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Des objets qui font sens : interpréter

Un enfant en pousse un autre sur une poussette, il voit un abat- jour par terre et le met sur la tête de l’enfant poussé qui dit « casque de protection »

En mettant l’accent sur les affordances, les fonctionnalités, les associations et constructions nous n’avons, jusqu’ici, traité qu’une partie de la logique du jeu. En effet le jeu n’est pas uniquement un faire, il renvoie également au sens que l’on donne à ce que l’on fait, ce qui évoque le faire semblant ou le jeu symbolique. Le problème pour nous est que ces catégories figent l’analyse alors que nous observons énormément de combinaisons mais aussi de mobilité, de mouvement, de labilité entre les différentes formes de jeu qui sont plutôt des dimensions plus ou moins présentes. Il nous semble que la notion d’interprétation est la plus apte à saisir ce mouvement. Les objets donnent lieu à des interprétations au double sens de jouer un rôle et donner du sens.

Manon : Ils s’amusent à faire la guerre entre eux, un peu avec des objets comme

bouclier […] Nous, on aime bien faire des bureaux…

Clara : ou joué au papa et à la maman (Anselme, CE2)

Il s’agit donc d’interpréter les objets et ceci se fait au cours de l’action. Ainsi du filet qui sera utilisé dans des jeux de défense de cabanes comme une protection contre les ennemis ou les vols. Bertrand prend deux filets et les met sur la tête de Sami en disant « prisonnier » , il en a fait une arme. Associé à un couvercle de poubelle et une épée il permet de jouer au gladiateur. Mais le sens peut changer au cours du jeu, ainsi ce qui semble être un filet de gladiateur au début du jeu devient filet de pêche dans un deuxième temps.

Des enfants jouent à en prendre un autre dans un filet Un garçon à une fille : « regarde ce qu’on lui fait »

Un peu plus tard Félix un CP est dans le filet : « C’est un gros poisson qu’on vient

d’attraper »

À la mobilité des objets correspond celle des interprétations qui peuvent circuler ou se stabiliser dans un jeu qui dure.

La guerre comme réponse à l’affordance globale de la boîte à jouer

Nous avons perçu cette logique de l’accumulation qui va conduire à instaurer une guerre. Il va falloir défendre ses biens et installer des gardiens qui défendent l’entrée, faire des razzias ou des pillages dans une forme de guerre des boutons très présente au départ, impliquant la constitution de camps ou bases, de clans pour organiser une défense collective.

Hugo : en fait la sorte de guerre s’est arrêtée parce qu’on n’a plus de bois, parce

qu’au début on trouvait des objets qui servaient d’armes mais super grands et puis il y avait des gros cylindres, ils étaient super grands, cela faisait comme des bâtons, et trois jours plus tard, le bâton qui était super grand, il devient comme ça [il montre

une longueur d’environ 20 centimètres] Théo : même les gros cylindres…

Gilles : est-ce qu’il y avait vraiment des bagarres ou c’étaient des jeux ? Théo : c’étaient un peu des jeux. (Anselme, CM2)

À Tilleul, un système de défense de la cabane s’organise avec gardiens, mot de passe et filet de protection pour limiter l’entrée. Mais parfois, un enfant est seul pour développer une telle interprétation, un rôle guerrier : un garçon avec un bouclier (couvercle de poubelle) et un semblant d’arme défend une cabane. Il essaie de construire un jeu de combat mais ne trouve pas de partenaire pour cela. On ne trouve pas toujours un autre enfant partenaire qui souhaite développer la même interprétation.

Des espaces symboliques

Les installations comme les constructions ont pour but de créer des espaces symboliques dotés de sens à l’intérieur desquels des activités ludiques vont se dérouler, sans être pour autant fermées, réalistes ou unidimensionnelles.

Ainsi, les filles à l’intérieur de la cabane-bâche utilisent claviers et téléphones. Voyant cela le chercheur demande à Arthur (Anselme, CM2) à quoi sert la cabane, « à

jeu est très souvent une interprétation de rôle mais tous les constructeurs ne deviennent pas des personnages dans ce nouveau jeu, certains continuent à construire ou vont faite autre chose quand la construction est achevée. Ainsi à l’intérieur d’une cabane bien installée, où l’on trouve des sièges, beaucoup d’enfants, surtout des filles s’activent. Les enfants constructeurs (des garçons) circulent, vont ailleurs, n’utilisent pas nécessairement l’intérieur de la cabane. Les significations sont variées. En voici un exemple :

Une installation avec un arceau sur deux plots pour marquer l’entrée, un enfant apporte une valise : « ça c’est nos bagages ». Le chercheur demande à un enfant ce que c’est : « c’est un laboratoire… de téléphones portables, de choses modernes ».

Il semble que le sens renvoie à la présence des claviers. Il n’est pas certain que les installations aient un sens précis, arrêté et négocié entre enfants. Ce sont les objets qui permettent d’extrapoler un sens qui est lié en partie au hasard de leur présence. Le sens y est beaucoup plus labile que celui associé à un jouet. C’est un autre aspect de la mobilité des significations.

À propos d’un dispositif une fille dit « c’est notre maison, on a une table, un

téléphone, on est connecté même si on n’a pas d’écran ».

Ophélie : on joue dedans, à papa et maman

Orlane : ou on ne joue pas à papa et maman et on fait notre vie, on fait un bureau

avec les claviers

Nathalie : et votre vie c’est quoi, Orlane, quand vous dites votre vie, c’est quoi Orlane : moi c’est ado

Nathalie : donc cela fait quoi un ado alors Orlane : ça s’en fiche de tout

Nathalie : et donc concrètement ? Orlane : j’ai un téléphone

Nathalie : ah oui, d’accord

Ophélie : sinon, nous avec Lilou, on joue à recevoir des gens au téléphone, ils nous

disent ce qu’ils veulent comme animaux et après on les commande sur internet

Léonie : on fait comme si c’était le matin, le soir, on mange, on fait semblant de

manger, on fait plein de choses que dans la vraie vie en fait. (Tilleul, CE & CM)

Certaines situations génèrent des logiques de jeu comme celui des voisins décrit par Lilou (Tilleul, CM) : « aussi quand on faisait des cabanes, il y avait deux cabanes,

il y avait le grillage et en fait on faisait deux cabanes et on faisait les voisins d’à côté

[…] et ça c’était rigolo, parce que comme il y avait la pelouse, on faisait genre c’était

le jardin et les voisins, ils venaient prendre le thé et on jouait ». Les animateur.trice.s

peuvent entrer dans les jeux, se faire inviter et participer aux jeux symboliques des enfants.

Le bureau et les patrons

D’emblée la présence de claviers et de téléphones va conduire à instaurer des jeux de bureau. Des enfants utilisent l’expression « faire des bureaux » qui articule bien le fait de faire l’installation bureau puis de jouer au bureau.

Cela prend la forme d’une interprétation de patron : « maintenant c’est moi le

patron » dit un enfant. Comme d’autres alignés à ses côtés, il est devant un clavier

fait l’écran et à côté un téléphone. Les affordances ne sont pas uniquement liées au faire mais au sens que l’on peut donner aux objets. Au terme de la récréation, les « patrons » nous montrent la fin de leur entreprise, un morceau de carton où est dessiné une courbe en dent de scie et la chute finale : « krach boursier ! ». Nathan et Mathis (Anselme CM1) ont joué à « vendre des donuts » avec des claviers pour faire la caisse et les roues en bois pour les donuts. Ils aiment bien en manger… Il s’agit d’une variation sur le jeu du caissier qu’évoque Océane : « mais aussi des fois, il y a des

bancs, on met trois claviers, trois téléphone à côté, ensuite on demande à des gens s’ils veulent jouer, on les fait attendre contre un arbre, et ensuite, on fait par exemple “caisse numéro 12” et ensuite il y a quelqu’un qui arrive. » (Anselme, CE2).

Les méchants

Dès le premier jour, deux garçons ont installé sur le muret au fond à gauche un téléphone, un clavier, une calculette (qui semble servir de talkie-walkie), un chapeau de lampe : « on est des voleurs, on a une base sous-marine » et fièrement « on est des

méchants ». Il y a là une influence médiatique plus nette, mais elle n’est pas si

fréquente que cela (ou pas visible) dans la majorité des jeux.

À Tilleul les garçons sur un banc font une réunion de méchants sous la direction de Joris qui utilise le téléphone pour joindre ses collègues, comme un scanner. « C’est

quoi ton numéro ? – 71 326 R ». Les autres sont assis et regardent Joris en train de

continuer son histoire. « Et quand ça fait beep, beep, beep ça veut dire que… » Il reste trois garçons avec le « méchant » qui utilise le couvercle de poubelle comme satellite.

Un autre jour :

Sur un banc, quatre garçons ont un clavier et un couvercle de poubelle, un téléphone répondeur à cassette et un combiné de téléphone avec clavier incorporé.

« c’est bon les gens, on a tout piraté, dit celui utilisant le clavier, dépêchez-vous, on a

dix secondes ! Il faut donner à l’agent secret, moi je suis… Préparez tout, on dirait qu’on est les quatre ensemble.

— allez, dès que tu as fait ça, tu ressors direct

— c’est le moment », crie un troisième dans un téléphone, tout en ouvrant l’emplacement de la cassette d’enregistrement de l’ancien répondeur.

Il prend la cassette et dit « c’est la carte de commandes ». Il tape des numéros sur le clavier du téléphone répondeur et l’autre enfant tape les mêmes numéros sur le clavier de son combiné. « 1-3-2-#, non l’autre # » (ce qui doit correspondre plutôt à l’étoile du clavier).

« C’est moi le robot

— non, c’est moi le robot, c’est moi qui aie le téléphone — non tu es l’agent secret

— mais l’agent secret il fait rien — c’est prêt dit un troisième enfant — Mais non c’est moi qui fais le code

— ah bon, c’est à toi, lui il tape sur le téléphone, il l’a déjà fait »

Un peu plus tard après le goûter : « On dirait qu’on était des espions »

La vie quotidienne

Nombre d’interprétations relèvent de la vie quotidienne familiale comme le dit Valentine (Anselme, CE2) : « ben nous, en fait avec la poussette, on joue au petit

bébé, il y a une fille, elle se met dans la poussette et on joue au petit bébé […], et j’ai joué à l’handicapé, parce qu’elle, elle faisait l’handicapé et puis moi je faisais [geste

de la conduire] ».

Les cabanes incitent à renvoyer à ce quotidien :

Arthur : En fait, ils font comme s’ils étaient dans un appartement

Hugo : En fait, ils essaient de faire des choses comme dans la vie réelle… Théo : comme des grands

Hugo : Voilà et s’ils font aussi comme des bureaux comme les…

Arthur : Ils ont trois téléphones sur une caisse, cinq claviers. (CM2, Anselme, CM2)

Les objets roulants sont aussi interprétés

Lilou (CM, Tilleul, CM) a une poussette sur laquelle elle a mis le sac de couchage. Elle court avec d’autres filles « Pin-pon, pin-pon… », la cabane est devenue un hôpital et le hamac (tissu rose) est un lit pour les blessés, les poussettes servent de transport de malade. « Qui est blessé ? » « Personne encore mais je veux bien faire une petite

balade » répond un garçon en montant dans la poussette. Un tuyau en carton sert de

béquille à un autre enfant.

Sofia : avec la poussette, on peut faire un taxi Camille : on peut faire des taxis blessés Nathalie : des taxis blessés, c’est quoi ? Léonie : en fait c’est pour les blessés

Nathalie : des taxis pour les blessés, c’est ça tu veux dire Camille : oui

Nathalie : une ambulance, un peu, vous avez fait ça ?

Léonie : oui une fois, elle est tombée et on l’avait mis dans la poussette et on l’a

ramené aux animateurs [Mélange vrai/faux, jeu/non-jeu] (Tilleul, CE & CM)

Tout est sujet potentiel à interprétation, d’un investissement symbolique qui structure plus ou moins le jeu. Ce peut être un ajout à un jeu qui est avant tout structuré autour d’une fonction (bouger, construire…) ou son élément essentiel. Nous terminerons sur un exemple intéressant dans la mesure où il a impliqué pendant plusieurs jours un grand nombre d’enfants.

Le salon de massage

Arthur : par exemple, on avait fait un salon de massage, on avait dit à des petites que

si elles voulaient, elles pouvaient jouer avec et comme ça quand on revenait, on reprenait le truc, mais il y en a d’autres, ils viennent et ils font « gardez-moi ça »

Gilles : et le salon de massage

Kélya : ben en fait, au début, c’était deux filles, elles ont commencé, elles ont pris des

objets pour faire un lit, après elles ont pris des sortes de rectangles pour le menton, une sorte de chaise pour mettre au-dessus, parce que sinon cela faisait mal et après elles ont embauché quelques personnes pour faire les demandes de rendez-vous […]

Axelle elle est partir voir et elle a fait un massage et elle a pris un rendez-vous, et

massage, ils prennent le gros tuyau rouge et font des massages avec, les rouleaux pneus, les gros rouleaux, ils font le massage dessus, après il y a des petits rouleaux avec des dessins dessus, après des fois ils font avec les mains. (Anselme, CM2)

Le salon a associé des enfants de différents niveaux ce qui a permis de maintenir l’activité pendant les moments de repas. L’observation montre l’espace bureau avec la prise de rendez-vous, des lits et des masseuses. Les lits sont faits avec des tourets sur lesquels sont posés différents éléments. Deux filles prennent un gros tube noir (celui utilisé pour les canons) et massent avec (le pour de faux s’affirme fortement). Sur l’autre table une roue mince sert à la même fonction. On appuie peu. Un peu plus tard on voit l’utilisation d’un cylindre. S’il y a plus de filles engagées, on voit également Arthur « masser » avec le gros rouleau.

Gilles : et ils font des vrais massages ou ils font des massages pour de faux ? Kélya : des vrais

Axelle : ils font des vrais et puis cela fait du bien

Kélya : un jour, je suis partie voir Émeline [une animatrice] et je l’ai inscrite, après

elle était dans les nuages, cela faisait du bien

Arthur : tous les jours, on remplissait une feuille A5. Kélya : c’est pas nous qui remplissons.

Arthur : eh ben la feuille, tous les jours elle était remplie, après moi j’allais chercher

des objets, j’essayais de fabriquer d’autres lits, parce qu’on était à trois lits, mais ce n’était pas assez, on n’allait pas assez vite (Anselme, CM2)

Des animatrices ont évoqué le salon de massage lors de leur dernier entretien et deux disent s’être fait masser. Ce massage a développé un mythe du vrai, mais les images prises montrent la dimension de faire semblant (cela ne signifie pas que l’on ne fait pas pour autant et que le client/patient ne sent rien).