• Aucun résultat trouvé

34 LAPOUGE, Gilles: 1978

Chapitre 2. Questions de méthode

2.1.1 Sur quoi et comment observer

Peu après m’être installée à Omarakana j’ai commencé à prendre part, d’une certaine manière, à la vie du village, à attendre avec impatience les événements importants ou les festivités, à prendre intérêt personnel pour les choses et pour le développement des petits incidents de villages, tous les matins, en me réveillant, la journée se présentait plus ou moins comme pour un indigène. Quand je sortais de sous la moustiquaire, je trouvais autour de moi la vie du village qui se mettait en marche ou bien les gens très avancés dans leur travail quotidiens (...). Lors de mes promenades matinales dans le village, je pouvais voir des détails intimes de la vie familiale, de l’hygiène, de la cuisine ou des repas; je pouvais voir les préparatifs pour le travail du jour (...) les bagarres, les blagues, les scènes de famille, les événements en général triviaux et parfois dramatiques mais toujours significatifs faisaient partie de l’atmosphère de ma vie quotidienne ainsi que de la leur.

Ce paragraphe si connu de Les Argonautes du Pacifique Occidental de Malinowski était la description qui se rapprochait le plus à ce que moi j’allais devoir faire lors de mes différents séjours à Gibellina7. Lui l’avait écrit sous le titre de Conditions appropriés pour le travail de terrain ethnographique et moi je n’allais pas m’éloigner trop de ses indications. Je devais me mettre à faire de l’ethnographie. Aller sur place et observer, arriver avec l’attitude naïve de celui qui ne comprend rien et regarder, écouter, sentir, toucher, marcher, parler, demander et me laisser porter par l’étrangeté. M’imprégner des pratiques quotidiennes, des rythmes ordinaires, des routines de ses habitants et partager une partie de l’existence de ces gens que je voulais comprendre. Il s’agissait de diriger en permanence mon regard –comme l’écrivait Laplantine à partir d’une réflexion de Blanchot8-

7 MALINOWSKI, Bronislaw: Los argonautas del Pacífico Occidental, Barcelona: Península, 2000, p. 25

8 Laplantine décrira l’anthropologie comme un genre métis où le message sera donné moins par l’appropriation des différents savoirs (bien qu’un peu quand même) que par la réflexion sur la

vers l’extérieur, vers ce qui se passe en permanence. À ce propos, Goffman commentait le besoin d’aller sur le terrain et d’observer sur place la vie sociale.

Je suis toujours frappé par le fait qu’en Europe, que vous soyez un marxiste ou quelqu’un à l’autre bout du spectre politique, que vous soyez en Allemagne ou en France ou ailleurs, la réalité ultime pour la science sociale n’est pas la vie sociale mais les écrits d’un personnage comme Mannheim o Marx, Weber ou tout autre du même genre. Pour moi, c’est une chose très triste. Je ne pense pas qu’ils ne parviennent jamais à rien s’ils poursuivent dans cette voie parce que le corpus des écrits d’un homme n’est pas la réalité, n’est pas la société. 9

Pour le sociologue canadien, la troisième instance entre la culture et la personnalité est le corps et ce qui est social pénètre également dans les aspects les plus petits de la vie quotidienne. De cette perspective, les gestes sont aussi susceptibles d’analyse que les institutions et la communication –comprise comme un système de canaux multiples, dans lesquels l’auteur social participe à tout moment, le désirant ou non, à travers son corps, ses regards, ses silences et ses absences – il devient le terrain d’étude par excellence afin d’essayer de comprendre comment on crée et recrée l’ordre social10. L’idée de base de Goffman est qu’une interaction entre deux personnes n’est pas seulement une simple interaction mais l’action

différence dont parlait Ségalen et que Laplantine proposera dans ces termes : « C’est cette idée tenace qui proclame que l’altérité est au dehors et que l’identité est au-dedans qui continue à faire obstacle au mode singulier de connaissance qui est celui de l’anthropologie pour laquelle il y a du moi dans l’autre et de l’autre dans le moi, pour laquelle il n’existe rien d’intrinsèque, rien d’inhérent, ni d’essentiel ». Cette réflexion rend possible une autre des caractéristiques de base du regard ethnographique et cette dernière est liée au fait que le regard ethnographe est toujours un regard dirigé vers l’extérieur (bien qu’il soit mené à bien de l’intériorité d’un sujet) : LAPLANTINE, François : « L’anthropologie, genre métis » en De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouveaux enjeux, Paris : Armand Coli Éditeur, 1998, pp. 143-152.

9 WINKIN, Yves: Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris : Seuil, 1995, p. 86

10 Cette idée unit une série d’auteurs divers qui conçoivent la Communication comme un vaste orchestre culturel sans chef d’orchestre ni partition. Birdwinstell, Hall ou Bateson partent comme Goffman de l’idée que les individus, plus que de produire la communication y participent et qu’un individu devient membre d’un groupe ou d’une société au moment où il commence à être prévisible et capable de performativiser la culture à travers ses faits et gestes. Winkin fait deux bonnes introductions sur les auteurs de l’école de Palo Alto dans ses livres La nueva comunicación, Barcelona: Paidós, 1990 et Anthropologie de la communication, de la théorie au terrain, Paris: Seuil Poche, 2001.

d’ensemble la plus réduite et banale qui convoque toute la société et qui met en scène la structure sociale. L’analyse des interactions est donc une forme d’analyse sociale.

La logique sociale qui découle de ces regards est une logique de l’adaptation, de l’invention et de la coproduction de sens. Une logique pragmatique: la société est, sous son regard, une composition de personnes impliquées dans l’action où le rôle créatif des acteurs joue un rôle essentiel dans la construction de la vie quotidienne sans cesser d’être liée à un ordre social déterminé. Comprendre la société comme une configuration constante de petites relations, phénomènes particuliers qui la compose, un ensemble de personnes impliquées dans l’action ou comme un réseau d’interactions avec une valeur propre implique, comme nous l’avons déjà dit, une tentative d’approximation épistémologique. Le regard ethnographe duquel je veux partir est un regard centré sur l’observation et la description de petits événements ordinaires et la clé réside dans l’observation de la réalité à travers les êtres humains qui la compose en prenant comme point de départ l’observation de ce que les gens font.

Le pacte ethnographique dont parlait Abèlés lorsqu’il faisait référence à la manière de faire de l’anthropologie comme un processus d’observation mais aussi d’écriture11, part dans mon ethnographie, comme je l’ai signalé, de l’intention de mettre en évidence les marges et les perspectives d’une réalité qui s’était toujours montrée sous son aspect le plus séducteur. Exposer au jour le jour l’utopie concrète et le faire comme une critique des villes idéales et idéalisées qui essaient de résoudre les problèmes de tout type à travers une planification bien précise de l’espace et une organisation prétendue des conduites. Afin de montrer ce panorama, je voulais faire une analyse des discours qui composent l’image connue de la ville, élaborée à travers des textes et des photographies de concepteurs et d’artistes, ainsi que de

11 ABÉLÈS, Marc : « Le terrain et le sous-terrain » De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouveaux enjeux, Paris : Armand Coli Éditeur, 1998, pp. 35- 43

l’observation de sa réalité la plus méconnue, celle qui est façonnée par des textures et des traces. Je voulais élaborer une fresque inachevée de l’histoire de la conception de Gibellina Nuova et mettre en évidence des pratiques déterminées, des façons de faire et de raconter la ville qui ne proviennent pas des discours officiels et qui seraient sans doute très éloignées de celles que le projet proposait comme appropriées. Ce que je voulais essayer de faire ressemblait à ce que De Certeau avait décrit de manière si graphique :

Analyser les pratiques microbiennes, singulières et plurielles, qu’un système urbanistique devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement ; suivre le pullulement de ces procédures qui, bien loin d’être contrôlées ou éliminées par l’administration panoptique, se sont renforcés dans une proliférante illégitimité, développées et insinuées dans les réseaux de la surveillance.12

Mes exposés se voulaient donc une critique à un genre d’urbanisme qui oublie les passants et les habitants des villes, obsédé par un rêve de perfectibilité future fondé seulement sur l’architecturation de l’espace. Mes hypothèses de départ étaient simples et avaient été très répétées tout au long des années par une grande partie des théoriques préoccupés par la quotidienneté et par la réalité dans ses aspects les plus micro et donc les plus incertains: l’utopie d’un espace complètement planifié et ordonné ne pouvait pas exister au-delà des livres; la tabula rasa n’existe pas, on ne peut jamais construire une société ou une ville complètement nouvelle à partir d’un supposé non-rien ou moment zéro; et la relation qui s’était établie dernièrement entre art et vie dans les grandes et petites villes du monde entier avait perdu son ancrage le plus critique pour se plier aux processus de tertiarisation, de thématisation et de gentrification de ces dernières sous l’image de fétichisation de la nouvelle religion du XXIe siècle: la Culture.