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L’organisation et la gestion des objets

Un ensemble aussi important d’objets et sa mise à disposition imposent nécessairement une attention à leur entretien et à leur rangement. Si pour diverses raisons, le fonctionnement des bibliothèques ou ludothèques ne peut être un modèle, de fait on retrouve avec la boîte à jouer un certain nombre des tâches que nécessite la gestion d’un stock destiné à être utilisé par un public, mais aussi un certain nombre des difficultés. Une de celles-ci est de s’assurer que le service ou la proposition puisse se poursuivre avec une qualité stable si ce n’est avec une amélioration.

Conservation et réemploi

Concernant la boîte à jouer, l’objectif est donc de permettre aux enfants de jouer en maintenant une offre d’objets adaptés mais aussi attractifs. On sait que la mission n’est pas forcément aisée d’autant plus que le principe de limiter au maximum les règles imposées laisse toute liberté aux enfants pour en faire ce qu’ils souhaitent, jouer mais à leur façon, et aussi transformer voire détériorer les objets s’il en leur en prend l’envie. De ce fait, ici sans doute plus qu’en ludothèque ou bibliothèque, la question mais aussi la gestion de la dégradation des objets prennent une place importante. À l’école Anselme, les observations et les discours convergent pour constater la dégradation de certains objets au fil des semaines et des mois, contrairement au centre de loisirs de Tilleul où la durée d’utilisation a été trop réduite pour constater de tels effets. « Ils jouent beaucoup avec les cartons, avec les rondins de cartons, ça, ça

marche très très bien. Mais par contre voilà, ça s’est détérioré très vite, je vois les tentes… parce qu’ils adorent tirer dessus » (Pascale, directrice Anselme). En fin

d’année, une partie des objets peuvent apparaître en effet assez défraîchis, et pour certains inutilisables comme les objets en carton qui sont plus fragiles. « Ça gène

certains enfants quand même, c’est rigolo ; notamment une petite bande de filles qui là “oui mais voilà, maintenant c’est abîmé, maintenant c’est tâché”, voilà, ils ont du mal souvent après à les utiliser autrement, je vois les filles qui au départ mettaient les tissus par terre, voilà elles avaient leurs petits, c’était un endroit où elles faisaient du secrétariat, donc elles avaient leur joli tissu rose par terre, donc le tissu est un peu abîmé, elles sont un peu… » (Pascale, directrice Anselme). Mais, les observations

tendent à situer ces avis à la marge si l’on en juge par l’entrain que les enfants continuent à mettre dans l’utilisation des objets de la boîte.

Les observations montrent que ces dégradations ne sont pas le résultat, ou très exceptionnellement de pratiques intentionnelles, mais davantage les effets des usages multiples et variés d’objets qui ne sont pas nécessairement très résistants et parfois fragiles pour certains. Sans doute convaincus de leur utilité dans le jeu, les enfants montrent en effet un certain attachement à ces objets qui se traduit souvent par un souci de préservation. « Ils y tiennent, ils le respectent le matériel. » (Thomas, animateur Anselme). À l’école Anselme, quelques enfants ont tenté d’enrichir le stock en apportant ou en cherchant à récupérer d’autres objets, preuve de leur appropriation du dispositif. Bien que les objets ne soient pas inscrits dans un circuit commercial et que d’une certaine façon ils ne coûtent rien, « ce matériel a de la valeur pour eux » (Thomas, animateur Anselme) et leur dégradation les touchent ou tout au moins les concerne « Je trouve ça un petit peu triste » (Matt, Anselme, CM1). « Il y a des jouets

cassés. » (Félix, Anselme, CP, souligné par nous) Cette projection de la dégradation sur

les objets chers aux enfants que sont les jouets dénote tout à la fois un certain attachement et les normes de respect d’objets qu’on ne doit pas abîmer. En même temps, on comprend l’ambivalence des enfants face à ces objets de nature différente

lorsque l’un d’entre eux interroge les adultes en demandant à l’enquêteur – mais sans doute à lui-même – « est-ce que c’est grave s’il y a des choses qui sont cassés ? » (Loane, Anselme, CM2). Et de fait, les enfants constatent eux-mêmes que les dégradations n’empêchent pas nécessairement de jouer. Elles demandent de percevoir l’objet autrement pour l’utiliser d’une autre façon ou dans un autre jeu.

Kélya : Mais ils [les tubes en carton] sont coupés ou ils sont tout aplatis ; ce n’est pas

pratique en fait !

Théo : Ben si ! Regarde, tu prends la tranche ! (Anselme, CM2)

Dans certains cas qui varient suivant les enfants et les objets, la dégradation peut prendre une dimension plus positive. Certains trouvent de nouveaux objets dans les objets cassés. « Moi quand je dis réinventer, c’est, il y a des trucs qui se cassent en fait

des fois dans la boîte à jouer, mais nous cela nous arrange un peu parce que c’est des nouveaux trucs. Par exemple, s’il y a une roue du fauteuil roulant qui se casse, nous ça nous arrange, on peut faire des voitures avec, on peut faire des chariots. » (Lucie,

Anselme, CE2) Dans d’autres cas, les dégradations donnent l’opportunité de développer une nouvelle modalité d’usage des objets qui consiste à les réparer pour rendre une fonctionnalité aux objets et ainsi pouvoir pérenniser le jeu. « Toute façon, le

fauteuil roulant, il est bientôt plus là, parce qu’il y a un boulon qui est bientôt parti. J’ai essayé de le retrouver, et j’ai essayé de le réparer. » (Arthur, Anselme, CM2) Pour

finir on peut penser que les dégradations peuvent entrer dans la logique et les principes de la boîte à la fois sur son pendant du recyclage et sur celui du jeu. D’une part, on peut observer que certains enfants prolongent le recyclage en recyclant eux-mêmes ces objets déjà recyclés « À un moment j’en ai pris [des claviers] et j’ai pris des touches de

ceux qui étaient vraiment cassés et j’en ai refait trois avec toutes les touches » (Arthur,

Anselme, CM2) D’autre part, on trouve des pratiques qui prolongent la logique du jeu en intégrant la dégradation comme un de ces ressorts.

Arthur : On a disséqué le clavier !

Théo : À un moment il y avait un clavier, ils avaient enlevé les touches tout autour et

ils avaient remis en faisant le mot MORT. (Anselme, CM2)

La conclusion pourrait être celle de Kélya « Ça se dégrade un peu mais c’est

toujours bien ! » (Anselme, CM2).

Dégradations et renouvellement

Cependant, même si les dégradations ne sont pas appréhendées seulement négativement par les enfants conformément aux principes posés par la boîte à jouer, on peut néanmoins constater un certain nombre de moyens mis en œuvre, en général par les professionnel.le.s, pour essayer de les limiter ou d’en limiter les effets.

Un premier aspect consiste à essayer de prévenir ces dégradations. C’est dans cette optique que les professionnel.le.s sont intervenu.e.s pour éviter que le rangement ne renforce les dégâts occasionnés pas les usages. « On a aussi redéfini un peu le

rangement parce que justement à force de mettre tout comme ça, ils jetaient tout, je leur ai expliqué, je leur ai dit “attendez, là, vous jetez tout, mais vous mettez du lourd sur des choses un peu fragiles donc ils s’abîment plus vite”, donc du coup on a instauré des bacs pour ranger les bâches, un autre bac pour le plastique et voilà et les costumes » (Pascale, directrice Anselme) Et de fait, les enfants se sont pris au jeu du

Mais, l’essentiel de la prévention se passe bien sûr ailleurs puisque c’est bien l’utilisation qu’on pourrait qualifier de normale qui occasionne des dégradations. Se pose alors la question de savoir comment faire pour que les objets perdurent. Mais aussi la question de ce qui paraît tolérable ou pertinent d’accepter en termes de dégradation. Autrement dit à partir de quand un objet est-il considéré comme dégradé ? Doit-on chercher à le préserver autant que faire se peut dans son état initial ou admet- on ce qui apparaît comme une transformation puisque l’objet reste utilisable quel que soit cet usage ?

De fait, ces différents aspects restent largement sous forme de questions qui ne sont d’ailleurs quasiment jamais posées explicitement par les professionnel.le.s et sans doute pas vraiment non plus par les principes de la boîte à jouer. Les observations montrent que chacun fonctionne un peu à partir de ses normes et de son seuil de tolérance face à des pratiques enfantines très variées elles aussi. Qui va intervenir en voyant un enfant déchirer un tissu en cherchant à le tendre pour l’accrocher, alors qu’un autre va observer avec beaucoup de distance un enfant en train de désosser délibérément un clavier.

Au final, le seul mode de gestion qui est clairement posé est en lien avec la dimension du risque et non celle du jeu. C’est la dangerosité qui va poser la limite des dégradations, puisque tout objet dangereux doit être éliminé. À l’école Anselme, quelques jours après le début de l’expérience, il a été proposé par les professionnel.le.s de mettre une poubelle dans la boîte à jouer pour permettre aux enfants de trier ces objets inutilisables, les animateur.trice.s devant ensuite voir si l’objet devait être définitivement jeté ou non. Mais apparemment le dispositif a été oublié par les uns et par les autres au fil des semaines, pour n’être introduit que tardivement. Ainsi certains objets dégradés restent en place malgré la vigilance des professionnel.le.s mais aussi des enfants. On peut souligner que ce tri ne semble pas pensé dans sa dimension de prévention, pour éviter l’engrenage de détériorations volontaires des enfants. Cette dimension de prévention gagnerait pourtant à penser les dégradations en fonction d’un objectif qui vise à maintenir l’appétence de la boîte à jouer, autrement dit sa force d’attraction, sa capacité ou son pouvoir de donner envie de jouer.

Au final, c’est au travers du renouvellement que se fait essentiellement la gestion des dégradations, comme le prévoit dispositif de la boîte à jouer en se calant sur le modèle des PlayPod. De fait, à l’école Anselme, des objets ont été remplacés et le stock a été complété après une première période de six semaines. Les enfants ont évoqué les quelques nouveautés les plus marquantes pour eux mais sans pouvoir préciser réellement les changements malgré les questions posées à ce sujet. « Oui ça a

changé. Il y a eu des chapeaux qui se sont rajoutés, enfin il y a eu plein de choses et une poussette. » (Savannah, Anselme, CE2) Comme si les nouveaux objets s’étaient

fondus dans le lot des précédents, leur donnant ainsi l’impression d’un prolongement plus que d’un changement. « Pour nous, c’est toujours la même chose parce que en

fait même si on invente d’autres choses, on utilise toujours les mêmes choses. » (Kélya,

Anselme, CM2). De fait, la première sélection était manifestement bien adaptée et à quelques modifications près (déguisements par exemple) il n’y avait sans doute pas lieu d’en modifier la logique, tout au plus de remplacer des objets trop endommagés, ou d’en ajouter dans certaines catégories à succès. Cependant certains enfants semblaient attendre davantage de nouveauté, « Je croyais après qu’on allait rajouter

des trucs, mais après quand il y a toujours la même chose, tout le monde prend la même chose à chaque fois. » (Lucie, Anselme, CE2).

Il est difficile de penser ce qui peut advenir de la boîte à jouer si on ne pense pas l’objet comme un élément qui permet de jouer mais seulement pour autant qu’il

stimule les enfants, ce qui n’est pas sans limite. Ces limites sont d’autant plus vite atteintes que les enfants prennent de la distance avec le jeu lui-même en grandissant. Mais cela renvoie à une dimension que la recherche n’a pu envisager, la réception de la boîte à jouer sur le long terme, après plus d’une année de présence dans la cour.