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3. LE SYMBOLE DE LA GROTTE

3.1 THÉORIES SUR L’UTILISATION DES GROTTES SACRÉES

3.1.1 Le numineux

Plusieurs lieux peuvent donner l’impression qu’une présence divine les habite. Ce phénomène fut mentionné brièvement en lien avec la sacralisation de certaines montagnes chez les Grecs notamment pour le culte de Zeus. Dans tous les cas, la consécration d’un lieu sacré est une initiative humaine. Elle consiste en un choix délibéré soit de la population locale et/ou des autorités.

103 La motivation de ce choix peut être de différentes natures. Elle peut, entre autres, provenir du numen qui se dégage d’un lieu. Il est particulièrement difficile pour le chercheur moderne de définir si un lieu dégageait un caractère sacré d’après les Anciens. Toutefois, dans une étude portant sur des sanctuaires naturels, il serait lacunaire de ne pas en tenir compte. En effet, les lieux de culte créés par la nature, telles les grottes, peuvent paraître étonnants pour le spectateur et dégager une énergie sacrée. Ce concept trouve donc sa pertinence dans ce mémoire afin de cerner l’utilisation de la grotte. En outre, comme le démontre Matti Kamppinen, la science des religions manque d’outils systématiques et de méthodes pour l’étude des expériences religieuses et les systèmes symboliques qui lui sont liés. Tout de même, il souligne que ces aspects doivent être étudiés afin de ne pas négliger des données de grande importance363.

Les théories du sacré

Rudolf Otto utilise le terme « numineux » pour désigner une émotion originale et irrationnelle face au mystère. Ainsi, il peut définir un lieu duquel émane une essence divine comme un lieu numineux364. Le mot numen est utilisé en latin pour signifier la puissance ou

la volonté divine. Ce terme se définit dans la littérature phénoménologique par une force dynamique qui se manifeste d’elle-même et qui provoque un sentiment, d’une part, de crainte et, d’autre part, de fascination. Ce sentiment est lié à l’expérience d’un phénomène divin. De nos jours, le terme numen ne se limite plus aux théories phénoménologiques et est utilisé couramment pour désigner l’essence divine des lieux sacrés365.

Avant de poursuivre avec le concept de numen, une parenthèse sur les écrits d’Otto s’impose. Sa réflexion sur le sacré, publiée en 1917, est intéressante et toujours pertinente en sciences des religions. Toutefois, à la lecture de son ouvrage, il est très clair qu’il a été écrit par un croyant, et pour les croyants366. De plus, l’auteur impose une hiérarchisation du sacré

363 KAMPPINEN 2011, p. 193. 364 SMITH 2008, p. 23. 365 DEVEREUX 2001, p. 21.

366 Malgré les prescriptions de M.Otto, l'auteure de ce mémoire a complété la lecture de l'ouvrage en question :

« Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti une émotion religieuse profonde et, autant qu'il est possible, exclusivement religieuse. S'il en est incapable ou s'il ne connaît même pas de tels moments, nous le prions d'arrêter ici sa lecture. » OTTO 1917, p. 22

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en croyant que la vitalité du sacré chrétien est supérieure à toutes les autres religions367.

Depuis cette époque, le concept de numen s’est adapté à une vision plus objective de la religion.

Selon certains, le sacré ne serait pas le marqueur de la religion, mais plutôt son essence368. L’adjectif « sacré » s’applique souvent à des situations où les gens ont

délibérément choisi d’accorder de la sacralité à un lieu ou à un objet. Dans cette optique, les mots « numen » et « sacré » ne sont pas synonymes puisque le numen n’a rien de délibéré369.

Il est plutôt considéré comme la capacité naturelle de l’humain à ressentir celui-ci. Depuis Otto et ses collègues débattant sur la phénoménologie au début du XXe siècle, les théories

ont bien évolué. On tend aujourd’hui à dissocier la religion de l’expérience du sacré370. En

effet, cette expérience ne requiert pas la croyance en une religion en particulier.

Contrairement à la première définition du numen par Otto, ce mot est aujourd’hui souvent mis en association avec des lieux naturels qui auraient pu inspirer la présence divine. Henri Lavagne affirme que la grotte fait partie des sites numineux de la nature : « Comme les fleuves, les sources, les forêts, le sommet des montagnes, les lacs ou le simple bouquet d’arbres sur un rocher, on doit penser que les cavernes sauvages font partie de ces sites créés par la Nature, sans l’intervention humaine, et qui sont porteurs de ce mystérieux numen [...] »371. Ainsi, c’est en tant que création non-humaine que la grotte peut dégager un caractère

numineux selon Lavagne. Il mentionne aussi le fait que l’expérience religieuse vécue dans la grotte débute par un sentiment d’angoisse d’après les écrits de Pomponius Mela qui a raconté sa visite d’un antre en Cilicie372. La peur ou l’angoisse sont fréquemment associées aux

descriptions de sites numineux. On peut supposer que ces endroits ont probablement provoqué la fascination des Anciens.

Ces sites sont souvent mis en relation avec le monde divin. En fait, la grotte est perçue comme un espace de transition entre le monde connu et l’inconnu373. D’après les croyances

367 Ibid., p. 20. 368 ANTTONEN 2000, p. 272. 369 PADEN 1991, p. 22. 370 Ibid., p. 274 371 Ibid,, p. 189.

372 Ibid., p. 191. ; POMPONIUS MELA, Chorographie, I, 7. 373 USTINOVA 2009 (A), p. 267.

105 véhiculées par la mythologie grecque, on interprétait cette transition comme un lieu de passage entre le monde des mortels et le monde divin374. La nature présente des paysages

plus propices que les milieux urbains à ce type de rencontre. Les grottes, puisqu’elles s’enfoncent dans les profondeurs de la terre, semblent mener à un autre monde, différent de celui connu sur la terre. Ainsi, la nature en soi peut être un vecteur de numen.

De plus, l’expérience reliée à la visite d’une grotte peut désorienter les sens. Différentes odeurs et hallucinations auditives peuvent être scientifiquement explicables, mais être considérées comme une présence divine par les Anciens. C’est d’ailleurs ce qui explique que les sites oraculaires sont fréquemment des grottes aussi bien naturelles qu’artificielles375.

Les Anciens ne sont pas les seuls à vivre ce type d’expérience en territoire souterrain. Encore aujourd’hui, certains géologues et spéléologues relatent des hallucinations auditives et visuelles suite à une expédition376. Il n’est donc pas étonnant que les Anciens aient cru à une

essence divine provenant de la grotte.

Depuis Otto, les théories autour des sites numineux se sont développées. Désormais, il ne faut plus nécessairement avoir la foi pour parler de numen, mais simplement comprendre que ce mot est associé à un sentiment ressenti par des croyants de toutes les religions. Les chercheurs n’appliquent plus seulement ce concept aux religions monothéistes, mais à toutes les formes de religions, peu importe l’époque. De plus, on reconnaît le caractère numineux de la nature sous différentes formes. Ce type d’interprétation relève plutôt du courant postprocessuel que nous avons décrit dans la méthodologie. En effet, ce sont les idées des Anciens qui sont étudiés lorsque l’on traite du numen, un phénomène non observable. Le sacré et la grotte chez les auteurs anciens

Afin de bien cerner si les Anciens percevaient réellement un numen provenant des grottes, il est nécessaire de consulter les écrits d’auteurs anciens grecs et latins. Bien que les grottes semblent plus importantes dans l’univers mythologique grec, c’est surtout chez les auteurs latins qu’on trouve des références. D’abord, Ovide évoque le sujet dans l’un de ses poèmes : « Il est une forêt antique, respectée pendant de longues années. Tout porte à croire

374 Ibid. 375 Ibid.

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que ce lieu est la demeure d’une divinité (Credibile est illi numen inesse loco). Au milieu est une source sacrée avec une caverne à stalactites. » (Amours, livre III, I, 2)

Henri Lavagne interprète ce passage d’Ovide comme une preuve que le numen est relié à la nature. En effet, Ovide fait l’éloge de la nature divine. Toutefois, c’est avec son regard de poète qu’il semble décrire le paysage. Comme bien d’autres poètes modernes377 le

feront après lui, il crée un parallèle entre la nature et le sacré. Évidemment, on ne peut généraliser une vision poétique de la nature afin d’expliquer la sacralité de la grotte dans le monde classique.

Un autre passage d’Ovide retient notre attention : « Près du temple, taillé dans le roc, et recevant une faible lumière, est une grotte profonde, asile consacré, où les prêtres ont déposé les simulacres en bois des dieux antiques. (Métamorphoses X, 685-687) ». Bien que les visées de l’auteur soient encore une fois plus poétiques qu’informatives, sa description détaillée offre une piste qui pourrait expliquer l’utilisation d’une grotte en lien avec un sanctuaire tel à Panias ou encore à Sa’ara. Cet extrait propose que l’une des utilisations possibles d’une grotte associée à un temple soit d’y déposer des statuettes. La grotte n’est pas présentée seule dans ce paysage. Elle est située dans un bois sacré.

Sénèque, dans sa correspondance à tendance stoïcienne, nous parle d’avantage de la vision philosophique de la nature et plus particulièrement de la grotte durant son époque (Ier

siècle ap. J.-C.) :

Si tu arrives devant une futaie antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacs des branches dérobent la vue du ciel, la grandeur des arbres, la solitude du lieu, le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence. Cet antre tient sur des rocs profondément minés une montagne suspendue; il n’est pas de main d’homme; des causes naturelles ont créé l’énorme excavation : le sentiment d’un religieux mystère saisira ton âme. (Lettres à Lucilius IV, 41, 4)

Cet extrait illustre bien l’expérience du numen puisque Sénèque décrit l’ambiance sacrée de ce lieu. Bien que le texte soit principalement orienté vers la présentation du bois

377 Voir par exemple Baudelaire, Charles. « Correspondance » dans Les fleurs du mal. Le poète y présente la

107 sacré, l’auteur met présente aussi l’importance de la création naturelle de la grotte. De plus, le lieu paraît impressionner l’auteur. Une petite cavité artificielle n’aurait vraisemblablement pas suscité les mêmes sentiments chez lui. Il semble aussi que la grotte décrite soit isolée du milieu urbain. Ainsi, la formation naturelle de la grotte, son aspect grandiose et son caractère isolé sont au cœur de l’expérience numineuse de Sénèque en lien avec la grotte. Toutefois, il semble que ce soit le décorum dans son ensemble qui suscite ce sentiment de sacralité et non la grotte en elle-même.

Le numen et les grottes sacrées du Levant

Le caractère isolé et naturel de la grotte de Sénèque se retrouve dans deux grottes du corpus : la grotte près du temple de Vénus à Aphaka et la grotte de Pan à Panias. Ces dernières ne sont pas de nature anthropique, mais bien creusées naturellement. De plus, leurs dimensions sont impressionnantes et les Anciens auraient facilement pu y voir une création divine. Cela ne veut pas dire que les Anciens n’associaient pas de pouvoir numineux aux autres grottes, mais cette donnée est particulièrement difficile à évaluer.

Certaines grottes peuvent être grandioses, mais artificielles. L’architecture des monuments de Pétra peut facilement s’appliquer à cette description. Toutefois, on ne peut pas parler avec certitude de numen étant donné que ces mausolées ne sont pas situés dans des endroits reculés. En effet, le lieu décrit par Sénèque est plutôt lié à un endroit isolé découvert au milieu de la nature. De plus, les nombreux monuments taillés dans la pierre ne devaient pas susciter l’étonnement chez les habitants de la cité, qui devaient être accoutumés à vivre au quotidien avec ces grottes artificielles. La création de monuments à même la montagne semble plutôt opportuniste, une manière efficace d’utiliser l’environnement et de l’intégrer à la trame urbaine. La grande quantité de ce type de monuments et leur situation tout autour de la cité ne font pas en sorte d’éveiller un sentiment numineux particulier. De plus, les grottes de Pétra sont considérées comme des mausolées et non des sanctuaires. Ainsi, elles n’ont pas été incluses dans cette recherche sous la recommandation de Laurent Tholbecq378.

378 Seul le monument appelé El-Deir ou parfois « le monastère » pourrait avoir servi de sanctuaire à un certain

moment, mais cette hypothèse n'a pas été confirmée et M. Tholbecq a recommandé de ne pas inclure les monuments de Pétra à ce mémoire.

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La situation inverse est aussi concevable. Certaines grottes naturelles sont fort peu impressionnantes. C’est d’ailleurs le cas de la grotte près du temple de Zeus à Jérash. Bien qu’issue d’une construction qui semble naturelle, cette grotte est de très petite dimension. L’impression qu’une grande force surhumaine a contribué à l’aménagement de la caverne ne devait pas se ressentir autant que dans les exemples précédents. De plus, de la caverne, il est possible de voir l’ensemble de la cité. En effet, on ne peut dire que celle-ci soit située dans un lieu isolé. Au contraire, ce lieu est particulièrement visible pour toute personne qui se trouve au centre de la ville379. Le mithraeum de Huarté quant à lui, ne répond à aucun des

critères que nous avons établis à partir de l’extrait de Sénèque. Celui-ci est situé dans une grotte artificielle et à l’intérieur de la ville. Comme il était destiné à un culte à mystère, l’aspect grandiose laisse plutôt place à la discrétion. Toutefois, on ne peut exclure la possibilité que le numen ait été associé au sanctuaire, mais puisque le site ne correspond en rien à la présentation de Sénèque, c’est impossible à évaluer.

Ainsi, la coexistence des critères mentionnés par Sénèque semble un bon point de départ à l’identification d’un lieu numineux. Bien que l’association de la présence divine à un lieu soit complètement subjective, il est impossible de nier que certaines cultures accordent un pouvoir numineux à des endroits particuliers selon leurs croyances religieuses. Le caractère numineux des sites naturels semble difficile à cerner avec certitude, mais est primordial pour bien saisir la religion gréco-romaine.

Henri Lavagne écrit que « dans l’imaginaire gréco-romain, la grotte a pu être un des lieux “numineux” par excellence »380. Ainsi, l’aspect numineux des grottes n’est pas à

négliger si l’on tente de comprendre les motivations qui ont poussé les Anciens à ériger des lieux de culte dans celles-ci. « L’espace souterrain, qu’il soit choisi dans la nature ou construit de toute pièce, est consacré en raison de sa capacité à fournir un cadre propice à évoquer le divin lors de son utilisation »381. Yulia Ustinova a tenté de comprendre le choix de la grotte

en tant que lieu oraculaire en Grèce et, d’après ses conclusions, l’explication fondamentale de l’utilisation de ce lieu est la recherche d’un accès au monde divin dans le but d’obtenir un

379 Ces observations ont été notées lors d'une visite personnelle de la grotte en question. 380 LAVAGNE 1988, p. 313.

109 message des dieux382. Dans ces cas, c’était souvent une prêtresse qui, par un épisode de

transe, devenait le transmetteur d’un oracle, un message des dieux ou d’une divinité plus particulièrement383. Toujours selon Ustinova, ces consultations étaient fréquentes dans les

antres naturels. Les Grecs ont vu la grotte comme le lieu le plus propice à ces contacts avec le monde des dieux. Ainsi, ce lieu est particulièrement propice à l’établissement d’un sanctuaire.

382 USTINOVA 2009 (A), p. 280.

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