accéder à une perception ou une image renouvelée, modifiant alors nos pensées fixes, nos habitudes stéréotypées, nos existences figées.

C’est dans cet état que l’on s’ouvre d’autant mieux aux images mentales que notre cerveau élabore, sans y réfléchir vraiment, sans faire l’effort de les interroger. Par exemple, l’expérience d’un moment accordé à la pratique du dessin laisse des images vagabonder, remonter en surface, sans interprétations ni jugements. Parfois, des images « difficiles » font leur apparition mais ne s’associent pas à une émotion ou à un sentiment particulier, comme si elles se détachaient d’eux. Ces images prennent part à la création. Dans une thérapie par l’art, nous pouvons nous attarder sur ces images, prendre le temps de les visualiser et de

travailler avec elles. Difficilement dévoilées « à nu » par la parole, au sein d’une thérapie par l’art elles seront elles-mêmes métaphorisées par le médium artistique, opérant une sorte de métaphore de la métaphore. La métaphore est la porte d’entrée à la sensorialité élargie de Roustang. La métaphore donne à voir, à sentir, à toucher, à goûter, à entendre… et tout ça à la fois. Elle est à elle seule un paradoxe, elle s’incarne dans le vécu de la personne tout en réussissant une mise à distance (Lalau, 2017). Dans le cadre d’une thérapie, les personnes ayant des facilités de représentation amèneront elles-mêmes leur(s) métaphore(s), d’autres auront besoin d’aide pour les visualiser. Dans tous les cas, c’est le mouvement qui importe. Pour permettre ce mouvement, l’intervention d’une tierce personne (le thérapeute dans notre cas) est bien souvent nécessaire.

Alors que la méthode phénoménologique nous aide ici à penser l’art-thérapie, la méthode d’entretien phénoménologique expérientiel que nous avons décrite plus haut, peut nous aider à la pratiquer. Avec un patient en thérapie, l’accès à l’imaginaire et aux métaphores peut être permis par la même manière de questionner, non pas une expérience passée mais une œuvre. Par exemple, à partir d’une montagne peinte, nous questionnerons : « qu’y a-t-il derrière cette

montagne ? Qu’y a-t-il plus loin, que voit-on sur les côtés, peut-on mettre l’œuvre sur une feuille un peu plus grande et peindre autour, pour voir tout ce qu’il y a autour de ce sujet, peut- on agrandir une partie ? Le petit arbre si loin, peut-on le voir plus grand ? Qu’aimeriez-vous que les autres disent de l’œuvre, pourriez-vous en faire une autre complètement inverse de celle-là ? Y a-t-il une musique ou une chanson allant avec cette œuvre ? […] » (Rodriguez et al.,

2012).

En réussissant à créer de nouvelles images, on tentera de casser ce cercle vicieux dans lequel les images font souffrir et où la souffrance empêche l’imagination de se déployer. Bachelard croyait en la puissance du poème, art capable de « défixer » des images fossilisées. En s’enrichissant par la métaphore, l’image neuve remet l’imagination en vie et renouvelle le psychisme. « Une image qui se fixe déserte l’univers de l’imaginaire. Elle se refroidit en concept.

L’imaginaire est incandescent, occupé sans cesse à changer ses images [...] Une image stable et achevée coupe les ailes à l’imagination […] L’image veut le mouvement […] L’imaginaire se propulse dans un ailleurs, dans l’inédit, dans la nouveauté. Il ne répète pas le passé » (Tanguay,