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Les concepts d’exploitation et d’exploration

2.1. RENOUVEAU ORGANISATIONNEL

2.1.1. Les concepts d’exploitation et d’exploration

Les études sur le terrain laissent croire que les activités d’exploitation et les activités d’exploration peuvent agir en complémentarité (Graetz et Smith, 2009). Les activités d’exploitation visent le raffinement et le prolongement des compétences, des technologies et des paradigmes existants; leurs retombées sont directes et prévisibles. À l’inverse, l’essence des activités d’exploration est l’expérimentation de nouvelles options dont les effets sont incertains et à long terme. Dans plusieurs domaines, les nouvelles technologies et la diversité de la compétition forcent les organisations à s’orienter vers la créativité et de la réactivité (exploration), alors que la compétition sur le court terme demande l’exploitation de ce que l’organisation fait bien (stabilité) et l’évitement des risques (Volberda et al., 2001a).

L’exploration et l’exploitation sont essentielles au fonctionnement et à la survie des organisations; ces activités sont cependant souvent en concurrence pour l’allocation des ressources. Les organisations qui s’engagent intensivement dans des activités d’exploration aboutissent souvent à plusieurs idées non développées. À l’inverse, les organisations qui délaissent l’exploration se retrouvent coincées dans une stabilité sous-optimale. Comparativement aux retombées de l’exploitation, celles de l’exploration se présentent sur un horizon de temps plus long, elles comportent plus d’incertitudes et sont, par leur nature, plus éloignées du lieu d’action. Les conséquences des activités d’exploitation sont rapides et concrètes alors que la recherche de nouvelles idées, de nouveaux marchés et de nouvelles relations propose des résultats plus incertains et plus abstraits (March, 1991). La proximité temporale et la capacité d’anticipation des résultats des activités d’exploitation font en sorte que les organisations sont généralement tentées de mettre plus d’énergie sur l’amélioration de leur processus d’exploitation plutôt que sur les initiatives d’innovation qui perturbent

et déstabilisent. En ce sens, l’exploration tend à être inhibée par l’exploitation. Le volet exploration est ainsi plus vulnérable (March, 1991; Ronteau et Durand, 2009). Il devient complexe de trouver l’équilibre entre les succès et les certitudes du présent (évolution) et les opportunités et les risques qui projettent l’organisation dans le futur (révolution) ou, en d’autres mots, entre la stabilité et le changement.

Perret (2003) propose le modèle démarcation-appui (figure 2.1), fondé sur une étude de cas longitudinale, pour illustrer la dualité du changement. Ce modèle repose sur l’interaction réciproque de l’action et du contexte et s’appuie sur la coexistence de deux logiques. D’une part, la logique de démarcation qui mise sur la régénération de l’organisation. D’autre part, la logique d’appui qui tient compte de la réalité du contexte. L’interaction des deux logiques permet d’expliquer que d’un côté, l’action qui modifie la situation initiale (altérité/différenciation) doit demeurer cohérente avec les ancrages présents (identité/cohésion) sans quoi elle se voit confrontée aux limites de malléabilité de l’organisation (résistances au changement). De l’autre côté, s’il y a trop peu de différenciation avec la situation initiale, l’intentionnalité du changement sera grandement affectée. La nature paradoxale du changement explicité par le modèle démarcation-appui Perret (2003) s’apparente à la logique du modèle de l’équilibre dynamique de Smith et Lewis (2011) (figure 1.1). En effet, les deux modèles font ressortir la précarité de l’équilibre requis pour transformer un état de rupture en actions mobilisatrices (cycles vertueux) et éviter le chaos (cycles vicieux). Ces modèles illustrent l’influence positive des tensions entre les différentes forces pour dynamiser les organisations dans le sens d’une perpétuelle amélioration.

Figure 2.1

Le modèle démarcation-appui : interaction réciproque de l’action et du contexte

Source : Adapté du modèle démarcation-appui et de la figure : La conduite ambivalente du changement de Perret (2003, p.259 et p.281).

La dualité exploitation/exploration (March, 1991) ou démarcation/appui (Perret, 2003) peut ainsi être perçue comme paradoxale. Les paradoxes sont des éléments contradictoires et interreliés qui existent simultanément et de manière persistante dans le temps. Ces éléments semblent logiques lorsqu’ils sont considérés isolément, mais deviennent irrationnels ou inconsistants lorsque juxtaposés (Lewis, 2000). La théorie des paradoxes soutient que la viabilité d’une organisation requiert des efforts constants pour répondre à des demandes multiples et divergentes (Waldman, Putnam, Miron- Spektor et Siegel, 2019). Certains chercheurs utilisent le terme dualité (Evans, 1999; Graetz et Smith, 2009) alors que d’autres parlent d’ambidextérité (Birkinshaw et Gibson, 2004; Smith et Lewis, 2011; Tushman et O’Reilly, 1996; Weber et Tarba, 2014), pour faire référence à des tensions contradictoires. Selon une conception dynamique des organisations, il est raisonnable de croire que le monde recèle des forces opposées. Dans une perspective de dualité, les forces opposées créent de la tension en continu. La résolution de cette dualité ne passe pas par un choix polarisé d’une force ou d’une autre, mais par une quête d’équilibre entre ces forces (Evans, 1999). Le but ne serait donc pas d’introduire des cycles de stabilité et de changements radicaux, un patron souvent observé auprès des organisations en transformation (Romanelli et Tushman, 1994), mais de maintenir un équilibre entre des tensions pour assurer une

remise en question continue des pratiques organisationnelles. Ainsi, le renouveau organisationnel devrait être perçu comme un parcours flexible en continu plutôt qu’un passage drastique d’un état à un autre (Volberda, et al., 2001a).

Parallèlement, Birkinshaw et Gibson, (2004) associent l’ambidextérité spécifiquement aux tensions autour de l’adaptabilité et de l’alignement. À la suite de leur étude mixte (analyse qualitative d’entrevues et analyse quantitative de sondages) auprès de 41 unités d’affaires réparties dans dix entreprises, Birkinshaw et Gibson, (2004) ont proposé deux formes complémentaires d’ambidextérité : structurelle et contextuelle. Ces formes d’ambidextérité se distinguent notamment par la façon dont la dualité adaptatbilité/alignement est abordée. Cette dualité est gérée par les dirigeants au sommet de l’organisation dans le cas de l’ambidextérité structurelle, alors que l’ambidextérité contextuelle préconise que les personnes en première ligne concilient cette dualité en fonction de leur réalité quotidienne. D’une perspective organisationnelle, ces chercheurs définissent l’ambidextérité contextuelle comme l’orientation collective des employés vers l’atteinte simultanée de l’adaptabilité et de l’alignement7. Les organisations ambidextres éviteraient les systèmes de contrôles centralisés pour encourager plutôt l’autonomie locale ainsi que les stratégies ascendantes (bottom up). Elles favorisent l’innovation par la décentralisation, la responsabilisation et l’autonomie ainsi que par l’expérimentation et la prise de risques (Tushman et O’Reilly, 1996).

En somme, l’ambidextérité vise l’équilibre entre une capacité à saisir les opportunités liées à la volatilité de l’environnement (adaptabilité) et une vision claire des actions à organiser pour créer de la valeur (alignement). Il s’agit d’exécuter simultanément la stratégie actuelle tout en développant celle de demain.

7 At the organizational level, contextual ambidexterity can be defined as the collective orientation of the

employees toward the simultaneous pursuit of alignment and adaptability. [Traduction libre, Birkinshaw et Gibson, 2004, p.50].