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Nouvelles perspectives sur la genèse d’un engagement

« La tasse de thé qui fit l’Europe »

Peu avant la séance de clôture du congrès de La Haye, le 10 mai 1948, un observateur fut le témoin d’une scène dont le protagoniste était Denis de Rougemont, et où, pour une fois semble-t-il, « la littérature l’a emporté sur le pouvoir, et l’esprit a soufflé où il voulait, même à contre-courant de la gloire et de la puissance ». Ce témoin est Robert Aron, qui conclut ainsi un article publié en 1972 dans les colonnes de l’hebdomadaire les Nouvelles littéraires, intitulé « La tasse de thé qui fit l’Europe 1 ». En tant que principal animateur avant-guerre, avec Alexandre Marc et Denis de Rougemont, du groupe personnaliste L’Ordre nouveau, Aron tentait à travers son article de rendre justice à ce groupe et au « fédéralisme intégral » qui, selon lui, avait remporté une petite victoire à La Haye, précisément grâce à l’initiative de Rougemont. Robert Aron affirmait que les unionistes britanniques avaient organisé la dernière journée du congrès de façon à monopoliser constam-ment l’accès à la tribune. « Il y en avait de toutes sortes, chacun prenant le relai d’un autre. Des archevêques anglicans en culottes d’apparat et des syndicalistes aux vestons sans prétention, des lords et des suffragettes, des militaires et des quakers… et tout cela venait répéter inlassablement la même chose. » Il était par conséquent impossible aux fédéralistes de pronon-cer un seul mot, jusqu’au moment où s’accomplit un rite spécifiquement insulaire, celui du five o’clock tea. C’est là qu’intervint Denis de Rougemont, qui connaissait bien les usages anglo-saxons : comme la tribune était provi-soirement désertée, il en profita pour s’y installer et, « devant un auditoire satisfait de changer d’air et qui admirait son à-propos, il fit adopter deux phrases, quelques lignes seulement, qui contenaient l’essentiel de ce qui devait devenir plus tard l’Europe des Six. Posant le principe d’institutions communes, auxquelles on consentait des délégations de souveraineté, elles stipulaient également que les syndicats ouvriers participeraient à la gestion

1. Aron R., « La tasse de thé qui fit l’Europe », Les Nouvelles littéraires, Paris, no 2319, 6-12 mars 1972, p. 32. La même anecdote est rapportée, légèrement modifiée, dans ses mémoires : Fragments d’une vie, op. cit., p. 121-125. C’est le texte des mémoires que nous citons ci-après.

des affaires européennes 2 ». Voilà comment, selon Aron, « la littérature l’a emporté sur le pouvoir… » Revanche du spirituel sur les pesanteurs de la politique.

Ce récit doit être manié avec précaution car il n’en existe pas d’autres pour le recouper. Denis de Rougemont prévoyait de donner sa propre version de l’épisode 3 dans son Journal d’un Européen, mais ce livre n’est jamais paru, sinon sous une forme fragmentaire qui ne rend pas compte du congrès de La Haye 4. De telle sorte qu’il est difficile de savoir dans quelles circonstances exactes l’écrivain est monté à la tribune, d’autant plus que son intervention n’est pas mentionnée dans le verbatim du Congrès. Il est probable que la scène s’est déroulée lors de la discussion finale de la résolu-tion économique et sociale, laquelle porte il est vrai la trace du vocabulaire personnaliste :

« Il faut réaliser une synthèse entre les aspirations personnalistes et les nécessités économiques nouvelles. […] Il est nécessaire, afin d’éviter toute tendance totalitaire et de garantir l’indépendance économique de la personne humaine, que les travailleurs et leurs organisations représentatives soient étroitement associés à la création et au développement de l’économie de l’Europe unie 5. »

Au-delà de cet épisode anecdotique, et du raccourci pour le moins rapide par lequel Robert Aron relie ces « quelques lignes » à « l’essentiel de ce que devait devenir l’Europe des Six », les enseignements quant au rôle qu’il prétendait jouer, lui et ses collègues, sont intéressants : « C’est ainsi, écrit-il, que, dans l’action, notre génération commençait à apporter le résultat de notre travail préparatoire à ceux qui devaient en amorcer la réalisation. » Soucieux de reconnaissance, Robert Aron demandait « une pensée pour les précurseurs désintéressés que nous fûmes 6 ».

Ce témoignage est révélateur de la psychologie de ces hommes, Robert Aron n’étant pas différent de Denis de Rougemont ou d’Alexandre Marc à cet égard. Ils n’étaient pas des professionnels de la politique, mais avant tout des intellectuels-doctrinaires ; ils avaient tous le sentiment de faire partie d’une sorte d’avant-garde révolutionnaire, posture très spécifique chez eux.

Un historien les a ainsi décrits comme une « aristocratie de prophètes », c’est-à-dire des gens convaincus d’être porteurs d’une vérité, et qui pensaient que leurs idées, d’une manière ou d’une autre, allaient finir par s’imposer.

D’où, logiquement, des « procès en paternité » à répétition, quand telle ou telle idée se traduisait par la création d’institutions nouvelles. Ainsi,

2. Aron R., Fragments d’une vie, op. cit., p. 124.

3. DdR, Les Dirigeants et les finalités de la société occidentale, Lausanne, Centre de recherche européennes, 1972, p. 42.

4. DdR, « Journal d’un Européen », Bulletin du CEC, Genève, XIVe année, nos 2-3, été-automne 1974.

5. Congrès de l’Europe, op. cit., p. 414.

6. Aron R., op. cit., p. 125.

certains cadres de l’Union européenne des fédéralistes étaient convaincus que la CECA n’aurait jamais pu voir le jour sans le congrès de Montreux en 1947 7. De même, Rougemont ne cessera de se battre pour faire recon-naître son rôle d’initiateur dans la création du CERN et de la Fondation européenne de la culture, alors qu’on avait souvent tendance à l’oublier 8. On pourrait multiplier les exemples : en 1949, Alexandre Marc, alors dans une situation financière désastreuse comme souvent – il faisait appel à l’abbé Pierre pour se loger, lui et sa famille –, demanda à Rougemont de soutenir sa candidature à la direction du Collège de Bruges, qu’il consi-dérait significativement comme « l’un de ses enfants 9 ». Cette allure de

« précurseurs » pose des problèmes d’interprétation pour l’historien : Où se situe l’impulsion décisive, où est l’élan premier ? À quel moment la situa-tion échappe-t-elle à ceux « qui ont vu juste » ? Et en sens inverse, en cas d’échec, qui est responsable ? Du procès en paternité déclaré, quand l’évolution répond aux prévisions des prophètes, on peut en effet glisser vers la tentation, s’il y a blocage ou dérive, de modifier l’angle d’analyse en présentant le camp adverse comme un bloc homogène – par exemple : « Les unionistes anglais » – et en insistant notamment sur la lutte idéologique ou la force de l’inertie comme facteur déterminant de l’échec, plutôt que sur une stratégie déficiente.

De ce point de vue, on souligne rarement que l’un des moments où se joua le congrès de La Haye, au moins symboliquement, remettant partiel-lement en cause la grille de lecture traditionnelle – fédéralistes victimes des manœuvres unionistes – se situa lors des débats autour de la proposition Reynaud pour l’élection de l’Assemblée au suffrage universel. À ce moment-là, les fédéralistes ne furent victimes que d’eux-mêmes, si l’on peut dire. Paul Reynaud avait en effet proposé d’élire dans les six mois une Assemblée constituante à raison d’un député par million d’habitants. Si la commission politique se prononçait en faveur de cette Assemblée, déclarait l’ancien président du Conseil, La Haye ferait « date dans l’histoire de l’Europe ».

Sinon, le congrès ne serait qu’une « déception de plus à ajouter aux autres déceptions 10 ». Or la motion Reynaud fut majoritairement repoussée, y compris par les fédéralistes de l’UEF. Tout se passa comme s’ils n’avaient pas prévu ce scénario. Brugmans, qui parlait en leur nom, et qui avait posé dans son discours inaugural que la fédération européenne était « la question préalable 11 », se retrouva tout à coup sommé de se prononcer sur une initiative pour le moins révolutionnaire : or il n’arriva pas à trancher.

La motion Reynaud le séduisait mais Brugmans était également freiné par

7. Lettre de Raymond Silva à Maurice Paternot, 16 mai 1950. CEC, II-O-14-a.

8. DdR, « Deux initiatives du CEC : Documents sur l’origine du CERN et de la Fondation européenne de la culture », Bulletin du CEC, Genève, XIVe année, no 4, hiver 1975.

9. Lettre d’Alexandre Marc à Denis de Rougemont, 14 avril 1949. BPUN, « Correspondance générale ».

10. Congrès de l’Europe, op. cit., p. 64.

11. Ibid., p. 19-23.

les corporatistes, comme André Voisin et les membres de La Fédération.

Voisin, en effet, n’accordait que peu de crédit au seul suffrage universel. Il fallait aussi, pour que l’Assemblée élue fût véritablement représentative, inclure les universités, les églises, les syndicats, etc., comme l’avait préconisé le militant Claude-Marcel Hytte, déjà cité. Or, la proposition Reynaud fermait la porte à de telles « forces vives ». Purement quantitative, elle risquait au surplus de défavoriser les petites nations, ce qui était contraire au troisième principe énoncé par Rougemont à Montreux en 1947. De telle sorte qu’Henri Brugmans, qui s’inscrivait dans cette ligne, essaya de ménager la chèvre et le chou : il se lança dans un laborieux cours de doctrine, puis finalement rejeta la proposition, à contre-cœur et sans grande conviction 12. Notons au passage que ce n’est pas comme homo politicus – sa carrière au ministère néerlandais de l’Information est éphémère –, mais au Collège de Bruges, « l’œuvre de sa vie », que Brugmans – alias « Bruges-man » comme l’appela plus tard Rougemont – trouva sa véritable vocation.

Pour sa part, Rougemont regretta que les fédéralistes n’aient pas soutenu la motion Reynaud. Selon lui, il n’était plus question de défendre le « fédéralisme intégral » à La Haye : ce n’était ni le lieu ni le moment. Il fallait faire front derrière la proposition, en l’amendant au besoin. Cela ne signifie pas que la motion aurait été adoptée, mais elle aurait obtenu un peu plus que les quelques voix finalement réunies, lui ôtant définitivement tout impact réel 13.

L’Europe par la culture : une reconversion

Dans ses mémoires, Fragments d’une vie, Robert Aron décrit les fédéra-listes comme un groupe soudé, une « communauté d’idées » qui travaille et agit toujours « d’un même accord 14 ». Nous soulignerons ici la singularité de Rougemont au sein de ce groupe, une singularité qui apparaît d’une manière très claire durant ces années charnières où se définissent les trajectoires et les carrières. Rappelons que Denis de Rougemont se consi-dérait avant tout comme un écrivain. Or la difficulté à poursuivre sa carrière littéraire allait dans une certaine mesure déterminer son avenir européen.

Rougemont dans ces années-là fut beaucoup plus pragmatique qu’il ne l’a parfois admis ultérieurement. Il présentait souvent son engagement comme une vocation, la conséquence logique, inéluctable d’un parcours intellectuel et spirituel. Mais, comme pour tout cheminement humain, la contingence a également gouverné ses choix. Pour comprendre à quel point il était encore loin de considérer l’aventure européenne comme une évidence, il

12. Ibid., p. 103-104. Henri Brugmans admet dans ses mémoires qu’il a donné à cette occasion « l’un de ses plus mauvais discours » : À travers le siècle, op. cit., p. 268.

13. DdR, L’Europe en jeu, op. cit., p. 134-140.

14. Aron R., op. cit., p. 124.

faut remarquer que lorsqu’il rentra en Europe pour la première fois au printemps 1946, son premier réflexe ne fut pas de renouer le contact avec ses anciens amis de L’Ordre nouveau, comme Alexandre Marc par exemple, qui pour sa part était déjà engagé dans l’action militante. De passage à Paris, Rougemont courut tout droit chez Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, le temple des lettres où l’on pouvait croiser tous les écrivains qui, comme lui, avait collaboré à la Nouvelle Revue française : « Je rentrais d’Amérique, je voulais tout savoir sur nos amis, leurs œuvres et leurs vies 15. » Un autre épisode parisien est symbolique : quand l’Union européenne des fédéralistes se constitua les 15 et 16 décembre 1946, rue Auber, Rougemont se trouvait lui aussi dans la capitale, mais il sortit dîner chez Breton, Duchamp et d’autres amis du groupe surréaliste qu’il avait connus en Amérique 16. Rien n’indique qu’il s’intéressait alors de près ou de loin à l’existence des divers mouvements en voie de constitution.

Il faut également souligner les incertitudes liées à sa vie privée. Les mois vécus en Europe en 1946, Rougemont les passa sans sa famille, qui se trouvait toujours à Princeton, dans le New Jersey. C’était accompa-gné de Consuelo de Saint-Exupéry qu’il se rendit d’ailleurs à Genève en septembre 17. L’écrivain vivait alors une passion amoureuse avec la veuve de Saint-Exupéry 18, dont il s’était rapproché quand il partagea de temps en temps la maison du couple, dans le Connecticut et l’État de New York 19. Séparé de sa femme depuis le début de la guerre, Rougemont pouvait diffi-cilement prévoir ce que serait son avenir : se réinstallerait-il en Europe ? demeurerait-il aux États-Unis ? Aux Rencontres de Genève, il avait d’ailleurs évoqué le problème du retour, au milieu d’un continent dévasté : « Je sais plusieurs Européens qui […] se demandent si c’est l’Europe ou l’Amérique qu’il leur faut souhaiter pour leurs enfants. » Comparant l’Europe au

« Vaterland, pays des pères », et l’Amérique au « Kinderland qu’appelait Nietzsche de ses vœux », il affirmait que « ce n’est pas assez de donner des ancêtres à ses enfants ; ils ont besoin d’un avenir aussi. Et de quel droit sacri-fierais-je leurs espoirs à mes souvenirs 20 ? » Ces questions restaient ouvertes, l’écrivain s’imaginant parfois habiter à cheval sur les deux continents. Dans un petit ouvrage, déjà évoqué et publié en 1947, il donnait même quelques conseils aux Français qui souhaiteraient Vivre en Amérique 21. Toujours est-il qu’après une énième rupture avec Consuelo, il repartit en décembre 1946 outre-Atlantique pour quelques mois. Puis, malgré l’absence de projets

15. DdR, « Je vivais en ce temps-là… », Mercure de France, Paris, no 1109, janvier-avril 1956, p. 51.

16. Lettre d’André Breton à Denis de Rougemont, 16 décembre 1946. BPUN, « Correspondance générale ».

17. Lettre de Blaise Allan à Denis de Rougemont, 9 septembre 1946. BPUN, « Correspondance générale ».

18. Carbonel M.-H., Fransioli Martinez M., Consuelo de Saint Exupéry. Une mariée vêtue de noir, Paris, Éditions du Rocher, 2010, p. 455-464.

19. DdR, Journal d’une époque, op. cit., p. 521, 562-571.

20. DdR, L’Esprit européen, op. cit., p. 153.

21. DdR, Vivre en Amérique, op. cit., p. 137-180.

précis, il se décida finalement à rentrer en Europe, avec femme et enfants, et l’espoir peut-être de trouver une solution pour son couple, après le chaos des temps de guerre.

Rougemont bénéficiait, depuis 1944, d’une bourse accordée par la fondation Bollingen, d’une durée de cinq ans, qui lui permettait de se consacrer entièrement à la recherche et à l’écriture 22. C’est la raison pour laquelle il déclina l’invitation qui lui fut faite par son ami Albert Béguin au printemps 1946, de prendre sa place de professeur à l’université. Ancien condisciple de Rougemont à la société Belles-Lettres – un club d’étudiants de Suisse romande –, ce dernier occupait depuis 1937 la chaire de littérature française à Bâle, où il avait succédé à Marcel Raymond. Béguin, qui noua une profonde amitié avec Emmanuel Mounier, souhaitait alors rejoindre à Paris la rédaction de d’Esprit. Rougemont lui répondit qu’il ne poserait pas sa candidature à Bâle car « j’ai un contrat avec une fondation américaine, qui m’empêche pendant deux ou trois ans encore d’occuper aucun poste régulier 23 ». Doté de revenus au moins jusqu’en 1948, l’écrivain espérait bien continuer à vivre de sa plume. Les entretiens donnés à cette époque à différents journaux montrent d’ailleurs l’intellectuel suisse préoccupé avant tout par la gestion de sa carrière, la réédition de certains livres, les nouveaux ouvrages en chantier 24. Mais le moins que l’on puisse dire est que le retour fut « difficile 25 », Rougemont ne trouvant pas un terrain d’accueil favorable dans les milieux littéraires de l’époque.

À Paris surtout, où il s’était fait un nom durant l’entre-deux-guerres, la vie intellectuelle était alors en pleine recomposition, et Rougemont en subit durement les conséquences. Après la Libération, Jean Paulhan fit paraître un succédané à la NRF, les Cahiers de la Pléïade, auquel l’écrivain suisse ne collabora qu’occasionnellement 26, sans compter que les Cahiers n’obtinrent jamais l’audience qui fut celle de la revue aux temps glorieux de Gide, de Valéry et de Claudel. Par ailleurs, les revues issues de la résistance, pour lesquelles il livra de nombreux articles, comme Fontaine, L’Arche, Combat, périclitaient les unes après les autres. Certes, de nouvelles revues se créaient, comme Les Temps modernes en 1947, mais Rougemont ne fut pas associé à une entreprise qui était avant tout un instrument destiné à assoir la position de Jean-Paul Sartre dans le champ intellectuel. L’un des spécialistes de Sartre, Michel Contat, qui dans les années 1970 rencontra quelquefois Rougemont, avec lequel il avait quelques lointains liens de famille, se rappelle à quel point ce dernier était « amer vis-à-vis des lettres

22. Ackermann B., Denis de Rougemont, une biographie intellectuelle, op. cit., p. 779-781.

23. Lettre de Denis de Rougemont à Albert Béguin, 15 avril 1946. BPUN, « Correspondance générale ».

24. « M. Denis de Rougemont de passage en Europe nous dit… », Gazette de Lausanne, Lausanne, no 105, 5 mai 1946, p. 3.

25. Ackermann B., op. cit., p. 836.

26. DdR, « Note sur la voie clandestine », Cahiers de la Pléïade, hiver 1948, p. 57-63. – « Saint-John Perse et l’Amérique », Cahiers de la Pléïade, été-automne 1950, p. 136-139.

françaises 27 ». Évoquons aussi Esprit, qui, ainsi que nous l’avons vu, connut un changement de ligne et un renouvellement générationnel symbolisé par la figure montante de Jean-Marie Domenach, de sorte que l’écrivain ne s’y sentit plus chez lui après la guerre. Pensons enfin à la perte de prestige des surréalistes, dont Denis de Rougemont s’était rapproché, plus par amitié que par conviction profonde du reste 28, et dont pâtirent de nombreux intellectuels ayant connu l’exil 29.

Cette évolution a, de fait, contribué à réorienter l’itinéraire de l’écrivain : faute d’obtenir des relais, des points d’ancrage dans les milieux littéraires parisiens, Rougemont allait en effet assez rapidement emprunter le chemin de l’action européenne, et entrer en contact avec d’autres acteurs et d’autres réseaux. Mais il faut préciser que ce n’est pas par le biais du militantisme au sens strict que son énergie fut canalisée : c’est par celui de l’action culturelle, qui lui permit d’effectuer une sorte de reconversion partiellement conforme à son profil d’homme de lettres.

« Mes amis fédéralistes » : Rougemont et l’UEF

Sur ce plan, l’épisode de Montreux, premier grand congrès de l’UEF en août 1947, est significatif. Le fait alors déterminant pour Rougemont, celui qui allait décider de son avenir, ce n’était pas le retour dans le giron fédéraliste, mais bien davantage la prise de contact avec Joseph Retinger.

C’est en effet Retinger, fortement impressionné par le discours de l’écrivain suisse, qui, après Montreux, rendit visite à Rougemont en février 1948, et lui fit miroiter un rôle clé au sein de la commission culturelle du congrès de La Haye. Et c’est grâce à lui que, en dépit des obstructions répétées de Sandys, Denis de Rougemont conserva jusqu’au dernier moment la respon-sabilité du Rapport culturel et du Message aux Européens. Plus tard, l’action de Joseph Retinger fut également décisive. Sans lui, en effet, ainsi que nous le verrons plus tard, la Fondation européenne de la culture aurait diffici-lement vu le jour. Ce n’est donc pas un hasard si le seul Bulletin du Centre européen de la culture qui rendît intégralement hommage à un pionnier de la construction européenne fut celui consacré à « l’éminence grise », un an après sa disparition 30.

Cette énergie toute entière redéployée vers l’action culturelle, devenue objectif prioritaire, explique sans doute les malentendus récurrents avec l’Union européenne des fédéralistes. Rougemont prononça un discours magistral à Montreux, qui exerça un impact puissant sur les cadres du

27. Lettre de Michel Contat à l’auteur, 7 février 2008.

27. Lettre de Michel Contat à l’auteur, 7 février 2008.