Lobjectif de cette première partie sur la contribution analytique est double :
1. Premièrement, il sagit dexpliquer le rôle central du goodwill dans la description de la nouvelle ère de gouvernance dentreprise fournie par Veblen. A ce propos, nous considérons particulièrement les écrits de 1904 The Theory of Business
Enterprise. A laune de cet ouvrage, nous définissons le goodwill, déterminons sa valorisation, et ses ambiguïtés au regard de la structure financière de lentreprise. Le goodwill apparaît de manière comptable et recouvre plusieurs interprétations économiques.
En effet, il savère que le débat américain sur la nature du capital, du crédit et de la formation des taux dintérêt prend place entre 1896 (Fisher avec Appreciation and Interest) et 1913 (Mitchell avec Business Cycles). Cette controverse intègre la réflexion dauteurs aussi importants que James Laurence Laughlin, Thorstein Veblen ou Irving Fisher au cur dun débat monétaire qui oppose des visions contradictoires concernant la nature du capital au sens large39. La publication de louvrage de 1904 arrive au moment de
lexacerbation de ce débat, doù le fait que louvrage de 1923 Absentee Ownership : Business
38 En termes de rentabilité et de compétitivité pour les apporteurs de capitaux. 39 Voir notamment A.J. Cohen (2013) à ce propos.
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Enterprise in Recent Times The Case of America soit moins important concernant lenjeu du goodwill. De plus, Absentee Ownership se penche davantage sur les questions de remplacement de la direction de lentreprise par les ingénieurs experts et techniciens et sinterroge alors moins sur la question de la valorisation actionnariale. Bien sûr la valorisation des actifs est toujours une question prégnante (1923 [1997], 184) mais les préoccupations de lauteur sont davantage tournées vers la description dune Amérique plus rurale avec une réflexion sur la consommation, la propriété des ressources naturelles, la publicité, ou encore le lien entre technologie, exploitation et gaspillage. Cest grâce à The Theory of Business Enterprise et au triptyque crédit, actions et goodwill que Veblen passe dune analyse des affaires à la finance dentreprise à proprement parlé. La littérature ne reprend pas les interactions entre ces trois notions et nexpliquent pas les mécanismes à luvre dans les propos « vébleniens ».
Le « détournement de valeur40 » na ainsi jamais cessé davoir lieu depuis la fin du 19e
siècle, car les instruments et montages financiers innovent de manière continue. Les écarts temporaires de prix constatés sur les titres permettent à certains agents financiers de réaliser un gain, du fait de leur efficacité à capter ces opportunités. Les rachats dactions en période de prospérité boursière sont propices à leffet de levier du crédit sur le rendement des capitaux propres puisqualors le taux dintérêt baisse ; et inversement pour celle de la mauvaise conjoncture. Le crédit permet daugmenter cette capacité à générer de la dette en augmentant la valeur de lentreprise au passif. Ce crédit explique aussi quil se créé une déconnexion entre prix de marché et valeur fondamentale de la firme, au moment de leffondrement vers la phase basse du cycle. Leffet de levier du crédit sur le rendement, lexistence de deux types dactions et une asymétrie dinformation assumée font apparaître la notion de goodwill. Cest cette notion, en termes dinterprétations comptable et entrepreneuriale que la littérature secondaire
40 Cette notion met en exergue les pratiques des dirigeants et limpulsion des actionnaires dans
lorientation de la répartition des profits de lentreprise. Bien entendu, le délit dinitié est puni par la loi ; il nempêche quune certaine appropriation des richesses a lieu. Des actionnaires outsiders (qui ne participent pas à la gestion de lentreprise) détournent de la valeur à usage individuel au lieu de bénéficier à lensemble de la communauté. Il faut un contrôle au sein de ces structures.
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(Dirlam, 1958 ; Rutherford, 1980 ; Raines et Leathers, 1992 ; OHara, 1993 ; Bolbol et Lovewell, 2001 ; Cornehls, 2004 ; Ganley, 2004 ; Gagnon, 2007 ; Argitis, 2016) ne présente pas suffisamment à nos yeux, hormis larticle de R. Black (1992). La dualité des actions dans lentreprise repose sur le fait que chacune de ses parts sociales, en fonction de leur nature préférentielle ou ordinaire, ne couvre pas le même type de capital (respectivement tangible et intangible), ni en conséquence les mêmes droits dans lentreprise41. A partir dune opération de crédit, on créé une nouvelle dette. Cest ce
que lon appelle du capital fictif42. Cependant ce capital nest pas un collatéral pour le
remboursement du risque, risque supporté par lactionnaire. A laune de cette littérature, lenjeu est de démontrer lexistence dun double goodwill à laide dun exemple numérique comptable. Il sagit alors de mettre dans une perspective historique cette notion de goodwill, centrale pour la dynamique financière de lentreprise ainsi que ses répercussions sur sa structure monopolistique.
En règle générale, la théorie économique a peu prêtée attention à la propriété intangible. Pourtant, pour le milieu des affaires, cest une source de profits et un enjeu de richesse privée versus richesse sociale (H. Sidgwick (1883) dans R. Black (1992)). Commons et Veblen y consacrent analyse et intérêt. Pour dresser leurs constats ils sappuient dailleurs sur les témoignages de la commission industrielle de 1900 ainsi que sur les décisions de
41 De plus comme C.A. Medlen, qui publie en avril 2016 un article sur la théorie des discounted earnings
streams au regard du pouvoir de monopole, nous nous accordons sur le fait que le goodwill a un enjeu en termes de structure monopolistique du marché41. Selon notre lecture, le processus de monopolisation
permet lapparition dun second goodwill:
In Veblens view, the monopolistic differentials augmented the valuation of monopolistic firms, ... [so that] the aggregate value of property rights of the community come to exceed the aggregate wealth of the community (C.A. Medlen, 2016, 5)
Dailleurs Veblen ajoute:
Their "summation" is a spurious summation, in the main, since they represent competitive advantages, in the main; and their capitalization adds a spurious volume to the aggregate property rights of the community. (Veblen, 1908a, 117).
42 On trouve cette notion dans Le Capital Livre III de Marx, chapitre XXV : Le crédit et le capital fictif
concernant le paragraphe sur la « Subdivision du profit en intérêt et profit dentreprise. Le capital productif dintérêts ».
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Cours Suprêmes. Ce sujet détude forme un ciment important de lanalyse institutionnaliste du début du siècle car ces auteurs introduisent la centralité des droits de propriété dans la législation et la théorie économique43, notamment de lintangible qui
vient augmenter la valeur comptable de lentreprise44.
2. Deuxièmement il sagit dancrer Veblen dans la filiation des économistes de la théorie financière de linvestissement de 1898 à 196845, avec Keynes et
Tobin. Ces trois auteurs peuvent être interprétés en termes de Q-théoriciens et il sagit dinterroger les similitudes et différences entre ces théories, notamment sur la question de lactionnariat.
Tout dabord, précisons le point de départ de cette analyse. En 1898, Knut Wicksell dans
Interest and Prices distingue deux taux dintérêt : dune part le taux effectif déterminé et pratiqué sur le marché monétaire. La monnaie est reliée au crédit donc linvestissement est lié au coût du crédit cest-à-dire le taux de léconomie de crédit pur, rM, avec
monnaie, auquel se prête le capital46. Dautre part, le taux naturel correspondant au
niveau de taux auquel le taux de léconomie monétaire assure une stabilité des prix, i.e. un taux rN qui, sans transaction monétaire, permettrait une croissance de long terme
équilibrée et sans inflation. Le taux naturel égalise lépargne avec linvestissement dans une économie sans monnaie, mais avec du capital réel. Il sagit tout comme aujourdhui de jouer sur le taux effectif de léconomie monétaire par rapport au taux naturel pour gérer le degré dinflation ou de déflation. Le taux de marché égalise lactualisation des
43 On peut dailleurs considérer que cest cette littérature primaire et émergente qui alimente la
recherche sur les coûts dinformation dans la seconde moitié du 20e siècle, comme chez George Stigler
(1961).
44 Voir à ce propos les écrits de Glenn Munn (1962, 317) concernant la reconnaissance en Angleterre du
lien entre goodwill et management.
45 Bien entendu, dautres auteurs pourraient être cités dans une thématique sur linvestissement. Mais
nous nous limitons à la théorie de linvestissement comme mesure de profitabilité et donc aux conditions financières de la firme déterminant lacte dinvestissement chez Veblen, Keynes et Tobin.
46 Wicksell utilise money rate (1936, 107) et market rate (1936, 86, 170-2, 174) pour exprimer la
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rendements - des actifs en question - avec le prix de marché. Le taux naturel égalise la capitalisation des rendements escomptés avec le coût de reproduction des machines, des biens-capitaux. La thèse de Wicksell consiste à dire quà partir du moment où le taux sur le marché est inférieur au taux naturel, se crée une incitation à investir et une expansion économique en découle.
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Il y a un profit : P< #%(!$& !") > 0
Doù le fait que linvestissement soit un processus cumulatif dont ressort une hausse des prix au plein emploi. Cela conduit la banque à objectiver quen retour, le taux du marché augmente. En effet, dans un processus temporel ce taux de marché ségalise au taux naturel de telle façon que les prix soient stables et créent des cycles. Pour ce chapitre, bien quil nexiste pas de théorie claire de la détermination du taux dintérêt chez Veblen, il sagit ici de retracer lévolution terminologique de ces concepts que lon retrouve chez Keynes, Tobin et Veblen47.
Le 20e siècle a indépendamment donné naissance à deux travaux centraux pour la
compréhension des modes de financement de lentreprise. Le théorème de Modigliani- Miller qui fait apparaitre que le choix dinvestissement et de la gouvernance de laquelle découle la répartition des flux de revenus des actionnaires et créanciers sont importants ; pas la source de financement.
En parallèle au théorème Modigliani Miller, le second élément prépondérant pour la compréhension des modes de financement de lentrepriseest le q de Tobin - central pour la stratégie de marché de lentreprise - qui analyse le lien entre le coût et le rendement dun investissement. Il est utilisé comme un proxy de la performance de la firme. Cest donc la relation entre deux valorisations de lentreprise. A léquilibre, q=1. Mais, avec le goodwill, lentreprise atteint une position qui est telle que q > 1 sans pour autant quil
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ny existe dincitations à investir. James Tobin traite de la survalorisation dactifs sans la lier aux questions dendettement. Ainsi le théorème de Modigliani-Miller pour qui modes de financement et stratégies de marché ne sont pas liées, ne soppose pas au contenu de lanalyse du q de Tobin. Cependant, il nest pas question de coût de remplacement pour Modigliani-Miller, mais de deux situations différentes. En effet dun côté nous avons un taux dactualisation des revenus anticipés qui correspond à une entreprise avec effet de levier de lendettement sur la rentabilité, et de lautre, ce même taux avec une entreprise sans effet de levier. Le marché financier nexerce ainsi pas de contrainte sur le comportement dinvestissement même si, Modigliani et Miller saccordent avec Tobin, sur le fait que lévaluation de la valeur future de lentreprise est déterminée sur ce marché et reste cependant incertaine. Il ny a alors pas de contradiction entre ces deux théories du financement de lentreprise.
Il apparaît évident aujourdhui que la valeur de lentreprise est liée à la valorisation immatérielle, puisquil existe un lien entre la notation des entreprises par les agences de notation et leur valeur sur le marché. Finalement on peut même envisager que le ratio de Tobin serait une mesure48 de la proportion de capital immatériel de lentreprise (E.B.
Lindenberg & S.A. Ross, 1981). En effet, la capitalisation des earnings de lentreprise nous donne la valeur de lentreprise sans goodwill, à laquelle il faut aujourdhui ajouter la valeur de limmatériel qui introduit une valeur de marché supérieure. Si le q est supérieur à 1, des opportunités dinvestissements rentables sont possibles. La valeur de lentreprise doit tenir compte de la valorisation des immatériels. La réflexion ici est orientée sur la comparaison entre la capitalisation des revenus anticipés et une analyse des taux dintérêt.
Pour autant, Veblen sinsère dans des analyses pré-modernes49, dans lesquelles
linvestissement dépend de la valorisation financière des actifs de lentreprise. Il sagit
48 The resulting value assigned by the market is the valuation of the fixed factors embedded in the firm,
and these include invested capital (and land) and all of the intangible factors on which the firm earns rents (E.B. Lindenberg & S.A. Ross, 1981, 3)
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dapprofondir la littérature sur cette filiation en repartant de linterprétation des équations chez Keynes (1930, 193650) jusquà Tobin (1969, 1977) tout en reliant au
travail précurseur de Veblen (1904) oublié ou mal-spécifié par la littérature, dans la présentation de la Q-théorie.
Par ailleurs cela nous permet dintroduire, toujours grâce au concept du goodwill, lanalyse de lentrepreneur-capitaliste. Sur ce sujet, Veblen partage avec K. Marx (1864- 1875), R. Hilferding (1910) et A. Berle et G. Means (1932) lopposition manager/propriétaire. En effet, lanalyse du capitalisme est inséparable de celle du management, dont la forme évolue avec lévolution du capitalisme. A ce propos, Marx (1867) considère la réflexion managériale comme centrale et fait référence à Andrew Ure (The Philosophy of Manufacture, 1835) qui place les gestionnaires industriels au cur de lindustrie du 19e siècle (Daniel Bell, 1973, 60). Investissement et premiers jalons de la
révolution managériale sont développés ici et ces auteurs saccordent sur la centralité du capital financier duquel découle, une conflictualité dans la recherche de la détention du pouvoir et dans la capitalisation des surplus de valeur de lentreprise.
En effet, alors que Tobin confond les fonctions de propriété et de gestion, Veblen sintéresse à la capture du goodwill et Hilferding à celle du promoters profit, i.e. à une concentration des entreprises qui donne lieu au revenu financier dun capital fictif monopolisé qui prolifère.
Dans la dernière partie de larticle, nous reconstituons cette seconde filiation liée aux structures de lentreprise et les tensions induites entre structure financière et structure de gouvernance.
50 En 1907 dans The rate of interest I. Fisher présente le concept de rate of return over cost qui
recouvre la différence entre deux sources de revenus que J.M. Keynes présente en 1930 comme lefficacité marginale du capital.