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Les actions managériales présentées dans notre modèle visent à favoriser l’équilibre entre les tensions paradoxales évoquées à travers les quatre contradictions documentées par notre étude : la prévision et la réaction, le contrôle et l’autonomie, le collectif et l’individuel ainsi que la stabilité et le changement. Bien que notre étude se soit concentrée sur les actions managériales qui appuient l’alignement, la responsabilisation, le ralliement et l’évolution, nous avons aussi repéré deux contraintes qui peuvent devenir des obstacles à l’actualisation de ces actions.

Premièrement, le manque de temps est ressorti comme un frein, notamment pour les actions de consulter, de soutenir l’initiative et de promouvoir l’amélioration. La consultation et le soutien à l’initiative demandent un investissement en temps, ce qui peut momentanément ralentir les activités de l’organisation. En se basant sur une vision à moyen et long terme, certains perçoivent ces actions comme un investissement. Pour d’autres qui sont assujettis à une pression de résultats à court terme, la consultation et le soutien à l’initiatives entraînent une perte d’efficience. Par ailleurs, le temps représente aussi une limite aux activités d’amélioration et de révision des tâches ou des pratiques : « Il faudrait avoir un peu de temps pour s’arrêter pour dire : OK, voici ce qu’on fait, comment on peut mieux le faire ? …  On n’a même pas le temps de prendre le temps d’optimiser nos façons de faire. » (E21). Le manque de temps voué aux actions porteuses d’amélioration continue rejoint les tensions énoncées par rapport au déséquilibre entre la prévision et la réaction décrite précédemment.

Deuxièmement, les intérêts et les ambitions personnels peuvent être des entraves aux actions de focaliser ainsi que de reconnaître et de connecter. Les ambitions de carrière des hauts dirigeants peuvent influencer l’alignement en interférant sur les filtres

décisionnels. L’écart potentiel entre les ambitions personnelles et les orientations organisationnelles désoriente les paliers subordonnés et peut inhiber les actions prises pour faire converger les initiatives et les personnes vers un but commun (E16). De même, dans certaines situations, il est ressorti que les ambitions individuelles priment sur l'avancement de l'organisation dans son ensemble :

Il y a une personne dans l’équipe qui avait de l’information et elle ne l’a pas partagée.… Elle ne le partageait pas pour des raisons stratégiques de son propre positionnement. … Tant et aussi longtemps que l’organisation ne promeut pas les gens en fonction de preuves tangibles de la collaboration, ça va rester comme ça. Et il ne faut pas se le cacher, présentement, les gens ne sont pas promus pour leur collaboration. (E16)

Parallèlement, le statut associé à un grade hiérarchique peut limiter les possibilités de connexions et de remise en question. D’une part, certaines personnes en autorité peuvent être moins réceptives aux idées de subordonnées (E16). D’autre part, plusieurs personnes ont un malaise à exprimer les idées ouvertement en présence d’une personne qui représente l’autorité (E18).

4.4. CONCLUSION

Nous nous sommes intéressée au vécu des gestionnaires qui travaillent au sein d’entreprises dont la volonté de développer la capacité d’agir des employés constitue une position stratégique. Notre étude nous a permis de documenter la présence de quatre tensions paradoxales rendues saillantes par le développement de la capacité d’agir : prévision/réaction, contrôle/autonomie, collectif/individuel et stabilité/changement. Grâce à une démarche de théorisation enracinée, nous avons pu comprendre comment les gestionnaires composent avec ces tensions. Nous avons ainsi été en mesure d’identifier 16 actions managériales qui aident les gestionnaires à concilier avec des forces en apparence contradiction. Ces actions sont regroupées sous les axes : alignement, responsabilisation, ralliement et évolution qui sont présentés

dans notre modèle de conciliation des tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir.

Les témoignages que nous avons recueillis auprès des participants soutiennent que lorsque des actions sont posées dans ces axes, le développement de la capacité d’agir permet le partage des responsabilités, la réactivité, l’entraide et le renouveau. En contrepartie, certaines situations mettent en lumière les défis de maintenir l’équilibre entre les tensions paradoxales vécues au quotidien. L’absence d’actions dans certains axes entraînerait des déséquilibres qui se perçoivent par de l’essoufflement, de l’inefficience, de la dispersion et une certaine vulnérabilité organisationnelle. L’interaction entre les axes fait d’ailleurs l’objet d’une discussion approfondie au prochain chapitre.

Le contexte compétitif, volatil et complexe qui caractérise les organisations contemporaines rend les dynamiques paradoxales omniprésentes (Quinn et al., 2015; Schad, Lewis, Raisch et Smith, 2016). La pensée dichotomique qui favorise un seul pôle entraînerait des repères managériaux mal adaptés à cette réalité (Lewis, 2000). En ce sens, les organisations devraient se tourner vers des modèles qui privilégient la réalisation d’objectifs en apparente contradiction (Evans, 1999). La pensée paradoxale « et/et » ne vise pas un compromis, mais une prise de conscience de la nécessaire simultanéité des tensions en apparente contradiction. Elle mise sur un processus d’équilibre entre des pôles opposés. Nos résultats suggèrent que le développement de la capacité d’agir génère des tensions en apparente contradiction et qu’une approche paradoxale serait adaptée à la conciliation de celles-ci.

L’intérêt pour la gestion des paradoxes se remarque par la multiplication des revues de littératures (Schad et al., 2016; Fairhurst, Smith, Banghart, Lewis, Putnam, Raisch et Schad, 2016) et des études empiriques réalisées (Guilmot, 2016; Kin, Fabbe-Costes, Prevot, 2018; Bollecker et Nobre, 2016; Valette, Fatien Diochion et Burellier, 2018). Dans le cadre de la présente étude doctorale, notre discussion s’insère dans cette conversation scientifique sur la gestion paradoxale et plus particulièrement sur la responsabilisation.

La première partie de ce chapitre porte sur la responsabilisation et vient situer le positionnement de notre étude par rapport au grand parapluie conceptuel de l’empowerment. Elle expose l’argumentaire clarifiant l’utilisation de l’expression « capacité d’agir » et propose une définition du construit du développement de la capacité d’agir (DCA). Ce volet de la discussion rend ainsi compte de la contribution théorique de notre thèse. La seconde partie de ce chapitre reprend la description des quatre tensions paradoxales explicitées par notre modèle et enrichit leur compréhension en identifiant des points de convergences et de divergences avec d’autres modèles et

d’autres propositions paradoxales recensés dans la littérature. Nous nous inspirions de trois principes élaborés par Schad et al. (2016) à la suite de leur revue de littérature exhaustive portant sur la recherche en gestion des paradoxes. Pour rendre explicites les liens établis entre les tensions mises en valeur par notre modèle, nous nous basons sur : (1) le concept d’équilibre pour expliquer les tensions entre les deux pôles de chacun des axes; (2) le principe d’holisme pour décrire les liens entre les axes et (3) l’unité des opposés pour étoffer la compréhension du mouvement d’émergence et de convergence. En enrichissant la compréhension de la nature des paradoxes d’une perspective micro, nous croyons que les constats présentés par cette partie de la discussion ont une portée pratique et constituent la contribution managériale de cette thèse.

Pour conclure le présent chapitre, nous examinons la tension entre la rigueur et la créativité. Cette tension peut être perçue comme un obstacle à l’exercice de théorisation en raison des difficultés associées à la conciliation de ces deux nécessités en apparentes contradictions (Garreau, 2015). Par l’entremise de notre vécu de chercheuse-doctorante et la mise en relations de celui-ci avec l’approche de la conscientisation des dualités (Graetz et Smith, 2008), nous tentons d’approfondir la réflexion sur l’apport de la créativité au processus de théorisation. En prenant un peu de hauteur pour auto- observer le développement de notre analyse, nous souhaitons contribuer à mieux comprendre ce qui se passe dans la boîte noire de l’exercice de théorisation.

En résumé, cette discussion porte, dans un premier temps, sur l’argumentaire clarifiant l’utilisation de l’expression « capacité d’agir » (contribution théorique). Par la suite, nous établissons des liens entre les tensions paradoxales et les axes d’actions documentés dans nos résultats et la littérature sur la gestion paradoxale (contribution managériale). Finalement, un retour sur l’exercice de théorisation caractérisé par la tension constructive entre la rigueur et la créativité (contribution méthodologique) complète la discussion.