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Objets culturels et culture savante : une approche constructiviste Objet culturel

2.2. Quelques définitions et outils théoriques

2.1.2. De la subjectivité collective au monde 3

2.1.2.2. Objets culturels et culture savante : une approche constructiviste Objet culturel

Gérard Klein précise que « une subjectivité collective n’est pas empiriquement observable ou plutôt, elle n’est observable qu’au travers des discours au sens le plus général, et en particulier des œuvres et de leurs effets »,74 lorsqu’elle est assez puissante pour en produire. Une subjectivité collective robuste peut en effet maintenir une représentation partagée assez stable pour perdurer dans le temps et l’espace. Il y a alors création ou appropriation possible de productions qui “dépassent” l’individu, et en particulier leur créateur initial.

La subjectivité collective dont participent les zoroastriens de Yazd en Iran en est un exemple, non langagier : ils entretiennent dans leur temple un feu qui ne cesse de brûler depuis plus d’un millénaire. D’autres exemples peuvent être des concepts abstraits, comme le principe d’inertie de Galilée, une œuvre littéraire classique (e.g. À la recherche du temps perdu), une partition de musique, etc. Nous qualifierons ces productions d’objets culturels.

Notons que cette définition, via les subjectivités collectives, suppose une communication réussie entre le créateur d’un objet culturel et ses utilisateurs (entre l’auteur d’un livre et ses lecteurs, par exemple), et donc qu’un manuscrit littéraire strictement inédit ou un résultat de recherche non publié ne constituent pas, a priori, des objets culturels. D’autre part, elle suppose également une forme de rétention sélective : une production non retenue, c’est-à-dire cessant de fournir matière à communication au sein d’une subjectivité collective donnée, cesse aussi de se qualifier comme objet culturel pour cette S.C. particulière.

Un objet culturel est créé par une subjectivité collective, mais n’en relève pas stricto sensu, sauf comme objet de communication. Lorsqu’un objet culturel dispose d’un support matériel, comme un livre, il est assez facile de le distinguer de ses représentations dans l’esprit de sujets comme l’auteur et ses lecteurs. L’existence d’un tel support n’est toutefois pas une condition nécessaire. Une idée ou un concept peuvent se qualifier comme objets culturels, et être également considérés en tant que tels, indépendamment des                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          

73. Le terme de “subjectivité collective” se rencontre également, dans un sens un peu différent, chez Félix Guattari. Voir par exemple Jean-Luc Gautero, « Note sur les subjectivité(s) collective(s) chez Klein et chez Guattari », in Les Subjectivités collectives, dir. U. Bellagamba, É. Picholle & D. Tron, éd.

Somnium, 2012, pp. 84–87.

74. Gérard Klein in Trames et Moirés, 1986, op. cit., p. 52.  

sujets qui les pensent. En revanche, dans ce cas, le processus d’objectification est presque inévitablement lié au langage. Il y a, souligne Popper, « un monde de différence entre croire quelque chose, ou attendre quelque chose, et employer le langage humain pour le dire. La différence est qu’une croyance ne devient critiquable que si elle a été exprimée, et donc objectivée. Je peux faire un avec ma croyance : elle participe de mes actes, de mon comportement. Une fois formulée, elle peut être critiquée et trouvée erronée, auquel cas je peux devenir capable de m’en débarrasser.» 75 Certains objets culturels peuvent se propager d’une façon comparable à celle d’un virus et “recruter” très rapidement de nombreux individus dans la S.C.

qui leur a donné naissance : c’était typiquement le cas de la « danse des canards » qui se transmettait et se reproduisait par imitation via la télévision et la radio ; ou aujourd’hui des « cat smiles » sur internet. On parle souvent de mèmes76 à propos de ce type d’objets culturels virulents.

Figure 2.1.2.2.a. : Tentative de schématisation des relations entre objets culturels, sujets et subjectivités collectives

Cultures communes

Nous désignerons sous le terme de culture commune l’ensemble des objets culturels susceptibles de fournir matière à communication au sein d’une subjectivité collective robuste donnée.77

Cette définition ne préjuge ni du nombre d’individus participant de la subjectivité collective considérée, ni des qualités des objets culturels qui la constituent, que ce soit du point de vue artistique, économique, etc. Ainsi, on peut définir des micro-cultures communes à quelques individus seulement, et dont les éléments sont des plaisanteries faciles (les “private jokes” échangées au sein d’une cellule familiale, constitutive d’une S.C. potentiellement robuste sur des décennies) ou au contraire des équations sophistiquées (pour la S.C. dont participent les rares spécialistes d’un sujet hautement technique) ; ou encore                                                                                                                

75. Karl R. Popper, « Campbell on the Evolutionary Theory of Knowledge » 1974, op.cit., p. 120.

76. Le terme de “mème” a été introduit par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste (The Selfish Gene, 1976), éd. Odile Jacob, 2003.  

77. On aurait pu procéder à l’inverse et définir la S.C. réunissant les individus susceptibles de communiquer à propos des objets d’une culture commune donnée.

des macro-cultures communes à des millions, voire des milliards d’individus (e.g. la culture française, la culture chrétienne).

Il est important de noter que, dans cette définition, une culture commune constitue un “monde” distinct du monde physique, mais aussi distinct des sujets participants de la subjectivité collective dont elle dérive. Elle est peuplée d’objets culturels, qui doivent eux-même être distingués de leurs supports physiques, mais aussi de la conception qu’en ont les sujets individuels (la Recherche du temps perdu n’étant réductible ni à l’objet-livre de nos bibliothèque, ni à ma lecture particulière de cette œuvre, ni même à celle de Marcel Proust).

Figure 2.1.2.2.b. : Schéma de la disjonction entre monde physique, sujet & culture

Cultures savantes

Enfin, nous définirons comme culture savante une culture commune 1/ reposant sur une subjectivité collective explicitement identifiée et revendiquée78 (e.g. les amateurs de musique classique ou de science-fiction, les botanistes, les astrologues) et 2/ dont les objets culturels constitutifs répondent à des règles de sélection opératoires et consensuelles.

Soulignons que cette définition ne requiert pas de règles de sélection explicites des objets culturels. Dans bien des cas — et en particulier celui de la culture scientifique — l’explicitation de telles règles constitue une entreprise difficile, et elle-même rarement consensuelle.

Un risque est alors de s’appuyer sur des procédures de sélection autoréférentes, voire circulaires : tel élément se qualifie comme objet culturel de la culture savante X, parce qu’il émane de la communauté Y, elle-même constituée des soi-disant connaisseurs de la culture savante X. C’est en particulier un débat permanent en philosophie de l’art, la valeur artistique d’une œuvre étant assez strictement déterminée par la “communauté artistique” institutionalisée, culture savante s’il en est — et souvent augmentée                                                                                                                

78. Quoique en général pas sous cette appellation technique. Il suffit qu’un groupe dispose de signes de reconnaissance (e.g. un jargon commun) et de réseaux de communication spécifiques (e.g. des journaux spécialisés , etc.).

après la disparition de son auteur — au point, constate par exemple Fred Forest, que « le travail de l’artiste s’effectue désormais sur les procédures »79. Inversement, des communautés artistiques “sauvages”, comme celle de la science-fiction, aboutissent souvent à des règles de sélection peu opératoires, comme la pirouette de Norman Spinrad, qui présidait la Société des écrivains américains de science-fiction (SFWA) : « la science-fiction, c’est toute chose publiée sous le label science-fiction »80 — et ne se qualifient alors pas comme cultures savantes, au contraire par exemple de “l’art contemporain”.

Nous nous en tiendrons toutefois aux aspects épistémologiques de la question, et n’approfondirons pas plus avant les difficultés d’ordre sociologique liées à l’identification des communautés savantes.81 Nous admettrons en particulier qu’il existe une “communauté scientifique” stable et bien identifiable.

Approche constructiviste vs. néo-platonisme

Cette approche de la culture scientifique comme culture savante elle même construite à partir d’interactions entre individus nous a amenés à distinguer les représentations individuelles, proprement subjectives (au sens où elles ressortent du sujet), des représentations indépendantes de l’individu et sur lesquelles un consensus peut s’établir entre différents sujets. Elle présente l’avantage de pouvoir s’appliquer à tout type de production culturelle scientifique ou non (et donc à tout type de science).

Il convient toutefois de noter que certains types d’objets culturels, tout particulièrement dans le domaine des mathématiques (e.g. : le nombre 3), peuvent suggérer l’idée d’une existence “objective”, indépendante de toute construction humaine. Pour avoir des bases métaphysiques différentes, cette forme de platonisme logiciste82 n’en aboutit pas moins au même résultat qui reconnaître que le travail de l’artiste s’effectue désormais sur les procédures, plus que sur la manipulation ou la transformation, à proprement parler, du matériau. » ; Fred Forest, « Pour qui sonne le glas, ou les impostures de l’art contemporain », Quaderni, 21, 1993, p. 132. En ligne :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1993_num_21_1_1044?_Prescripts_Search_tabs1=standard&  (consulté août 2014).  

80.« J’ai défini quelque part la science-fiction comme toute chose publiée sous le label science-fiction, une remarque quelque peu cynique, bien que fondée d’un point de vue technique » ; N. Spinrad, in L’Effet science-fiction : à la recherche d’une définition, dir. I. et G. Bogdanoff, Robert Laffont, Ailleurs & Demain 1979, p. 305.

81. Un tel travail a été entrepris par Ludwik Fleck (1896-1961), dont le texte majeur, Genèse et développement d’un fait scientifique, qui a inspiré Thomas Kuhn, n’a été traduit en français qu’en 2005 (Les Belles lettres éd., trad. N. Jas). Fleck y développe en particulier le concept de « collectif de pensée », que nous nous permettrons d’identifier, un peu rapidement sans doute, à celui de subjectivité collective robuste. Voir par exemple Jean-Luc Gautero, « Subjectivités collectives et collectifs de pensée», in Les Subjectivités collectives, op. cit., pp. 163–176.

82. Voir par exemple Xavier Sabatier, Les Formes du réalisme mathématique, Vrin, coll. Mathésis, 2009.

83. G. Frege, Ecrits posthumes, Jacqueline Chambon éd., 1994, p. 175.

Les tenants de cette approche néo-platonicienne, souvent associée, dans sa forme moderne, au mathématicien et philosophe Bernard Bolzano (1781—

1848), fondent la science sur des bases logiques, à partir de telles “pensées objectives” et la définissent comme « la collection de toutes les vérités d’une certaine espèce »84. Là encore, si l’interprétation ontologique est différente, il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre une telle définition et celle d’une

“culture savante scientifique” conçue comme une collection d’objets culturels d’une certaine espèce.