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34 LAPOUGE, Gilles: 1978

Chapitre 2. Questions de méthode

2.1.2 Sur l’écriture

Une fois la réalité sociale qui m’intéressait observée, je devais la décrire sur le papier et la rendre compréhensible. Une construction textuelle qui en ethnographie se construit à travers les expériences sur le terrain des propres ethnographes : la réalité s’écrit et se raconte à travers ce que le chercheur a vu, observé, écouté ou vécu in situ. Une réalité donc qui est très subjective et partielle mais qui voit dans cette subjectivité et partialité le seul chemin permettant de se rapprocher d’une réalité qui ne se contemple jamais de façon objective. Écrire à la première personne en mettant toujours l’accent sur l’extérieur et sur les influences que l’extérieur engendre chez l’ethnographe. C’était mon choix narratif. Décrire à partir des sensations et des pensées que j’avais eues à chacune de mes différentes visites sur le terrain. Je ne voulais pas séparer les problèmes méthodologiques que j’avais eus lors de mes séjours à Gibellina, mes peurs et mes impressions de la rédaction des données ethnographiques. Cela me semblait artificiel. Les deux aspects étaient intimement liés et mes choix, mes observations et mes considérations théoriques étaient très liés à ma façon d’être sur le terrain. Rédiger ainsi, avec les doutes, les changements et les réflexions que j’avais eus in situ à mon égard me semblait le plus honnête et une des quelques façons, peu nombreuses, que je voyais de donner forme à toute une série de faits, divers et épars.

L’arrivée comme point de départ et comme déclencheur d’une série de situations qui se reliaient entre elles à travers l’aspect temporel. Et l’arrivée comme choix symbolique. Tout le monde connait l’importance que revêtent les premières impressions dans la description des lieux. Richard Burton était un grand spécialiste pour capter ces petits détails qui font qu’un lieu prend forme, tout à coup, dès le premier coup d’œil jeté au paysage et aux comportements de ses habitants. Ses réflexions du bateau sur le point de débarquer à Las Palmas en sont un bon exemple :

Ne dédaigne pas aimable lecteur, les premières impressions, en particulier celles d’un voyageur. La plupart des auteurs de guides justifient leur paternité littéraire par les arguments d’un séjour prolongé, une connaissance pratique et une expérience de quinze ou vingt ans. Dans une façon évidemment, de ridiculiser l’intrus audace qui, après quelques heures de tournées et de discussions s’immisce dans leur terrain. Cependant, je suis convaincu que si on veut tracer une esquisse perspicace, bien définie, il faut le faire immédiatement après l’arrivée sur place, quand l’appréciation du contraste est encore fraiche dans la mémoire et avant qu’une seconde ou une troisième ait remplacé les pensées initiales.13

Merleau Ponty lui aussi fait référence à la façon dont les premières perceptions sont porteuses d’un important contenu significatif, au-delà du fait que les significations commencent par être ambiguës : « Et quand je suis arrivé pour la première fois [à Paris] les premières rues que j’ai vues en sortant de la gare n’ont été que, comme les premiers mots d’un inconnu, les manifestations d’une scène encore ambigüe mais déjà incomparable. »14 Mon ethnographie voulait partir également de ces premières impressions et sensations capables de capter certains des aspects les plus significatifs des lieux. Je voulais écrire à partir de celles que j’éprouvais à chaque fois en arrivant dans la ville. Avec elles comme prétexte et avec moi comme centre, je pouvais commencer à tisser la trame narrative du chapitre.

Elles débouchaient sur d’autres et les sensations me conduisaient à l’explication et à la description des pratiques qui, au fur et à mesure que le temps passait et que mon expérience à Gibellina augmentait, étaient de plus en plus claires. C’est pour cela que le récit se présente comme une sorte de chronique de voyage avec un certain poids en ce qui concerne les questions théoriques. C’est pour cela aussi que la narration va de l’intérieur à l’extérieur : La première visite, lorsque je ne connaissais encore personne et que je ne savais presque rien de la

13 BURTON, Richard. F : Vagabundeos por el oeste de África, Barcelona: Alertes, 1999, p. 44.

14 MERLEAU-PONTY, Maurice : Fenomenología de la percepción, Barcelona: Península, 2000, p. 296

ville, se construit plus sous l’aspect de chronique et sur la base, en grande partie, de mes impressions. À partir de la seconde, et étant donné les connaissances que j’ai acquises du terrain et de la langue, l’aspect théorique prend plus de poids et mes réflexions s’arrêtent plus sur des aspects pratiques de la vie quotidienne dans les rues de la ville que sur mes propres réflexions. En suivant ce schéma, les données ethnographiques apparaissent dans le récit, en grande partie, dans l’ordre chronologique dans lequel elles sont apparues sur le terrain. De cette manière, je voulais faire apparaitre les malentendus et le processus de compréhension de la réalité à laquelle je me confrontais, ainsi que les changements et les alternatives que j’ai éliminées. Ce schéma me permettait de faire que la lecture de l’ethnographie soit une sorte de chemin ressemblant à celui que je m’étais frayé à la découverte de la ville.

Un des premiers choix, au niveau narratif, partait directement de mon intérêt théorique pour les travaux de Lefebvre et pour son analyse sur la production de l’espace social sur lequel je notais que pour analyser l’espace vécu, ou ce qu’il appelait l’espace des représentations, les ethnologues et les anthropologues ne devaient pas oublier la confrontation des pratiques et des imaginaires des usagers dans les représentations de l’espace (espace conçu) avec lesquels ils coexistent15. La séparation que le penseur français faisait entre représentation de l’espace et espace de représentations a été ce qui m’a amenée à diviser en deux blocs l’analyse de la ville : un pour la Gibellina conçue et un autre pour la description de la Gibellina pratiquée. Si je commençais l’écriture du document maintenant, j’opterais pour l’introduction des questions sur Gibellina conçue dans le récit ethnographique et j’éliminerais les deux blocs. Ce choix supprimerait les différences narratives (de ton et de format : descriptif ou analytique) qui existent entre les deux blocs et me permettrait

d’exposer ma réalité d’une manière beaucoup plus directe et compacte. Mais mon choix a été différent. Ce choix a également été donné par mon processus de compréhension de l’objet d’étude. Je savais que pour exposer la vie quotidienne dans les rues de la ville je devais montrer, afin de réussir à peindre une fresque plus approximative, la Gibellina qui se montrait au monde à travers les textes, les livres et les photographies qui avaient façonnés son image la plus idyllique.

Cette dernière était la Gibellina qui était la plus claire pour moi depuis le début. J’avais lu bon nombre de textes théoriques que certains des concepteurs de Gibellina avaient écrits sur sa reconstruction et sur l’ histoire de la fatidique nuit du 15 janvier. J’avais cherché des journaux où des informations sur le tremblement de terre apparaissaient, j’avais retrouvé des fragments de journaux télévisés qui parlaient des jours qui avaient suivi et j’avais rassemblé assez de matériel écrit sur l’histoire de la reconstruction. La Gibellina de la conception avait été écrite dans plusieurs livres que le Musée d’art Contemporain de la ville avait édités à partir des années quatre-vingt et leur accès était très facile. J’ai essayé de lire tout ce que j’ai trouvé sur la ville et c’est ainsi que cette Gibellina imaginée, d’abord par l’État puis par Ludovico Corrao, m’est apparue plus claire. De la même manière, les premiers textes de la thèse que j’ai rédigés ont été ceux de l’analyse de cette vision utopique et fantastique de la ville-musée d’art contemporain en plein air le plus grand de la Méditerranée. Dans ces chapitres (chapitre 0, 3 et 4) j’expose certaines des idées clés du projet et je les commente. Avec cette première immersion dans les textes sur la reconstruction, je voulais faire entrer de nouveau le lecteur dans la réalité de Gibellina de la même façon que moi j’y étais entrée: à travers les représentations que l’on faisait d’elle.

Le fait de diviser en deux blocs, d’autre part, marquait très nettement le décalage entre la ville concept et la ville pratiquée de

laquelle je partais et qui m’avait fait prendre Lefebvre comme point de départ de mes réflexions méthodologiques.