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Les « maladies de l’Europe »

Problème du mal : « La brute et le gentleman »

Dans la critique qu’elle fit de The Devil’s Share, traduction américaine de La Part du diable, essai que Denis de Rougemont écrivit à New York pendant la guerre, Hannah Arendt déclarait que, parmi les récentes publi-cations, elle en connaissait « peu qui approchent de si près les expériences de l’homme moderne. […] La réalité est que “les nazis sont des hommes comme nous” ; le cauchemar, c’est qu’ils ont démontré, qu’ils ont prouvé sans l’ombre d’un doute ce dont l’homme est capable. En d’autres termes, le problème du mal sera la question fondamentale de l’après-guerre pour la vie intellectuelle en Europe – comme la mort est devenue le problème fondamental après la dernière guerre 1 ». L’un des arguments centraux du livre qu’Arendt allait consacrer près de vingt ans plus tard, lors du procès d’Eichman, sur la « banalité du mal », se trouve ainsi déjà dans cette brève remarque qu’éveilla chez elle la lecture de The Devil’s Share 2. C’est à la lumière de cette réflexion qu’il faut comprendre le pessimisme imprégnant le début de la conférence de Denis de Rougemont à Genève en 1946 :

« L’Europe a mauvaise mine, il faut l’avouer. […] On dirait, à la voir, qu’elle a perdu la guerre. Militairement, Hitler et ses séides ont été battus et sont morts, mais dans la lutte ils ont marqué leurs adversaires d’une empreinte qui vaut une victoire. C’était fatal. Imaginez deux hommes qui se disputent : l’un est une brute, et son point de vue, c’est que la brutalité doit toujours triompher ; l’autre est un parfait gentleman qui croit que les bonnes manières viendront à bout de tout. Mais, si la brute se jette soudain sur lui, dans le corps à corps qui s’ensuit, vous ne distinguez plus deux points de vue, mais seulement deux lutteurs étreints par une seule et même rage physique. Maintenant le gagnant se relève : il se trouve que c’est notre gentleman de tout à l’heure, mais le voilà méconnaissable, le visage tuméfié, les vêtements en désordre. Physiquement la brute a perdu, mais la brutalité a triomphé. La brute a donc imposé son point de vue. Ainsi d’Hitler et de

1. Arendt H., « Nightmare and flight », Partisan Review, New York, volume 12, no 2, 1945, p. 259.

Nous traduisons.

2. Cotkin G., « Illuminating Evil: Hannah Arendt and Moral History », Modern Intellectual History, Cambridge, volume 4, no 3, novembre 2007, p. 477.

l’Europe démocratique. Ce ne sont pas seulement les ruines et les désordres matériels qui marquent le passage du Führer. La lutte contre les forces qu’il incarnait devant nous a réveillé ces forces parmi nous 3. »

Rescapé du camp de Buchenwald, futur compagnon de Rougemont dans le combat fédéraliste, Eugen Kogon s’exprima dans des termes semblables lorsqu’il écrivit en 1945 l’avant-propos de son maître-livre, L’État SS :

« Dans la lutte, déjà, les vainqueurs ont été contraints de descendre au niveau de l’adversaire. Depuis la Libération, j’ai vu des Christian Soldiers qui pouvaient soutenir la comparaison avec des SS. Une photographie de journal montrant la carcasse tordue d’un autobus japonais soufflé par la bombe atomique avec cette légende : “Ils ont vite trouvé le chemin de leurs ancêtres…”, une telle photographie me semble peu propre à illustrer le triomphe d’un monde meilleur […]. Si personne n’osait dire cela, si personne n’était disposé à l’entendre, alors il faudrait s’abandonner à cette impression angoissante que le cadavre du national-socialisme parvient encore dans sa putréfaction, à empoisonner l’âme de ceux qui ont triomphé de sa forme visible 4. »

Au risque d’irriter une partie de son auditoire à Genève, c’est dans cette brèche que Denis de Rougemont s’engouffra. Là où certains préfèreraient opposer nettement les vainqueurs aux vaincus, et ne voir essentiellement que le triomphe d’un camp sur l’autre, la lutte a en réalité produit des doubles selon Rougemont. Un peu plus loin dans sa conférence, l’écrivain énuméra une à une les raisons pour lesquelles Hitler incarnait à ses yeux l’anti-Europe : « La rage antichrétienne, la rage antisémite, la rage natio-naliste et policière, la négation du droit et des droits de la personne, une conception de l’homme réduit au partisan, une technique du mensonge et de la délation, les élites asservies à la louange du chef, la politisation totale de l’existence. » Pour reprendre l’image d’Eugen Kogon, on pourrait supposer qu’une fois Hitler éliminé, tous ces éléments se décomposeraient en même temps que son cadavre. Or, que restait-il désormais, demanda Rougemont ? « À peu près tout cela – moins Hitler 5. »

Hitler, ou « l’alibi »

Pour mieux cerner le point de vue de l’écrivain suisse, il est utile de solliciter un instant l’œuvre de l’écrivain Romain Gary, car celle-ci offre – de façon plus frappante encore que le témoignage d’Eugen Kogon – de multiples convergences avec les thèses développées par Rougemont, dans La Part du diable comme au début de sa conférence à Genève. En 1945

3. DdR, op. cit., p. 144. Nous soulignons.

4. Kogon E., L’État SS. Le système des camps de concentration allemands [1946], Paris, Le Seuil, 1993, p. 7-8. Nous soulignons.

5. DdR, op. cit., p. 145-146.

parut Éducation européenne, un roman sur la Résistance qui lança la carrière littéraire de son auteur. Éducation européenne est un témoignage d’autant plus intéressant que Romain Gary s’est constamment défendu de tout héroïsme. Ayant servi dans l’aviation française pendant la guerre, décoré de la croix de la Libération, l’homme ne manquait pourtant pas d’exploits à son actif. Mais la leçon principale qu’il retira de ses expériences de lutte contre l’ennemi, leçon qu’il déclina dans une grande partie de son œuvre ultérieure, c’est – comme Hannah Arendt le soulignait en se référant à Rougemont – que les Allemands sont des hommes normaux : au fond, ils ne diffèrent pas vraiment de nous. « Il n’y a pas que les Allemands. Ça rode partout, depuis toujours, autour de l’humanité 6 », écrit Gary. Cela serait trop facile, note Tzvetan Todorov dans sa lecture d’Éducation européenne, si le mal n’existait que chez les nazis ; ou, pour reprendre les termes de Rougemont, si Hitler nous servait « d’alibi 7 ». Ce point de vue entraîne des conséquences considérables pour ceux qui ont vaincu le mal, un mal presque trop parfaitement incarné par le nazisme. Car la délivrance n’est que « provisoire » :

« Les héros vainqueurs, explique Tzvetan Todorov, courent un risque particulier : croire qu’ils sont sortis indemnes du combat qu’ils viennent de remporter contre le mal, qu’ils sont devenus l’incarnation définitive du bien. La guerre contre les nazis a été gagnée, ceux-ci sont maintenant universellement condamnés, eux-mêmes commencent à comprendre qu’ils étaient devenus les agents du mal. Les vainqueurs, eux, risquent de rester aveuglés, d’enfermer le mal dans les “autres” et de l’ignorer en eux-mêmes.

La bonne conscience risque de leur jouer un mauvais tour 8. »

Denis de Rougemont pensait que ce mauvais tour était l’un des favoris du diable. En effet, le diable « adore notre bonne conscience ».

Or « l’adversaire est toujours en nous. Et c’est pourquoi je pense que le chrétien véritable, s’il existait, serait cet homme qui n’aurait d’autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même ». Si vous souhaitez déjouer les tours du diable, écrivait ailleurs Rougemont, « si vous tenez sérieusement à l’attraper, je vais vous dire où vous le trouverez le plus sûrement : dans le fauteuil où vous êtes assis 9 ».

Dans les Cerf-volants, publiés en 1980 peu de temps avant sa mort, Gary mit en scène la tonte d’une jeune femme à la Libération. Lila, à laquelle le narrateur Ludo vouait un amour passionné, en fut victime pour avoir autrefois couché avec un Allemand. Alors que Ludo revenait d’une

6. Gary R., Éducation européenne, Paris, Gallimard, 1945, p. 76.

7. « Hitler ou l’alibi » est l’un des titres d’un chapitre de La Part du Diable : DdR, La Part du diable, New York, Brentano’s, 1942, p. 43-61.

8. Todorov T., « Le siècle de Romain Gary », Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 313-314. Nous soulignons.

9. DdR, La Part du diable, op. cit., p. 66, 68-69 et 82.

opération de sabotage afin de libérer les dernières positions occupées par l’ennemi dans la région, il trouva sur la place de son village, nouvellement baptisée « place de la Victoire », une foule de gens rassemblés autour de la fontaine. « Lila était assise sur une chaise, la tête rasée. Le coiffeur Chinot, la tondeuse à la main, le sourire aux lèvres, s’était écarté un peu et admirait son œuvre », exécutée sous la bénédiction des villageois et des résistants de la onzième heure. « C’était fait, accompli, on avait fait payer à la “petite” ses coucheries avec l’occupant. » Choqué par cette humiliation, Ludo poussa un cri de rage, se jeta sur Chinot et le frappa, avant d’emmener Lila avec lui. Déambulant dans les rues et ne sachant où aller, ils trouvèrent refuge chez le boulanger Boyer, qui leur lança cette phrase, étonnante de symétrie lorsqu’on la compare à celle de Rougemont au début de sa conférence sur l’Europe : « À présent, les nazis ont vraiment gagné la guerre. »

Quelques semaines plus tard, les deux jeunes gens se rendirent chez Chinot, afin que Lila se fît à nouveau couper les cheveux, « à la dernière mode », en vue de leur prochain mariage. Chinot, blêmissant à vue d’œil, tenta de s’échapper, mais en vain. Ses efforts pour se justifier sont révélateurs : « Ce n’est pas moi qui ai eu cette idée, je vous le jure ! Ils sont venus me chercher 10. » La réaction de Chinot fait penser à la lecture que Rougemont fit du récit du Livre de la Genèse : Adam se réfugie derrière les arbres du jardin en accusant Ève d’avoir mangé la pomme la première, tandis qu’Ève rejette à son tour la faute sur le serpent qui l’a séduite.

« Voyez, souligne Rougemont : ils vont se cacher, ils n’y sont plus. Et quand on les attrape, ils disent que c’était l’autre 11. » Ainsi le coiffeur Chinot : ce n’est pas moi, ce sont les autres. Ludo lui répondit alors : « On ne va pas discuter si c’est eux, moi, je, les nôtres ou les autres, mon vieux. C’est toujours nous. Vas-y 12. »

« Les Juifs, les ploutocrates… »

En faisant d’Hitler un « alibi », Rougemont perçait à jour, selon l’his-torien Jeffrey Mehlman, la « superficialité de la vision manichéenne de la Seconde Guerre mondiale : aucun camp n’était exempt du mal 13 ». Un tel argument restait totalement étranger à la manière de penser des nazis, attachés au contraire à convaincre que le mal était uniquement chez les autres :

« Ce qu’il y a finalement de plus diabolique chez Hitler, notait Rougemont dans La Part du diable, c’est la façon dont il a persuadé le peuple allemand

10. Gary R., Les Cerfs-Volants, Paris, Gallimard, 1980, p. 356 et 361.

11. DdR, op. cit., p. 101.

12. Gary R., op. cit., p. 361.

13. Mehlman J., « Denis de Rougemont, gnostique de New York », Émigrés à New York. Les intellectuels français à Manhattan (1940-1944), Paris, Albin Michel, 2005, p. 107.

que toutes ses misères venaient de l’extérieur, de l’étranger, du traité de Versailles, ou des Juifs, ou des Soviets, ou des ploutocrates anglo-saxons, donc des autres, toujours des autres – et jamais du peuple allemand lui-même 14. »

Après la guerre se posait par conséquent la question de la rééducation de ce peuple, d’une « cure sévère » de désintoxication 15. C’était une œuvre de longue haleine, car l’état d’esprit était profondément enraciné. À Genève, Rougemont nota que l’antisémitisme, ce « mal infernal », était loin d’avoir disparu avec « l’écrasement de son foyer 16 ». En novembre 1946, malgré les efforts de dénazification entrepris par les autorités américaines dans leur zone d’occupation, on comptait ainsi encore plus d’un tiers d’Allemands persuadés que l’extermination des Juifs avait été nécessaire pour leur sécurité 17.

Quelques temps auparavant, Rougemont avait été frappé par la lecture d’un article rapportant une série d’échanges musclés entre un officier américain du gouvernement civil et un groupe d’Allemands rassemblés dans la rue d’une ville occupée. L’Américain leur avait demandé s’ils étaient nazis, or tous jurèrent le contraire. L’officier fit alors remarquer que le peuple allemand avait plébiscité « par cinq fois le régime hitlérien, par d’écrasantes majorités », puis fut interrompu par l’un de ses interlocuteurs :

« Ce que vous dites là, ce ne sont que des mensonges propagés à l’étranger par les Juifs, les ploutocrates américains, les démocrates et les bolcheviks ! » Douze années d’un régime propageant de tels mensonges ne pouvaient s’effacer du jour au lendemain. Rougemont en concluait à la nécessité impérieuse d’élaborer « un plan d’éducation politique pour les nouvelles générations allemandes » :

« Leur inculquer dès la plus tendre enfance le respect sacré de la définition légale et objective de quelques mots. Responsable est celui qui a tiré le premier. […] Nazi, celui qui accuse dans la même phrase les Juifs, les plouto-crates américains, les démoplouto-crates et les bolcheviks 18. »

Parti, nation : succès des mystiques séculières

Dans l’inventaire des symptômes d’un mal toujours agissant, le rôle déclinant du christianisme occupa une place particulière au début de la conférence de Denis de Rougemont. L’écrivain ne sembla pas décrire ce phénomène avec nostalgie, comme le ferait un propriétaire pleurant le bien

14. DdR, op. cit., p. 65.

15. DdR, « Les nouveaux aspects du problème allemand », Le Figaro, Paris, no 556, 30 mai 1946, p. 3.

16. DdR, L’Esprit européen, op. cit., p. 146.

17. Selon un sondage cité dans Judt T., Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945 [2005], Paris, Armand Colin, 2007, p. 80.

18. DdR, « Le mensonge allemand », Le Figaro, Paris, no 312, 16 août 1945, p. 1.

qu’il a perdu. Il dressait un constat, au caractère irréversible : « On doit considérer comme liquidée, au sens le plus récent de ce terme, l’illusion d’une chrétienté identifiable avec le concept de l’Europe, Die Christenheit oder Europa, selon le titre du fameux essai de Novalis. » Mais plus grave selon lui était le déplacement de la foi qui, « libérée des dogmes religieux », renaissait de façon plus radicale encore dans la sacralisation du parti. Ce transfert du sacré était d’autant plus préoccupant qu’il atteignait en parti-culier les élites, dont la fonction était précisément de combattre le confor-misme dicté par les mystiques politiques :

« Le fanatisme d’aujourd’hui n’est plus religieux, mais politique. […] Dans telles grandes capitales de l’Europe, on voit des écrivains et des savants donner des gages d’apparente loyauté au parti le plus menaçant, comme autrefois Descartes en donnait à l’Église. […] Ces lâchetés intellectuelles se parent des noms d’amour du peuple, de discipline révolutionnaire, d’anti-fascisme, en sorte qu’à les dénoncer au seul nom de la bonne foi ou de la véracité, on prend l’air d’attaquer la cause des prolétaires, et tout essai de critique libre se voit taxé de réaction 19. »

Rougemont n’accusait pas nommément les responsables de ces dérives, mais – si l’on s’en tient à la situation française, qui à l’évidence motivait son jugement – il est clair que les communistes, qui exerçaient alors leur

« hégémonie 20 » sur le champ intellectuel et politique, via Aragon et les Lettres françaises, étaient ici directement mis en cause. Critiquant les Rencontres de Genève et leur « bavardage de l’Europe », Aragon allait d’ailleurs donner à sa manière, différente de Sartre – nous y reviendrons dans le chapitre suivant –, un exemple typique de contre-modèle d’enga-gement intellectuel au sens où l’entendait Rougemont. Il est remarquable à cet égard que la charge d’Aragon se fût en partie fondée sur la défense du nationalisme, autre manifestation de ce transfert du sacré dont Rougemont soulignait les dangers en 1946. Au yeux de l’écrivain suisse, en effet, le nationalisme entretenait « des rancunes séculaires, d’absurdes vanités locales », en maintenant « encore des barrières de visas, d’exorbitants tarifs douaniers, des censures plus ou moins avouées et de ruineux budgets de défense nationale. Un pays qui ne peut pas vêtir ses déportés trouve encore le moyen de faire des uniformes et discute la couleur des parements, cepen-dant que la bombe atomique, à Bikini, vient de changer en une seconde la couleur même de l’océan 21 ». Qualifié de « maladie romantique de l’Europe », le nationalisme constituait l’un des pivots à partir desquels Rougemont élabora en contrepoint sa théorie du fédéralisme. Aragon ne manqua pas de rebondir sur ce passage de la conférence, pour dénon-cer cette « Europe » qui semblait « surtout s’opposer au nationalisme des

19. DdR, L’Esprit européen, op. cit., p. 145-146.

20. Sapiro G., La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999, p. 564.

21. DdR, op. cit., p. 147.

nations qui la composent. Bien que le national-socialisme, qui n’était ni national ni socialiste, puisse avoir l’air visé par cette mise en accusation du nationalisme, la simple phrase sur Bikini et les vêtements de déportés qu’a prononcée M. Denis de Rougemont prouve que le nationalisme français peut sembler plutôt être incriminé dans ces conversations que l’hitlérisme généralement passé sous silence 22 ». S’en prendre à la nation, en particulier la française, c’était apparemment toucher un point sensible. À en croire Aragon, les orateurs à Genève ne souhaitaient ni plus ni moins qu’abdiquer

« cette réalité vivante qui s’appelle la France ». La nation, c’était « le terreau même dont nous sommes les feuilles où la culture pousse ses profondes racines et puise sa force et sa vie ». On sent ici planer l’ombre de Barrès : il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’Aragon accusa Jean Guéhenno et son

« horreur du nationalisme » quand ce dernier, toujours aux Rencontres, mit l’auteur des Déracinés dans le même sac que Maurras 23.

Une résistance « avortée »

« À un certain niveau, estimait l’historien Pierre Chaunu, il n’y a plus de coupables, il y a le malheur. […] En 1919, les Français avaient pu avoir l’illusion d’être sortis vainqueurs (en quel état, à quel prix ?) ; en 1946, nul n’était assez bête pour croire à de telles sornettes. Il n’y avait que des vaincus. C’était l’espèce humaine qui avait perdu. » Toutefois, il y avait encore quelques raisons d’espérer en l’homme, ajoutait Chaunu, rendant hommage à son maître Fernand Braudel, lequel manifesta de la compassion à l’égard des soldats allemands qui l’avaient retenu prisonnier au camp de Lübeck. « Il dit avoir partagé la souffrance de ces hommes et de ce peuple : – Ils connaissent en 1945 ce que nous avons connu en 1940. Et à la question : – N’avez-vous pas ressenti une sorte de vengeance ? – Non, vraiment pas. C’était le malheur, la communion dans le malheur… Braudel, le Lorrain welche 24. » Dans un texte de mai 1946, Rougemont remarquait également que certains résistants n’étaient pas animés par l’esprit de revanche, mais témoignaient au contraire de cette même « communion dans le malheur » :

« Beaucoup de Français, rentrant de Suisse, s’étonnent de voir que chez des neutres on manifeste tant de haine pour les Allemands. Et beaucoup de Suisses s’étonnent de voir des résistants parler avec humanité de leurs bourreaux… » Pour Rougemont, on pouvait déceler à travers cette attitude un premier pas vers la réconciliation. Ce n’était pas qu’une manifestation d’humilité face à l’immensité du désastre. Son intérêt tenait essentiellement au fait qu’elle était orientée vers la « guérison » de l’adversaire, et non vers

22. Aragon L., « Les élites contre la culture », Les Conférences de l’Unesco, Paris, Fontaine, 1947, p. 101-102.

23. Guéhenno J., L’Esprit européen, op. cit., p. 107.

24. Chaunu P., « Réconciliation », F.-D. Liechtenhan (dir.), Europe 1946, entre le deuil et l’espoir, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 197.

son « enfermement dans la misère ». Cette « pitié active » était selon lui la seule « capable de définir une politique 25 ».

Si Rougemont louait la qualité de certains résistants, il se montra en revanche très critique à Genève envers l’évolution globale du mouvement :

« La Résistance européenne, déclarait-il, admirable sursaut d’une liberté

« La Résistance européenne, déclarait-il, admirable sursaut d’une liberté