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2.2. Quelques définitions et outils théoriques

2.1.1. Le monde physique et ses représentations

2.1.1.1. Une approche réaliste et empiriste

Si nous ne pouvons pas être sûrs de l’existence indépendante des objets, nous serons laissés seuls dans un désert — il se peut que la totalité du monde externe ne soit rien d’autre qu’un rêve, et que nous seuls existions.

C’est une possibilité inconfortable ; mais, bien que l’on ne puisse strictement prouver qu’elle est fausse, il n’y a pas la plus légère raison de supposer qu’elle soit vraie.

Bertrand Russell, Les Problèmes de la philosophie35

La question de la réalité du monde sensible est aussi ancienne que la philosophie. Mais c’est René Descartes qui la place à la racine même de la méthode scientifique. En effet, il s’impose de :

Ne recevoir aucune chose pour vraie, qu’[il] ne la connusse évidemment pour tel : c’est à dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en [ses] jugements que ce qui se présenterait si clairement et distinctement à [son] esprit, qu’[il] n’eusse aucune occasion de la mettre en doute.36

                                                                                                               

32. Le terme est ici employé dans le sens traditionnel où l’on considère que notre connaissance du monde dérive de l’expérience sensible, en faisant en particulier l’économie des spéculations sur des questions sans réponse possible dans le contexte expérimental et théorique considéré. La philosophie des sciences anglo-saxonne désigne un tel « principe d’économie » sous le nom de « rasoir d’Ockham ».

33. La notion d’objet « en soi », de « noumène » (par opposition au « phénomène » qui apparaît au sujet) est au cœur du « réalisme empirique » kantien (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781).

Comme lui, nous adoptons une définition négative de l’empirisme, par exclusion a priori de ce qui n’est pas accessible au sujet. Soulignons toutefois que notre emploi du terme “empirique” est, ici, délibérément, plus exclusif (donc plus étroit) que celui de Kant.

34. En effet, dans cette acception, une approche holiste de la connaissance du monde ne saurait être empirique ; pour autant, on peut revendiquer l’accès à celle-ci par des voies mystiques, par exemple.

35. Bertrand Russell, Les Problèmes de la philosophie (The Problems of Philosophy, 1912), éd. Payot, 2005.

36. René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, éd. Gallimard Flammarion, 2000, p. 49.

Or ce “doute hyperbolique” fondateur ne l’autorise à valider a priori qu’une certitude : « Je pense, donc je suis. » J’existe, en tant que sujet. En revanche, le témoignage de mes sens n’est pas recevable a priori, dans la mesure où je pourrais être en train de le rêver37 : « il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil »38. Pire : je ne suis pas à l’abri d’un malin génie, « non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à [me] tromper »39. La seule existence dont Descartes puisse être absolument certain est la sienne propre.

Un détour par la théologie lui permet d’évacuer le paradoxe en “démontrant”40 l’existence d’un Dieu parfait, donc bienveillant : « de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé »41.

Si l’on refuse un tel argument théologique, et plus généralement toute pétition de principe, la possibilité d’un malin génie reste en toute rigueur irréfutable,42 aussi paranoïaque et improbable qu’elle puisse paraître.

Pour échapper au solipsisme, avant de pouvoir envisager un regard scientifique sur le monde, il faut donc parier sur son existence. Dans l’esprit de ce pari cartésien, nous poserons donc arbitrairement en principe (métaphysique) l’existence d’une réalité physique indépendante du sujet qui l’envisage.

Dans le même esprit, nous admettrons l’existence et la réalité d’un grand nombre de sujets distincts, capables de se reconnaître mutuellement pour tels, et de communiquer entre eux.

Possibilité d’énoncés objectifs sur la réalité physique

Nous admettrons qu’il est possible de construire des énoncés objectifs à propos de cette réalité physique indépendante du sujet. Par « énoncé objectif », nous entendons ici un énoncé dont, d’une part, la vérité43 ne dépend pas des sentiments, des opinions, des idées ou des intuitions du sujet ; et d’autre part dont la vérité est la même quel que soit le sujet.

Inversement, nous qualifierons de « subjectif » un énoncé qui dépend des sentiments, des opinions, des idées ou des intuitions du sujet. Enfin, pour être                                                                                                                

37. L’argument du rêveur est classique. Dans le Théétète, Platon nous décrit Socrate s’en amusant déjà.

38. « Je vois qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. » ; R. Descartes, « Première méditation », Méditations métaphysiques (1641), in Œuvres et Lettres, Bibliothèque de La Pléiade, éd. Gallimard, 1996, p. 269.

39. idem, p. 272.

40. La démonstration des Méditations métaphysiques est soit ironique, soit fautive (Descartes y glissant subrepticement du concept de réalité à celui de perfection).

41. René Descartes, « Première méditation », Méditations métaphysiques, op. cit., p. 334.

42. Le malin génie a bien sûr connu des incarnations plus modernes. Ainsi, le philosophe Hilary Putnam imagine-t-il un cerveau humain placé dans une cuve et alimenté par de pseudo-influx nerveux simulés par un ordinateur, “malin génie” high tech (H. Putnam, Raison, Vérité et Histoire ; Reason, Truth, and History, 1981). L’expérience de pensée de Putnam dérive d’une thématique science-fictionnelle classique, en particulier dans la littérature paranoïaque de Philip K. Dick ou de Stanislas Lem. En 1941, un autre auteur de science-fiction, Robert Heinlein, met en scène une variation sur le thème d’un personnage qui ne peut décider s’il est un psychopathe paranoïaque ou un dieu contraint à se croire un homme [« Ces gens-là » («

They », 1941) ; in Une Histoire de la science-fiction, t.2, dir. J. Sadoul, Librio, 2000, pp. 65-81].

43. C’est à dire le fait d’être vrai, ou bien le fait d’être faux.

systématique, nous qualifierons de « personnel » un énoncé (subjectif ou non) dont la vérité varie en fonction du sujet44.

D’autre part, nous ne préjugeons pas ici des contraintes qui peuvent peser sur une telle construction d’énoncé — triviale dans une posture de réalisme naïf, mais hautement technique, par exemple, dans un cadre quantique orthodoxe, où les seuls énoncés objectifs portent sur des résultats de mesure, pour des observables elles-mêmes dûment définies via une théorie de la mesure sophistiquée. Soulignons toutefois qu’une condition nécessaire de la possibilité de construire des énoncés objectifs est l’existence d’un langage opératoire, qu’il soit naturel ou formel.

La possibilité d’énoncés objectifs n’est sans doute pas démontrable a priori. On pourrait en effet imaginer des univers dans lesquels il est impossible d’en construire. 45 Toutefois, aucune science (du moins telle que nous la connaissons) n’y serait possible. L’existence de cette dernière, dans notre monde, vaut donc démonstration a posteriori.

Distinction entre le monde physique et ses représentations

Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir.

Blaise Pascal, « Les Deux infinis » 46

Tous les énoncés ne portent pas sur le monde physique. Certains énoncés sont purement esthétiques, pour le seul plaisir des mots. D’autres portent sur des mondes imaginaires, sans rapport avec le monde physique : on parle alors d’énoncés fictionnels47.

Même lorsqu’il porte sur le monde physique, ou plus précisément lorsqu’il décrit un phénomène particulier du monde physique, un énoncé ne saurait être confondu avec ce phénomène dont, selon la belle analogie d’Alfred Korzybski, il ne constitue au mieux qu’une “carte”48 :

1. Une carte n’est pas le territoire (les mots ne sont pas les choses qu’ils représentent)

2. Une carte ne couvre pas tout le territoire

(les mots ne peuvent pas recouvrir tout ce qu’ils représentent)

3. Une carte est auto-référente (le langage nous permet de parler du langage)

Plus généralement, toute représentation du monde, de quelque type qu’elle soit (images, schémas, représentations textuelles, verbales, mathématisées, etc.) doit être distinguée de ce qu’elle représente. En effet, même si elle a un référent dans                                                                                                                

44. En physique classique, il n’est a priori pas possible de construire un énoncé à la fois personnel, non subjectif, univoque et bien formulé à propos du monde physique. Mais certaines interprétations extrêmes de la mécanique quantique peuvent en admettre la possibilité. De même, de tels énoncés sont fréquents à propos de certains univers fictionnels, comme ceux de Lewis Carroll, démiurge logicien.

45. Il s’agirait alors d’une “non-science fiction”, pour reprendre l’expression de Quentin Meillassoux, in

« Métaphysique et fiction des mondes hors-science », Le Mois de la science-fiction à l’ENS, ENS Ulm, 18 mai 2006. Accessible sur le site : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1286 (consulté août 2014).

46. Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », in Pensées, 1670, Brunschvicg 72.

47. Nous employons le terme dans un sens plus restreint que le sens courant de “produit de l’imagination”, dans lequel on pourrait considérer, très généralement, que tout modèle est une fiction.

48. Alfred Korzybski, « The Role of Language in the Perceptual Processes », in Science & Sanity. An Introduction to Non-Aristotelician Systems and General Semantics, 1933 ; éd. IGS, 1994 ; 3e éd., 1948.

le monde physique externe, la représentation relève proprement du sujet.

Au-delà de cette distinction d’ordre métaphysique, il n’est généralement pas possible d’établir une correspondance terme à terme entre une représentation de la réalité physique et les éléments du phénomène qu’elle décrit. Une démonstration classique confronte la finitude de l’esprit humain, et donc des représentations qu’il peut produire, et l’infinie complexité du monde physique. Ainsi, Pascal voulait-il « faire voir un abîme nouveau, (...) une infinité d’univers » dans la plus infime partie d’un minuscule ciron.49

D’autre part, différents énoncés peuvent avoir des degrés de généralité très variables. Ainsi, un énoncé objectif rendant compte d’une observation particulière à un instant et dans des conditions donnés n’a aucune généralité, quand un autre peut valoir à différents moments (e.g. “le Soleil se lève à l’est”), voire revendiquer une vocation universelle ( ).

Inversement, le monde physique ne connaît que des réalisations particulières : il est ce qu’il est, à un moment donné. 50 Même s’il est possible d’énoncer des généralités à son propos, une “généralisation du monde physique” est une contradiction dans les termes.

La possibilité même d’une représentation opératoire du monde, et a fortiori d’une modélisation scientifique, passe donc par une renonciation à l’ambition naïve de le penser intégralement, et par l’acceptation de n’en manipuler que des représentations très simplifiées.

Origine des représentations

Une autre difficulté concerne l’origine de telles représentations, et plus généralement de toute pensée créatrice. Nous admettrons dans ce travail que les représentations du monde sont créées par des sujets, sans intervention de démiurges ou d’inspirateurs surnaturels. 51

Ce choix ne fait bien sûr que renvoyer la difficulté aux mystères de la vie et de la pensée elles-mêmes. Au risque du réductionnisme, nous conjecturons donc avec Karl Popper que l’univers physique est, en en sens, “créatif” :

Je conjecture que la vie, et par la suite également l’esprit, ont évolué ou émergé d’un univers qui était, jusqu’à un certain moment, dépourvu de vie et d’esprit. D’une manière ou d’une autre, la vie, ou la matière vivante, ont émergé de la matière inerte ; et il ne semble pas complètement impossible que nous comprenions un jour comment ceci est advenu. Les choses apparaissent bien plus difficiles en ce qui concerne l’émergence de l’esprit. [...] Je pense que nous devons admettre que l’univers est créatif, ou inventif. En tout état de cause, il est au moins créatif au sens où le sont les grands poètes, les grands artistes et les grands scientifiques.52

                                                                                                               

49. Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », in Pensées, 1670, Brunschvicg 72.

50. Ou, selon la formule stoïcienne classique « Ce qui est, est ; ce qui n’est pas , n’est pas ».

51. Dans la tradition grecque, depuis Hésiode, les poètes et les créateurs humains ne sont que les instruments des Muses.

52. « I conjecture that life, and later also mind, have evolved or emerged in a universe that was, up to a certain time, lifeless and mindless. Life, or living matter, somehow emerged from nonliving matter ; and it does not seem completely impossible that we shall on day know how this happened. Things look far more difficult with the emergence of mind. /…/ I think we have to admit that the universe is creative, or inventive. At any rate, it is creative in the sense in which great poets, great artists, and great scientists are creative. » Karl R. Popper, « Natural selection and the

Dans le même esprit, nous admettrons également que l’apparition et l’évolution de représentations de plus en plus sophistiquées est un processus naturel, spontané ou stimulé, qui peut être décrit théoriquement en termes d’épistémologie évolutionniste. L’analogie avec la théorie darwinienne de l’évolution remonte à L’Analyse des sensations, d’Ernst Mach.53  Donald Campbell identifie ainsi trois mécanismes généraux à l’œuvre dans tout processus d’acquisition de connaissances, qu’il désigne par l’acronyme BVSR : un mécanisme de génération de “variations aveugles” (blind variation, BV), permettant d’explorer le plus de représentations possible, un mécanisme de “rétention sélective” (selective retention, S) pour choisir les plus pertinentes, dans un contexte donné et un mécanisme de reproduction des variations sélectionnées (reproduction, R).54  

Le caractère “aveugle” des variations n’est pas nécessairement associé à un aspect aléatoire, au sens mathématique du terme. Il s’assimile plutôt parfois à

« la situation proverbiale de l’aveugle qui cherche dans une salle obscure un chapeau noir qui ne s’y trouve peut-être pas »,55 mais qui, pour autant, dans un souci d’efficacité, peut procéder avec méthode, par essais et erreurs. La rétention sélective se décompose quant à elle en une fonction de mémorisation (rétention) et une fonction de sélection des éléments à mémoriser.

Cette approche théorique de l’évolution des connaissances nous paraît particulièrement bien adaptée à une analyse de la démarche d’investigation, où les différents mécanismes BV, S, & R sont relativement faciles à identifier.

Elle met en outre l’accent sur l’importance d’une sélection des conceptions, au cœur de toute approche constructiviste.

Une approche alternative consiste à considérer la possibilité de l’émergence, au sens que les philosophes donnent à ce terme,56 de nouvelles représentations transcendant celles de chaque individu à partir de la complexité née des interactions entre un grand nombre de sujets. Là encore, on peut se contenter d’une démonstration a posteriori, par l’évidence de l’existence de la science, et plus généralement de la culture, qu’on peut considérer comme constituées à partir de telles représentations méta-subjectives stables.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         

emergence of mind » (1977) in Evolutionary Epistemology, Rationality, and the sociology of Knowledge, dir.

Gerard Radnitzky & W. W. Bartley, III, éd. Open Court, 1993, p. 150.  

53. « [L’économie de la pensée en tant que tâche essentielle de la science] acquiert un fondement plus large et s’éclaire de perspectives nouvelles, dès lors que, suivant les impulsions données par la théorie de Darwin, on considère l’ensemble de la vie psychique — la science y compris —, comme une manifestation biologique, et dès lors qu’on applique les conceptions darwiniennes de la lutte pour l’existence , de l’évolution et de la sélection. » Ernst Mach, L’Analyse des sensations (Analyse der Empfindungen, 1900) ; éd. Jacqueline Chambond, 1996, p. 49.

54. Donald T. Campbell, « Blind Variation and Selective Retention in Creative Thought as in Other Knowledge Processes » (1960) in Evolutionary Epistemology, Rationality, and the sociology of Knowledge, op. cit., 1993. pp. 91–114.

55. Karl R. Popper, « Campbell on the Evolutionary Theory of Knowledge » (1974), idem, p. 117.

Popper poursuit : « Bien que l’aveugle à la recherche d’un chapeau noir puisse introduire de l’ordre dans ses essais, cet ordre ne lui est pas donné ; il peut commencer par choisir ou inventer un ordre (une méthode), et en changer ensuite ; et ces choix seront eux-mêmes des essais, quoique d’ordre supérieur. »

56. « Le problème philosophique de l’émergence n’est pas le problème (théologique) de la création au sens fort du terme (créaction ex nihilo, création de la materia prima). Mais c’est tout de même un problème de création, au sens faible (non pas « à partir de rien » mais « à partir de peu »), ou, pour le dire autrement, un problème de « création continuée ».

Comment le plus sort-il du moins ? une cellule vivante, de la matière brute ? un cerveau pensant, d’une petite masse de cellules embryonnaires ? Y a-t-il authentique création de formes (organisation), ou dévoilement de potentialités cachées ?

». Anne Fagot-Largeault, « L’Émergence », in Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences t. II, col. Folio/Essais, éd. Gallimard, 2002, pp. 945–946.