• Aucun résultat trouvé

Esprit et le « fédéralisme-Janus »

Dans ses Lettres aux députés européens, Denis de Rougemont s’était montré extrêmement virulent envers l’Union soviétique. Encore balbu-tiante à Genève en 1946 et Montreux en 1947, la guerre froide s’invitait désormais clairement dans les débats sur l’union européenne, radicalisant les positions, contribuant à marginaliser les représentations de l’Europe élaborées chez les relèves intellectuelles des années 1930 comme au sein des mouvements de résistance. Les polémiques entre écrivains illustrèrent d’une manière significative ce nouveau contexte polarisé. Au fur et à mesure que le ton montait entre les deux Grands, les divergences qui s’étaient manifestées, notamment au congrès de La Haye, sur les modalités de la l’union (fédéralisme ou unionisme) n’étaient plus vraiment au cœur des débats : c’était la légitimité même d’une union de l’Europe occidentale qui posait problème. L’évolution de la revue Esprit est significatif à cet égard, car sa connexion avec les mouvements fédéralistes européens ne s’est jamais produite. De ce « non-passage du personnalisme au fédéralisme 1 », Rougemont fit particulièrement les frais : alors que l’écrivain avait été l’une des chevilles ouvrières de la revue depuis sa fondation en octobre 1932, ses rapports avec Esprit se dégradèrent rapidement après son retour d’exil aux États-Unis. L’analyse de cette rupture est intéressante pour comprendre la recomposition du paysage intellectuel français de cette époque.

US-URSS : une « fausse symétrie »

À l’initiative d’Emmanuel Mounier, le contact avec Rougemont avait été renoué au sortir de la guerre, comme en témoigne cette lettre où le directeur d’Esprit sollicitait la collaboration de son ami après une interrup-tion de plus de cinq ans : « Il paraît que le parti au pouvoir en Hollande se dit personnaliste et unit nos deux noms dans un patronage entrelacé. […] Je te demande donc quelques nouvelles au nom de ce pouvoir bicéphal. […]

Esprit est reparti en flèche, avec un tirage triplé sur l’avant-guerre, et qui continue de croître. Sérieux et sympathique rajeunissement de l’équipe.

1. Grémion P., « Personnalisme, fédéralisme, progressisme », G. de Puymège (éd.), Du personnalisme au fédéralisme européen, op. cit., p. 125.

J’ai laissé les portes un peu ouvertes l’année passée, cette année nous allons reprendre le travail doctrinal en profondeur. Je lance quatre collections avec la revue : […] je serais heureux de t’accueillir dans l’une d’elles 2. » Au sortir de la guerre, l’équipe d’Esprit tentait de développer différents réseaux naissants ou renaissants, en Grande-Bretagne, en Pologne et en Italie notamment 3. Dans la préface à la réédition de Politique de la personne, Rougemont, s’interrogeant sur les perspectives du mouvement en 1946, se félicitait du terrain conquis, notamment en Hollande à travers l’exemple d’Henri Brugmans. Ces faits suscitaient certains espoirs, mais l’écrivain observait néanmoins avec prudence l’élargissement du champ d’influence des personnalistes : « Partout le mot : la chose suivra-t-elle 4 ? » La notion de personne humaine n’allait-elle pas en effet devenir un nouveau lieu commun, se vidant de sa substance au moment même où elle semblait devenir populaire ?

Si le personnalisme se portait bien, du moins en apparence, le début de la guerre froide allait toutefois révéler la fragilité de ses conquêtes et accélérer une fracture déjà sensible au sein du mouvement. À cet égard, les débats entourant les premiers développements de la construction européenne mirent en lumière de profonds clivages. Avant d’en détailler les motifs, il faut au préalable rappeler qu’au sein de l’Union européenne des fédéralistes, quatre tendances principales pouvaient être distinguées : les

« non-conformistes des années 1930 » (personnalistes de L’Ordre nouveau comme Alexandre Marc, Robert Aron et Denis de Rougemont) ; les sympa-thisants du personnalisme, comme Henri Brugmans, mais aussi le résistant Henri Frenay, qui noua une solide amitié avec Alexandre Marc et fit en partie siennes les thèses du « fédéralisme intégral », ou Bernard Voyenne, jeune rédacteur à Combat ; des résistants ou déportés n’ayant aucun lien avec le personnalisme (anciens communistes engagés en Italie dans la lutte antifasciste, tel Altiero Spinelli ; catholiques de gauche comme Eugen Kogon en Allemagne) ; enfin, une composante plus « droitière », autour du groupe La Fédération (André Voisin, Max Richard, Louis Salleron) 5. Ainsi, hormis Rougemont, et Alexandre Marc dans une certaine mesure, aucune figure marquante de la branche personnaliste incarnée par Esprit dans les années 1930 ne rejoignit en fait les rangs de l’UEF.

Certaines prises de position émises avant 1947-1948 laissaient présager cette orientation. Avant même que l’UEF fût née, Emmanuel Mounier avait assisté à la conférence fédéraliste européenne organisée par Spinelli à Paris, du 22 au 25 mars 1945. Il en tira un papier fort sceptique, qui

2. Lettre d’Emmanuel Mounier à Denis de Rougemont, 17 octobre 1945. BPUN, « Correspondance générale ».

3. Boudic G., « Esprit (1944-1982) », Les métamorphoses d’une revue, Paris, IMEC, 2005, p. 97-113.

4. DdR, Politique de la personne, op. cit., p. 11.

5. Nous reprenons en les détaillant les catégories de Grémion P., « Mounier et Esprit dans l’après-guerre », G. Coq (dir.), Emmanuel Mounier, op. cit., p. 93-109.

annonçait sous certains aspects la manière dont la revue interpréta plus tard le congrès de La Haye et les efforts d’union occidentale :

« Ceux qui parlent du fédéralisme, et surtout de la fédération européenne, éveillent aujourd’hui deux inquiétudes. La première, que cette fédération soit d’intention avouée, d’intention mal avouée, ou même contre le gré de ses promoteurs plus ou moins dirigée contre l’URSS. La seconde, qu’elle exprime une utopie satisfaisante pour l’esprit et pour l’espoir, mais sans l’amorce d’une attache avec la réalité historique actuelle. […] Il est si aisé de se bercer d’un rêve quand la réalité se refuse de tous côtés. Si facile de croire qu’on agit pour l’avenir parce qu’on refuse de peser sur le présent 6. » À la crainte que d’un côté l’union européenne ne se réalisât contre l’URSS, il faut ajouter de l’autre un anti-américanisme de plus en plus virulent au sein de la revue, dont Rougemont fut l’une des principales victimes collatérales. Dans son étude sur Esprit, Goulven Boudic indique toutefois que ce sentiment n’était pas « une donnée immédiate de l’après-guerre ». Le numéro de novembre 1946, consacré à l’évocation de

« l’homme américain », était en effet « dominé par un registre équilibré, qui témoigne d’une certaine admiration pour la civilisation américaine 7 ». La présence de Denis de Rougemont dans ces pages – l’une des dernières – n’y était sans doute pas étrangère 8. L’écrivain livrait alors pour diverses revues et journaux – La Nef, Fontaine, Carrefour, Le Figaro, Le Littéraire, Temps présent – ses impressions d’exilé, rassemblées plus tard dans un petit ouvrage au style journalistique, Vivre en Amérique 9. Contrairement à l’angoisse exprimée par de nombreux Français, Rougemont affirmait que les États-Unis « ne voulaient pas la guerre ». Ce propos, confié à Paul Flamand, le fondateur des Éditions du Seuil, qui, au cours de l’été 1947, accompagna outre-Atlantique une délégation d’écrivains maison, valut à Rougemont quelques calomnies, comme le fait qu’il touchait « chaque mois son chèque à Washington 10 ». L’ostracisme envers les intellectuels exilés était alors monnaie courante : quelques mois auparavant, dans un compte rendu du livre Amérique nous t’ignorons, un rédacteur évoqua également les Comics américains des journaux d’enfants français (Mickey, Robinson, Hoplà),

« poursuivant leur carrière de l’autre côté des mers, tout comme Charles Boyer, Henri Bernstein et Denis de Rougemont 11 ». Après la mise en place du plan Marshall, l’Amérique devint un sujet de dénigrement de plus en plus fréquent au sein d’Esprit, comme en témoigne cette lettre à une amie

6. Mounier E., « La conférence fédéraliste européenne de Paris », Esprit, Paris, no 5, avril 1945, p. 757-758.

7. Boudic G., op. cit., p. 113-114.

8. DdR, « Épilogue », Esprit, Paris, no 11, novembre 1946, p. 741-748.

9. DdR, Vivre en Amérique, Paris, Stock, 1947.

10. Cité dans Boudic G., op. cit., p. 114.

11. Mayor Ch., « s. t. », Esprit, Paris, 1er octobre 1946, p. 512.

américaine, où Mounier ne voyait entre la politique des États-Unis et celle de l’URSS qu’une simple « différence de style » :

« Tout en sachant qu’à l’heure actuelle, nous ne pouvons rien sans vous, vos crédits, vos machines, nous avons ce réflexe humain élémentaire : nous sommes pauvres, malades de toutes les maladies de la guerre, désagréables et geignants comme tous les pauvres, bourrés de défauts, mais nous sommes : un pays, des hommes – pas un marché, sûr ou incertain, rentable ou non rentable. Vos innombrables Digest qui nous submergent nous paraissent un fait […] de barbarie – nourriture comprimée, compilée, digérée – à nos vieilles nations habituées à méditer, à inventer dans la douleur – et en plus un mécanisme de propagande massive qui nous en rappelle d’autres. Les Russes, les Russes bien sûr. Mais les Russes sont encore loin, et nous, ce que nous savons, ce que nous voyons, c’est des tonnes de papier américain et d’idées américaines et de propagande américaine dans nos librairies, c’est des présidents du Conseil qui doivent aller aux ordres de l’ambassade avant de prendre leurs décisions les plus graves, c’est une ombre américaine qui s’étend sur nous comme l’ombre russe sur l’autre partie de l’Europe. Et s’il s’agissait de l’ombre de Roosevelt ! Mais cela a plutôt la forme d’une bombe ou d’une banque 12. »

Sans aller jusqu’à y voir, comme Tony Judt, le symptôme d’une « haine de soi sublimée 13 », la lettre de Mounier montre bien l’attitude à la fois fière et complexée qui était celles de nombreux intellectuels français, à laquelle Denis de Rougemont n’échappait pas dans sa conférence de Genève en 1946.

Mais si l’écrivain avait multiplié à loisir les comparaisons entre « US » et

« URSS » aux Rencontres internationales, à tel point que l’on ne distinguait plus très bien « l’exemplaire » américain du russe, il ne tarda pas à souligner le risque de s’enfermer dans une « fausse symétrie ». Contrairement à la croyance commune, il n’y avait pas deux blocs selon lui, mais un seul ; un puissant parti stalinien dans presque tous les pays d’Europe, mais « aucun parti trumanien » équivalent ; une doctrine précise d’un côté, le marxisme, utilisé comme un « intrument de conquête », un simple way of life de l’autre. Par ailleurs, les politiques menées vis-à-vis de l’Europe variaient du tout au tout selon l’écrivain : les uns souhaitaient la collaboration des États, et finançaient la reconstruction, les autres la « sabotaient », selon la stratégie « diviser pour régner ». De même à l’intérieur des deux prétendus

« blocs » : ici on liquidait les droits d’opposition et de grève, là l’opposition restait libre et la grève non seulement permise mais efficace :

« Et ainsi de suite. Toutes les comparaisons précises et objectives que l’on peut établir entre les deux puissances nous conduisent à la même conclusion : il n’y a pas de commune mesure entre le danger soviétique

12. Lettre d’Emmanuel Mounier à Constance Hyslop, 26 octobre 1948, citée dans Mounier et sa généra-tion : lettres, carnets, inédits, Saint-Maur, Parole et Silence, 2000, p. 407-408.

13. Judt T., Un passé imparfait, op. cit., p. 236.

pour l’Europe et le prétendu danger yankee. La Russie qui vise à l’autar-cie totalitaire sous la férule d’un parti unique, redoute les curieux, épure les opposants, annexe ses voisins ou les transforme en satellites, enfin tire devant le tout un rideau de fer ; la Russie est un bloc dans tous les sens du terme. Mais l’Amérique n’en est pas un, elle qui vise aux libres échanges, tolère les pires indiscrétions, multiplie les moyens de communication, s’ouvre enfin plus qu’aucun pays à toutes les influences du monde, et sait très bien que sa propre santé dépend de celle des autres, et non de leur misère 14. »

Prendre conscience de ce contraste fondamental ne devait pas conduire les Européens à se « jeter dans les bras » de l’Amérique. Il n’y avait d’ail-leurs pas à choisir l’Amérique plutôt que l’URSS. Le seul choix véritable n’était que « celui de l’Europe elle-même. La seule manière possible de défendre l’Europe, c’est de la faire, donc de nous fédérer ». Ce problème du choix, qui résume toute la problématique du neutralisme, est bien illustré par l’expérience du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), auquel prit part Esprit.

Le RDR, ou la difficile troisième voie

En novembre 1947, des écrivains et journalistes de Combat, Franc-Tireur, Les Temps modernes et Esprit lancèrent un « Premier appel à l’opinion internationale », qui parut dans Esprit et disait ceci :

« Divisée, l’Europe peut être à l’origine de la guerre ; unie, à l’origine de la paix : ce n’est pas l’Europe que l’URSS redoute, c’est la politique de l’Amérique en Europe ; ce n’est pas l’Europe que redoute l’Amérique : c’est l’influence du Kominform sur les masses européennes. D’un continent, qui aura su conquérir sa souveraineté, l’URSS et les États-Unis auront beaucoup moins à craindre que d’un ramassis de nations misérables qui n’ont plus que la liberté de choisir le bloc auquel elles vont s’inféoder ; et comme la guerre qui menace est une guerre de peur plus encore que d’intérêts, une modification aussi radicale de la situation européenne ne saurait manquer d’amener chaque bloc à réviser sa politique. Mais il est clair, d’autre part, que seule une transformation radicale du régime social permettra de régler souverainement l’économie européenne, parce que seule elle permettra de liquider la résistance des intérêts particuliers 15. »

Signé notamment par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Emmanuel Mounier, Jean-Marie Domenach, David Rousset, l’appel alertait l’opinion sur la nécessité de ne pas laisser à l’Amérique et à la Russie la gestion de l’ordre international et le sort de l’Europe. Ce manifeste fut à l’origine de la création du Rassemblement démocratique révolutionnaire, qui se voulait

14. DdR, « Choisir l’Europe » [1947], L’Europe en jeu, op. cit., p. 51-55.

15. Esprit, Paris, no 11, novembre 1947, p. 795-796.

un parti alternatif, une nouvelle gauche entre la SFIO d’un côté et le PC de l’autre. Dans le numéro d’Esprit de janvier 1948, Paul Fraisse, responsable du groupe politique de la revue, précisa ainsi les enjeux du Rassemblement :

« Seul un nouveau parti révolutionnaire, indépendant dans son esprit et dans son organisation de l’emprise communiste, mais décidé à ne jamais faire le jeu des ennemis des travailleurs, peut grouper tous les éléments valables du milieu ouvrier et des classes moyennes qui ne subissent pas l’influence capitaliste 16. » Très rapidement, le RDR s’imposa comme le

« parti de Sartre et Rousset », qui exposèrent les lignes de leur programme dans une série d’entretiens réalisés avec l’aide de Gérard Rosenthal, journa-liste à Franc-Tireur. Opposé violemment au RPF de de Gaulle et Malraux, qui après le coup de Prague de février 1948 appelèrent à défendre la culture atlantique et l’humanisme occidental menacés par le régime soviétique, le RDR soutenait que la guerre n’était pas inévitable et qu’il fallait avant tout travailler en Europe à la transformation radicale du régime politique, sur des fondements socialistes. Ayant l’ambition de devenir un vaste parti, « à cheval sur deux classes 17 » (prolétariat et classe moyenne), il n’en resta pas moins un petit parti d’intellectuels, à l’existence éphémère. Le RDR avait néanmoins tenté de s’élargir au-delà du cercle de ses dirigeants, cherchant des sources de financement afin d’organiser des manifestations et devenir une plate-forme crédible pour tous les intellectuels pacifistes de gauche qui ne souhaitaient pas être instrumentalisés par le Conseil mondial de la paix, d’obédience communiste.

De fait, un congrès international « pour la paix et la libre circulation des inventions et découvertes » s’était tenu en Pologne, à Wroclaw, du 25 au 28 août 1948. Présidée par Alexandre Fadeïev, l’un des écrivains les plus en vue du régime soviétique, la rencontre associait notamment Pablo Picasso, Paul Éluard, Fernand Léger, Vercors, Ilya Ehrenbourg, Georg Lukacs, Julien Benda, Frédéric et Irène Joliot-Curie, dans la volonté de combattre toutes les volontés bellicistes d’où qu’elles viennent, mais plus particulièrement celles provenant des puissances occidentales : « Des artistes et des intel-lectuels réputés du côté de la paix. Et donc de l’Union soviétique. Voilà le sens du message 18. » Suite au congrès de Wroclaw, un comité de liaison fut mis en place au cours de l’été, qui décida, suivant une directive du bureau politique du PCUS, d’organiser une grande manifestation publique l’année suivante. Celle-ci eut lieu en avril 1949, à Paris, salle Pleyel. Ouverte par Ilya Ehrenbourg et Alexandre Fadeïev, la conférence bénéficia d’un message de soutien du cinéaste Charlie Chaplin, tandis que Frédéric Joliot-Curie, alors haut-commissaire français à l’énergie atomique, fut nommé à la présidence

16. Fraisse P., « Après l’échec », Esprit, Paris, no 1, janvier 1948, p. 11.

17. Sartre J.-P., Rousset D., Rosenthal G., Entretiens sur la politique, Paris, Gallimard, 1949, p. 41.

18. Du Bois P., « Guerre froide, propagande et culture (1945-1953) », Relations internationales, Genève, no 115, automne 2003, p. 439.

du Mouvement des partisans de la paix. Celui-ci comptait parmi ses membres Aragon, Gabriel d’Arboussier, Lazaro Cardenas, Pietro Nenni entre autres. Inscrit au parti communiste depuis 1944, Picasso offrit l’une de ses lithographies, un pigeon blanc qui, aux yeux d’Aragon, ressemblait étrangement à une colombe. Reproduit à des milliers d’exemplaires, la

« colombe pour la paix » servit ainsi d’affiche de propagande aux parti-sans de la paix. L’équipe d’Esprit n’était pas hostile à une collaboration ponctuelle avec les communistes. C’est pourquoi Emmanuel Mounier et Paul Fraisse se rendirent au congrès de Pleyel. Il en sortirent néanmoins déçus : sous prétexte de lutter pour le désarmement général, c’était en fait une critique unilatérale du capitalisme et de l’agression occidentale qui prévalait à la tribune. Les deux observateurs finirent par se demander si tous ces congrès « pacifistes » continueraient à se tenir si l’URSS disposait de la suprématie militaire sur les États-Unis 19.

C’est dans ce contexte de propagande menée par le Kominform qu’eurent lieu quelques jours plus tard d’autres assises sur la paix, à l’ini-tiative du RDR et de Franc-Tireur. Annoncée par une affiche représentant une « colombe qui fait boum ! », la Journée internationale de résistance à la guerre et à la dictature se tint le 30 avril 1949, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Selon David Rousset, qui fut le maître d’œuvre de cette manifestation, celle-ci avait une « importance quasi historique puisque l’on y voyait apparaître, pour la dernière fois ensemble, des personnalités que leurs divergences politiques vont éloigner, voire opposer 20 ». Parmi elles Albert Camus, André Breton, Claude Bourdet, Emmanuel Mounier, Pierre Emmanuel, Ignazio Silone, Carlo Levi, Bertrand Russell, Sidney Hook.

Sartre toutefois refusa d’y participer, ne souhaitant pas s’opposer si ouver-tement aux « partisans de la paix 21 ». La conférence dégénéra en cours de soirée, lors du meeting de clôture organisé au Vélodrome d’hiver, quand on donna par erreur la parole à l’Américain Karl Compton. Celui-ci, qu’on avait pris pour son frère, le prix Nobel et pacifiste Arthur H. Compton, se lança dans une apologie de la bombe atomique et du pacte atlantique, provoquant de nombreux remous dans l’assemblée, tandis que des groupes d’anarchistes et de trostkystes montèrent à la tribune et s’emparèrent du micro pour dénoncer la rencontre 22.

Le rassemblement au Vél’ d’hiv’ fut un échec, son financement ayant par ailleurs prêté le flanc aux critiques. Car David Rousset avait eu l’idée de faire appel à Irving Brown, qui représentait à Paris l’AFL, l’un des princi-paux syndicats américains :

19. Fraisse P., Mounier E., « La paix indivisible », Esprit, Paris, no 6, juin 1949, p. 856.

20. Copfermann É. (éd.), David Rousset : une vie dans le siècle. Fragments d’autobiographie, Paris, Plon, 1991, p. 107.

21. Burnier M.-A., Les Existentialistes et la politique, Paris, Gallimard, 1966, p. 73.

22. Mounier E., « La paix des autres », Esprit, Paris, no 6, juin 1949, p. 857-858.

« Brown avait aidé la minorité de Force ouvrière lorsque celle-ci avait décidé de quitter la CGT à majorité stalinienne. Il avait été l’un des principaux responsables des grandes grèves de la métallurgie chez General Motors et Ford, en 1936 et en 1942. L’Humanité le dénonçait régulièrement comme un agent de la CIA. Brown nous a suggéré d’entrer en contact direct avec

« Brown avait aidé la minorité de Force ouvrière lorsque celle-ci avait décidé de quitter la CGT à majorité stalinienne. Il avait été l’un des principaux responsables des grandes grèves de la métallurgie chez General Motors et Ford, en 1936 et en 1942. L’Humanité le dénonçait régulièrement comme un agent de la CIA. Brown nous a suggéré d’entrer en contact direct avec