• Aucun résultat trouvé

L’Union européenne des fédéralistes et les « États généraux de l’Europe »

Après son retour de quelques mois en 1946, Denis de Rougemont quitta définitivement les États-Unis pour s’établir en Europe au début d’août 1947.

À peine arrivé à Ferney, où il s’installa dans une ancienne ferme du château de Voltaire, il reçut la visite d’Alexandre Marc, qui l’informa de l’existence de l’Union européenne des fédéralistes (UEF), créée quelques mois plus tôt à Paris, en décembre 1946. L’UEF allait tenir son premier grand congrès à Montreux à la fin du mois d’août, et Marc, qui était l’un des principaux fondateurs de l’organisation, demandait à Rougemont de venir y prononcer la conférence inaugurale.

Marc avait introduit Rougemont dans les groupes de pensée person-nalistes au début des années 1930, et l’avait sensibilisé aux thèses prônant une décentralisation radicale du pouvoir politique et un dépassement de l’État-nation. Leur convergence de vue dans presque tous les domaines détermina des liens durables, bien qu’interrompus pendant plus de dix ans par une brouille d’ordre privé. Outre ses qualités de rassembleur et d’ani-mateur, Marc était surtout « l’inventeur » de nombreux concepts-clés, formules et thèmes qui allaient devenir les lieux communs de l’approche fédéraliste et personnaliste : critique de l’État-nation, « trop petit et trop grand » ; supériorité de la personne, seule source valable du droit ; nécessité de l’union fédérale (union et non unité) ; importance des communes et des régions autonomes dans l’organisation de « l’ordre nouveau 1 »… Sur tous ces points, et sur d’autres, Rougemont n’avait pas réellement innové. Mais l’intellectuel suisse était en revanche doué d’un talent particulier, que son collègue ne possédait pas. Marc était en effet particulièrement sensible aux dons littéraires de Rougemont, à son « coup de plume 2 », à sa capacité, par des formules brillantes, à la fois simples et frappantes, d’entraîner l’adhésion aux idées que lui-même avait quelques difficultés à rendre populaires.

Marc était un pur idéologue, qui faisait de la doctrine en permanence,

1. DdR, « Alexandre Marc et l’invention du personnalisme », Le Fédéralisme et Alexandre Marc, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1974, p. 62-68.

2. Cité dans Le Moulec-Deschamps I., Alexandre Marc, un combat pour l’Europe, Nice, Institut du droit, de la paix et du développement, 1992, p. 342.

parfois lumineusement, souvent obscurément. Rougemont était lui aussi un doctrinaire, mais il était davantage encore un « exprimeur », cherchant à convaincre par le style autant que par la force des concepts 3. Les deux étaient d’ailleurs intimement liés à ses yeux, si l’on s’en réfère à son rapport particulier à l’écriture. Or c’était d’un porte-parole que l’Union européenne des fédéralistes avait besoin plus que jamais à Montreux. Depuis la parution en 1939 de L’Amour et l’Occident, Rougemont avait de surcroît acquis une renommée internationale qui serait un atout précieux pour l’organisation naissante. C’est pourquoi Marc alla voir l’écrivain sitôt que celui-ci fut rentré des États-Unis, espérant obtenir de lui un discours qui donnerait un peu de relief à la manifestation prévue fin août. Aux dires du Néerlandais Henri Brugmans, président de l’UEF, Marc était persuadé que son ami saurait mettre tout le monde « au diapason voulu 4 ». Mais Rougemont venait à peine de rentrer : la proposition qui lui était faite le bousculait un peu et Marc ne réussit pas à le convaincre immédiatement de participer au congrès. « Je me sentais pris de court, expliqua plus tard l’écrivain.

Je n’avais pas encore défait toutes mes valises… Avant de me donner la parole en public, il fallait me laisser le temps de m’orienter 5… » L’action européenne restait encore largement une abstraction pour Rougemont.

Bien qu’il en appelât à « l’engagement » des intellectuels 6, son discours aux Rencontres de septembre 1946 ne se situait pas vraiment dans une perspec-tive militante. « C’était purement intellectuel, culturel, ce que j’avais dit à Genève 7. » Voyant son manque d’enthousiasme, Alexandre Marc n’insista pas. Les réticences de Rougemont furent vaincues peu de temps après par le journaliste français Raymond Silva, secrétaire général de l’UEF, qui fit sans doute preuve de davantage de diplomatie que Marc, sachant flatter l’ego de l’écrivain en lui expliquant à quel point sa présence était indispensable à la réussite du congrès :

« Sachant l’intérêt que vous portez à notre cause, écrivit Silva, nous nous permettons d’insister de façon très pressante, et vous demandons de revenir sur votre décision, car, pour toutes sortes de raisons, nous attachons à votre présence effective une importance capitale. […] Les auditeurs que vous auriez à Montreux seraient, nous le savons, passionnément intéressés par votre exposé et le prestige si légitime dont vous jouissez ne pourrait que rehausser l’éclat de cette grande manifestation européenne. Le signataire de ces lignes qui, depuis toujours et sans vous connaître, vous admire et vous aime en tant que confrère et en tant que fédéraliste, attend de vous une

3. Marc A., « Vers une lumière qui ne s’éteint jamais », « Denis de Rougemont. De Neuchâtel à l’Europe », Nouvelle Revue neuchâteloise, 1995, p. 64.

4. Brugmans H., À travers le siècle, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1993, p. 255.

5. DdR, « Vingt ans après… », op. cit., p. 17.

6. DdR, L’Esprit européen, op. cit., p. 163.

7. Cité dans Deering M. J., Combats acharnés, op. cit., p. 210.

réponse favorable, indispensable au succès de notre entreprise. Ne décevez pas ceux pour lesquels vous personnifiez l’existence même du fédéralisme 8. »

« Personnifier l’existence même du fédéralisme ! » C’est le type de formule qui ne pouvait laisser Rougemont indifférent. Silva suggéra à l’écrivain de lire quelques pages sur le fédéralisme extraites de Mission ou démission de la Suisse, un recueil de conférences données en 1939-1940 qui avait également fortement influencé Henri Brugmans, lequel sollici-tait comme Marc et Silva la présence de Rougemont à Montreux. Devant tant de soins prodigués, ce dernier accepta finalement de se prêter au jeu :

« Comment refuser, cette fois-ci ? C’est en songeant à des tâches de ce genre que j’ai décidé de revenir en Europe. Aboutissement ? Nouveau départ ? Le fait qu’Alexandre Marc et Raymond Silva aient été mes premiers visiteurs donne peut-être son vrai sens à ma venue dans ce lieu 9. »

Marc, Brugmans, Silva : le trio fondateur

Alexandre Marc, Henri Brugmans et Raymond Silva formaient un trio improbable tant leurs profils et leurs parcours différaient. Marc était un personnage à la fois chaleureux et brutal au premier abord, un théoricien révolutionnaire, intransigeant sur la doctrine. À côté, le bagage philo-sophique de Silva était assez pauvre. Silva se dévouait sans compter à la cause, mais il était surtout un homme de réseaux, intriguant, au langage précieux, sensible aux honneurs et s’en délectant ostensiblement. Brugmans était d’une autre carrure intellectuelle, plus proche de Marc du point de vue de la sensibilité philosophique, mais très modéré dans son action, cherchant souvent la conciliation et le compromis. Malgré les fossés qui les séparaient, c’est grâce aux efforts conjugués de ces trois hommes que l’UEF put sortir des limbes, et devenir avec le congrès de Montreux l’organisation fédéraliste la plus active et la plus importante, en nombre d’adhérents, de l’après-guerre. Il faut revenir un instant sur leurs parcours respectifs, car tous les trois entretinrent à partir de 1947 des relations suivies avec Denis de Rougemont : Alexandre Marc jusqu’à la conférence européenne de la culture organisée à Lausanne en 1949, puis à partir des années 1960 ; Henri Brugmans sans interruption jusqu’aux années 1980, en tant que recteur du Collège de Bruges et membre de diverses institutions créées à l’initiative de Rougemont ; Silva jusqu’en 1958, comme secrétaire général du Centre européen de la culture dirigé par Denis de Rougemont à partir de 1950.

Né en 1904 à Odessa, au bord de la Mer Noire, Alexandre Marc était issu d’une famille de la haute bourgeoisie juive (son véritable nom est Markovitch Lipiansky). Très précoce, le jeune garçon, dont l’éducation fut

8. Lettre de Raymond Silva à Denis de Rougemont, 6 août 1947. BPUN, « Correspondance générale ».

9. DdR, « Vingt ans après… », op. cit., p. 18.

confiée à des précepteurs, développa un goût prononcé pour la lecture des philosophes allemands (Kant, Nietzsche) et des penseurs socialistes liber-taires russes (Bakounine). Adolescent, il sympathisa avec le Parti socialiste révolutionnaire, opposant au Parti bolchevique 10. Ses activités militantes lui valurent d’échapper de justesse au poteau pendant les journées d’Octobre, épisode que Rougemont aimait plus tard à rappeler : « Pris dans une rafle, des tracts plein les poches, on le pousse dans une file de prisonniers vers le lieu de l’exécution. Un officier de police inspecte la colonne : – Quel âge as-tu, toi ? – Quinze ans. L’officier le considère avec curiosité et tout d’un coup : – Tu as de la chance, c’est l’âge de mon fils ! Tiens, voilà tout ce que tu mérites [un grand coup de pied] et fiche-moi le camp 11 ! » Marc quitta alors la Russie et fut envoyé chez son oncle à Paris, où il continua ses études au lycée Saint-Louis. En 1922, il rejoignit sa famille installée en Allemagne, suivit les cours de Husserl et Heidegger, et s’intéressa à l’Existenzphilosophie à travers les œuvres de Jaspers et Scheler. De retour en France en 1923, il s’inscrivit à l’École libre des sciences politiques, puis fut engagé chez Hachette sur recommandation de son professeur d’histoire Jules Isaac. Quand en 1929 éclata la crise économique, Marc multiplia les contacts avec de jeunes intellectuels parisiens en rupture de ban (Philippe Lamour, Emmanuel Mounier, Thierry Maulnier, mais aussi et surtout Arnaud Dandieu, auteur en 1933 avec Robert Aron de La Révolution nécessaire, ouvrage qui marqua cette génération) ainsi qu’avec certains maîtres de la pensée chrétienne en France : Jacques Maritain, Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel entre autres.

Afin d’approfondir la réflexion dans un esprit d’œcuménisme, il organisa des rencontres hebdomadaires dans un bistrot de la rue du Moulin-Vert, dans le 14e arrondissement de Paris, où ces penseurs aux sensibilités et aux confessions diverses débattaient de thèmes religieux et politiques. Avant l’avènement d’Hitler, Marc œuvra par ailleurs en faveur du dialogue entre les jeunesses françaises et allemandes, nouant le contact avec des groupes comme celui mené par Harro Schulze-Boysen, rédacteur en chef de la revue Gegner et futur dirigeant du réseau de résistance l’Orchestre rouge. C’est à cette époque, au tout début des années 1930, qu’il fit la connaissance de Denis de Rougemont.

Les deux hommes ont souvent glosé sur les circonstances de leur première rencontre, sans jamais tomber d’accord. Rougemont la situe à Versailles, au salon littéraire de leur ami commun, le critique Charles du Bos 12. À cette version, « qui est la bonne », ajoutera-t-il plus tard en badinant 13, Marc soutient pour sa part que leur contact s’est établi « par le

10. Roy Ch., Alexandre Marc et la Jeune Europe, op. cit., p. 56.

11. DdR, Journal d’une époque, Paris, Gallimard, 1968, p. 93. Rougemont télescope ici deux incidents, l’un qui s’est déroulé à Moscou, et l’autre à Kiev, alors que Marc avait 14 ans, et non 15 ans.

12. Ibid., p. 93.

13. DdR, « Alexandre Marc et l’invention du personnalisme », op. cit., p. 51.

truchement d’un jeune protestant d’origine ouvrière, André Moosmann, et du pasteur Dominicé 14 ». Ce plaisir inépuisable à évoquer les vieux souvenirs et à se perdre dans les détails témoigne du prix de leur amitié et de la conviction que cette rencontre joua un rôle essentiel. Lors de cette fameuse entrevue, qui se déroula probablement au printemps 1931 15, Marc remit à Rougemont un manifeste de deux pages où s’imposait déjà, dans une phrase en forme de slogan tapée en lettres capitales, la rhétorique

« ni… ni… » qui allait devenir la marque de fabrique des relèves intellec-tuelles de cette époque :

« Ni individualistes ni collectivistes, Nous sommes personnalistes ! »

Rougemont a dit tout ce qu’il devait à Marc : c’est grâce à lui qu’il rencontra Mounier, le fondateur de la revue Esprit à laquelle l’écrivain suisse allait collaborer sans interruption du premier numéro jusqu’à la guerre.

C’est encore grâce à Marc que Rougemont intégra l’équipe de L’Ordre nouveau, avec laquelle il allait avoir le plus d’affinités sur le plan théorique.

« Marc, insistait Rougemont, a provoqué presque toutes les rencontres, combinaisons, permutations entre les groupes naissants et leurs anima-teurs 16. » L’écrivain, qui venait d’emménager à Paris, après avoir fait ses études en Suisse et en Europe centrale, travaillait à l’époque comme secré-taire d’une petite maison d’édition créée par des baptistes, « Je sers ». Aux mouvements qui se composaient et se recomposaient alors, il apportait sa sensibilité littéraire et sa foi protestante, non dénuée d’un certain dogma-tisme dont il donna la mesure dans une autre revue, Hic et Nunc, qu’il fonda en 1932 avec quelques-uns de ses correligionnaires, dont l’orientaliste Henry Corbin. Rougemont a évoqué l’atmosphère de cette époque et les différentes revues auxquelles il collaborait :

« Je vis en plein chantier. […] Nos éditions viennent de se transporter rue du Four, où elles ont ouvert une très spacieuse et très moderne librai-rie. Le comité directeur de L’Ordre nouveau y tient souvent des séances nocturnes, présidées par Arnaud Dandieu. Nous discutons thèses doctri-nales et tactique, et préparons des manifestations publiques. […] Dans le même quartier, rue des Saints-Pères, Mounier et Izard animent la revue Esprit et un mouvement de militants, la Troisième Force. Alexandre Marc assure avec moi la liaison entre les deux groupes personnalistes, si différents par leurs styles de pensée, leurs tabous et leurs allergies, parfois réciproques.

Au surplus, je suis à la veille de publier une petite revue intitulée Hic et Nunc, dont j’assume l’entière responsabilité matérielle 17. »

14. Marc A., op. cit., p. 64.

15. Selon les recoupements effectués par Ackermann B., Denis de Rougemont, une biographie intellec-tuelle, op. cit., p. 190-191, et Roy Ch., op. cit., p. 43-44.

16. DdR, op. cit., p. 52.

17. DdR, Journal d’une époque, op. cit., p. 96-98.

Il faudrait ajouter à cette activité les réseaux que Rougemont noua autour de la Nouvelle Revue française de Jean Paulhan, et plus tard au sein des Nouveaux Cahiers (Boris Souvarine, Simone Weil), ou encore du Collège de sociologie (Georges Bataille, Roger Caillois), pour avoir ne serait-ce qu’une petite idée de l’étendue des relations de l’écrivain, qualifié à raison de « médiateur 18 », alors qu’il n’avait qu’à peine 30 ans. Comment Rougemont vivait-il cette pluri-appartenance ? Le mieux du monde, à l’en croire. « La liberté, affirmait-il, c’est le droit d’appartenir à plus d’un club. » Qu’il ait tenu le rôle du « protestant de service » auprès de ses amis catho-liques, qu’il ait profité d’une « synergie particulière, jouant de sa légitimité de philosophe dans les milieux littéraires, de critique littéraire dans les revues personnalistes » est probable 19. Cette aisance singulière avec laquelle il naviguait entre des mouvements et des personnalités si divers a pu paraître à certains, y compris à Marc au début, comme du « dilettantisme 20 », à d’autres comme un remarquable don d’ubiquité 21. « Comment Denis connaissait-il tout ce monde ? », se demandait son ami Roland de Pury 22.

Tout en partageant l’aventure de Mounier et d’Esprit, c’est néanmoins au sein de L’Ordre nouveau que Rougemont puisa l’essentiel de la doctrine.

Celle-ci se réfère au jeune Marx, à Proudhon, à Nietzsche, au Que faire ? de Lénine, mais aussi au Droit à la paresse de Paul Lafargue, ou encore à l’expé-rience de la Commune de Paris 23. Ni de droite ni de gauche, ou plutôt

« à mi-chemin entre la droite et la gauche, mais par derrière le président, tournant le dos à l’Assemblée 24 », les membres de L’Ordre nouveau en appelaient à la patrie « spontanée » contre « l’impérialisme abstrait » et

« l’État autoritaire » ; pour la « décentralisation à forme fédérale », restaurant les « cellules sociales » de base de l’organisation politique et économique (communes et groupements professionnels) ; contre les sociétés anonymes et « l’argent-roi »… Deux mesures précisaient l’identité de L’Ordre nouveau vis-à-vis d’autres groupes « non-conformistes » : l’instauration d’un minimum vital et la mise en place d’un service civil, visant à « l’abolition de la condition prolétarienne 25 ». Ces mesures découlaient d’une réflexion plus générale sur le travail, soumis à une « sollicitation double et contra-dictoire » : vers la « création » d’un côté, vers « l’automatisme » de l’autre 26.

18. Hériard-Dubreuil E., « Mouvements personnalistes des années 1930 : Denis de Rougemont médiateur », O. Dard et É. Deschamps (dir.), Les Relèves en Europe d’un après-guerre à l’autre, Bruxelles, Peter Lang, 2005, p. 217-231.

19. Clavien A., « Portrait de Denis de Rougemont, l’intellectuel, parmi ses amis de jeunesse », Le Nouveau Quotidien, Lausanne, no 1228, 14 mars 1996, p. 18.

20. Marc A., op. cit., p. 64.

21. Mehlman J., « Denis de Rougemont, gnostique de New York », op. cit., p. 85.

22. Pury R. de, « Autour de Hic et Nunc », H. Schwamm et A. Reszler (éd.), Denis de Rougemont, l’écrivain, l’Européen, op. cit., p. 75.

23. « Essai de bibliographie révolutionnaire », L’Ordre nouveau, Paris, no 3, juillet 1933, p. 2-6.

24. « Ni droite ni gauche », L’Ordre nouveau, Paris, no 4, octobre 1933, p. 1.

25. Aron R., Dandieu A., La Révolution nécessaire [1933], Paris, Jean-Michel Place, 1993, p. 251.

26. Marc A., « Conditions de tout plan », L’Ordre nouveau, Paris, no 22-23, juillet-août 1935, p. 24.

La dichotomie n’était jamais absolue, l’idéal étant d’aboutir à un équilibre entre la « part mécanisée », « indifférenciée », constituant « l’acquis de la civilisation », et la part « libre », s’exerçant « dans le sens de la recherche, de la découverte, de l’aventure, de la création 27 ». Instaurer un minimum vital, permettant à chacun de se nourrir, de se loger, de se vêtir, c’était retrouver une dignité matérielle, c’était un premier pas vers la libération de la personne. Instaurer le service civil, c’était répartir le travail indiffé-rencié sur l’ensemble du corps social et offrir aux prolétaires la possibi-lité de sortir momentanément du cycle de la production, en prenant des congés au moins une fois dans l’année. Une première expérience fut mise en œuvre pendant l’été 1935 dans des entreprises de la banlieue de Paris et de Beauvais, concernant une soixantaine d’ouvriers. Rencontrant un relatif succès, elle devait donner lieu à une deuxième expérimentation de plus grande envergure en 1936, mais elle fut vite dépassée par le Front populaire et la loi sur les congés payés 28.

Denis de Rougemont et ses collègues fustigeaient le régime parlemen-taire de la IIIe République. Ils partageaient l’idée d’une crise générale de civilisation, dont la débâcle financière et économique née à la suite du krach de Wall Street n’était qu’un élément parmi d’autres : la crise était égale-ment morale, et la réponse devait être « spirituelle d’abord, économique ensuite, politique à leur service », selon la devise de L’Ordre nouveau. Les démocraties bourgeoises étaient à leurs yeux non seulement corrompues mais également incapables de remplir leur mission, tout comme d’offrir une alternative crédible aux régimes fascistes. Le seul moyen de lutter efficace-ment contre la décadence du capitalisme individualiste sans tomber dans le totalitarisme était de dépasser le cadre de l’État-nation et de restaurer une communauté sociale et politique sur d’autres bases, sur l’idée de la personne humaine, sur l’idée fédéraliste. La critique du parlementarisme procédait chez Rougemont de la conviction que la démocratie ne pouvait s’exercer qu’à « une très petite échelle ». C’était la vertu des petites communautés, que l’écrivain suisse illustrait à partir d’un exemple de son cru, celui de la Landsgemeinde, institution d’origine médiévale par laquelle étaient réunis chaque année les électeurs du canton ou de la commune, afin de désigner leurs magistrats et de voter les lois. C’était une expression de la démocratie directe, la « seule réelle » selon Rougemont. Or cette démocratie n’était plus possible dès lors que le nombre des électeurs dépassait un certain seuil, fixé à une « dizaine de milliers ». Telle était selon l’écrivain la limite quanti-tative d’une cité à taille humaine, permettant une participation civique, où le souverain était « visible ». Une fois dépassé ce seuil, dans le cadre d’un vaste État centralisé, le recours à la délégation du pouvoir devenait nécessaire. Or ce passage au système parlementaire était une concession à

27. Aron R., Fragments d’une vie, Paris, Plon, 1981, p. 96.

27. Aron R., Fragments d’une vie, Paris, Plon, 1981, p. 96.