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Histoire de résonance

DE L’ART DANS NOTRE MONDE MÉDICAL 1 Comme un mauvais présage

6. Retour au monde « réel »

6.4. Histoire de résonance

Si nous nous méfions peu de nos jours du manque de relations par le nombre pour le moins élevé de « connexions », certains sociologues comme Rosa nous alertent sur la potentielle origine du syndrome dépressif (incluant le burn-out), qu’il n’analyse non pas comme une absence de relations aux autres et au monde mais comme une absence de résonance, une sorte de « relation sans relation » (Rosa, 2018). Nous pourrions penser que ce sujet sociologique s’éloigne de la médecine, pourtant en cabinet de médecine générale, combien de consultations sont occupées par des demandes d’arrêts de travail pour « burn out » ? A défaut de pouvoir y trouver une résolution, nous pouvons nous interroger.

Des faits extrêmes nous rappellent de quelle manière et avec quelle intensité nous sommes reliés au monde qui nous entoure. Cyrulnik nous rappelle que le nouveau-né sans aucun trouble physico-biologique et avec les apports physiologiques nécessaires meurt sans l’altérité.

Encore plus surprenant, dans des sociétés tribales, des ethnologues ont rendu compte de la pratique de la mort sociale ou mort vaudou, consistant à tuer littéralement des membres de la tribu en leur refusant toute relation sociale : on ne les salue plus, on ne leur sourit plus, on ne les « voit » plus , l’absence totale de toutes expressions mimiques et de gestes les nie en tant qu’êtres sociaux et en très peu de temps, ils perdent toute volonté et meurent, physiquement, par manque de résonance selon Rosa (Ibid., p. 173).

Cette idée de correspondance affective, inhérente à la musique et à toute forme d’art, est possible par le phénomène de résonance comme le décrit Rosa : « Je suis affecté par une chose,

une personne, une œuvre d’art et à mon tour j’exprime une émotion, je touche, j’affecte l’autre. Le monde parle. Je parle. Les deux côtés parlent de leur propre voix. La relation induit une transformation mutuelle à la fois du monde et du sujet ». C’est la thèse que défend Rosa, d’un

monde résonant, « un monde où il ne s’agit plus, avant tout, de disposer d’autrui, mais de

l’entendre et de lui répondre » (Ibid., p. 527).

Pour mieux comprendre ce qu’est la résonance, il peut nous être utile de visualiser ce qu’elle n’est pas dans notre quotidien. Ces moments où ne sommes pas là, où nous répondons à notre interlocuteur de manière automatique, où nous répétons des discours convenus, entendus et rapportés sans travail de mise en perspective. Où nous faisons semblant d’avoir entendu, aidés par des tics d’expressions faciale et langagière. Où nous pensons engager un dialogue mais dans lequel nous n’entretenons finalement qu’un monologue. Où les mots restent plats, sans relief, où l’ennui envahit l’espace, où la relation ne s’établit pas. Ces moments dans lesquels nous restons insensibles voire hostiles à l’égard d’autrui.

En consultation, le problème se pose concrètement lorsque le médecin ou le patient lance un appel qui ne reçoit pas de réponse. Cela arrive assez fréquemment en cabinet de médecine générale, soit parce que le médecin n’a pas le temps ni l’envie de s’attarder sur un énième problème énoncé, soit parce que le patient n’estime pas être venu pour s’exprimer sur un sujet que le médecin souhaite aborder. La possibilité de résonance ne se crée pas. Il ne reste que l’écho émis par la personne ayant demandé résonance. Tous ces moments sont des moments que Rosa nomme des moments d’aliénation mais qu’il juge pourtant nécessaires au sens où l’aliénation doit être ressentie pour que puisse se former des relations résonantes. En consultation, nous échangeons nécessairement par « oscillation expérientielle » (Roubal et al., 2015) entre empathie et mise à distance. C’est ce qu’il se joue dans la question du danger réel

ou potentiel d’exposition des émotions du médecin envers son patient. Mais Rosa nous le dit bien, être résonant n’est pas mettre à nu ses émotions mais faire plus subtilement vibrer la corde sensible afin que les deux sujets puissent se répondre. Ce mode de relation reste ouvert aux contenus émotionnels mais ne s’y réduit pas. La résonance fait également partie du monde du « sentir », comme exploré plus haut (voir chapitre sur « L’imagination »), et revient au monde de « la vérité », à celui de « ma vérité ». Si ce son, cette voix, ce geste, ces paroles… résonnent en moi c’est que « je sens » qu’ils sonnent justes. « Ce qui importe c’est le sentir de

l’existence », écrit Roustang. Attendre, ne rien faire, ne rien savoir, rester tranquille, accepter

le vide, accepter le silence, mais continuer à sentir tout ce qui vient. Si ça vient et que ça résonne juste, alors continuez nous dit-il, sinon c’est que cela sonne faux, ne continuez pas, passez votre chemin (Roustang, 2006, p. 226). Il est ainsi inutile de chercher la résonance « à tout prix ».

A l’échelle d’une consultation médicale, cette notion de correspondance peut tout de même nous être utile. Au même titre que les axes de résonance que développe Rosa (sphère familiale, amitié, politique pour les axes horizontaux ; travail, école, sport pour les axes diagonaux ; religion, nature, art, histoire pour les axes verticaux…), la consultation médicale doit aussi s’efforcer d’être ou de rester un espace potentiel de résonance. Sous réserve de différences subtiles, alors que l’accordage affectif de Stern, la syntonie (le fait de vibrer à l’unisson avec l’ambiance) de Minkowski et reprise par Schutz, le « laisser venir » de Roustang ou l’expression plus générale « d’harmonie des courants de conscience » semblent s’acquérir au cours du temps et au fil de l’expérience, la résonance de Rosa ne se « commande » pas, ne s’apprend pas, arrive parfois sans prévenir, reste muette lorsqu’un désaccord apparaît trop profond et même sans raison apparente. Elle reste par définition indisponible, rejoint l’idée du « moment de rencontre » de Stern et les premières réflexions de cette thèse sur l’intersubjectivité, venant curieusement comme boucler la boucle. Elle reste indisponible donc difficilement maitrisable, mais se révèle à la condition de rester ouverts et attentifs (semblable à celle qu’il nous faut pour accueillir la « beauté » d’une œuvre), parfois sans effort démesuré, un simple regard pouvant susciter de la résonance et influencer positivement sur la relation au monde des sujets (Rosa, 2018, p. 209).

A défaut de retrouver ce genre de relation dans la réalité du quotidien, bon nombre d’entre nous se réfugient dans l’art, sphère de résonance encore puissante, dans ses différents sous-

ou micro- mondes, dans un livre, un film, une musique... Cet accordage étant absolument nécessaire dans toute représentation artistique, dans toute création, nous pouvons nous en servir. Peut-être devons-nous nous en servir afin de rendre la réalité du quotidien moins « morne, terne et vide », celle dans laquelle se trouve entièrement le patient dépressif (Rosa, 2018). Schutz, à travers ce qu’il appelle la syntonie du groupe musical, montre à quel point la musique jouée ensemble devient espace de résonance (Schutz, 2007). La danse quant à elle, utilise la musique mais aussi le corps lui-même comme espace de résonance. En groupe, chaque corps peut accueillir l’expérience d’un autre. La pratique du dessin peut ne pas être qu’une expérience solitaire. Un exercice d’intersubjectivité par excellence est celui du portrait, deux personnes se rencontrent par le regard. Un regard brut qui peut être déstabilisant, mais qui prend le temps d’être attentif, précis, sincère. Le portrait est une expérience particulièrement intime qui permet d’instaurer un véritable espace de résonance. Sans les mots, chacun ajuste son regard dans un but commun, celui de rendre beau et juste. Les deux sujets se rencontrent chacun dans le regard qu’ils reflètent.

Dans l’art, tout est question d’harmonie, de correspondance, de résonance. Le travail d’écriture est peut-être encore le plus parlant, « c’est la condition de la métaphorisation et

donc de la poésie : faire que toutes choses se correspondent » (Roustang, 2003b, p. 120).

L’inspiration de l’artiste est générée par des phénomènes de résonance multiples provenant de son environnement. Les images générées se transmettent et s’animent ensuite pour d’autres personnes. L’idée d’être touché(e) et de toucher à son tour engage une action de la part de chacun, peut être seulement celle de s’ouvrir. Alors « l’œuvre d’art aura joint ces vies

séparées, elle n’existera pas seulement en l’une d’elle comme un rêve tenace ou un délire persistant… elle habitera indivise dans plusieurs esprits, présomptivement dans tout esprit possible, comme une acquisition pour toujours » (Merleau-Ponty, 2013). L’œuvre d’art, une

fois finie et transmise, se perd vers d’autres horizons, vers d’autres consciences, elle se détache et nous échappe, elle continue sa propre vie. Elle est même appelée à nous survivre. L’élan qu’il nous a fallu pour la réaliser et qui prenait sa source dans « l’idée inconsciente » se perd de nouveau dans l’inconnu…

7. Conclusion de la 1

ère

partie

Imaginer le processus créatif opérer une exploration de la conscience à la manière de l’hypnose nous a permis de révéler petit à petit les moyens que l’art peut utiliser pour prendre soin. A travers l’étude de l’élan vital, des perceptions, de l’imagination, du sens existentiel, du temps vécu, et frôlant celle de la mémoire, de l’identité et de l’âme, ces réflexions nous confortent dans l’idée que l’activité artistique peut être bien plus qu’un simple moment de distraction ou de divertissement. La dimension de jeu ne peut pour autant pas disparaitre. Dans une thérapie par l’art notamment, un espace de jeu doit s’établir, tel un espace qui énumère ses quelques règles (ou suggestions) en dehors du monde réel et sans intentionnalité à l’exception de sa propre poursuite…

Avec le phénomène de résonance, nous refermons une boucle, nous amenant à suspendre l’exploration du processus créatif. Dans l’exploration du processus créatif, le phénomène de résonance dessine une boucle, qui nous semble vertueuse. Cette boucle créative dans laquelle nous nous mouvons doit encore une fois être enrichie, modulée, voire déformée par de nouvelles réflexions… (le réfléchir à le pousser jusqu’au bout, jusqu’à son insuffisance, jusqu’à

son éclatement ?) (Roustang, 2006, p. 223). De nouvelles hypothèses surgissent face à nous :

une faille au sein de cette boucle créative ne ferait-elle pas le lit de pathologies que nous avons à explorer, telles que la dépression, la maladie psychosomatique ou la démence… ? Et ces mêmes pathologies, en fragilisant l’élan vital dans la dépression, la capacité d’imagination dans la maladie psychosomatique etc... ne désorganiseraient-elle pas l’entièreté de cette boucle créative et donc l’ensemble du paysage psychique de l’individu ? Des études supplémentaires nous permettraient d’éclaicir ces hypothèses.

Figure 4: Boucle créative

Une question se pose à présent : comment intégrer l’art à nos pratiques médicales ? Nous ne pouvons pas échapper à cette question pratique. Est-ce du moins possible ? Dans le cadre d’une pratique de médecine générale, d’une pratique au sein de laquelle nous courrons de plus en plus vite après le temps, nous admettons que la tâche s’avère difficile et peu visualisable. Il ne sera pas question par la suite de conceptualiser ni de structurer nos réflexions afin de les intégrer à nos pratiques mais nous proposons de poursuivre l’exploration hors de ce cercle. Nous concevons à présent pleinement que ces questionnements s’insèrent dans le domaine particulier de la psychothérapie. Mais qu’en est-il de la psychothérapie en médecine générale ? A-t-elle seulement sa place ? Entre médecine générale, hypnose et art- thérapie, pouvons-nous accepter une confusion au sein même de ces disciplines ? Avec le projet d’entreprendre un réarrangement qui nous paraîtrait convenable, pouvons-nous accepter une telle dissolution des frontières séparant chacune d’elle ?

DES APPLICATIONS POSSIBLES