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Sur les notions de transition et de transformation de la tradition

Remarques préliminaires sur les conditions de la recherche sur le terrain auprès de familles d’éleveurs

3. Sur les notions de transition et de transformation de la tradition

La tradition qui intéresse l‟anthropologue, pour qui la culture offre une dimension rassurante de pérennité (Abélès, 2008 : 65). Beaucoup pensent en effet que la tradition, voire la culture n‟évoluent pas particulièrement dans les sociétés primitives. Elles sont le gardien d‟une

histoire qui semble stagner mais en même temps qui serait garante d‟une stabilité dans le temps. Cette stabilité qui serait leur propriété principale prend l'aspect de sociétés de la passivité. Elles échapperaient à l'histoire parce qu'elles « produisent extrêmement peu de désordre » (Charbonnier, 1961). Il n'en reste pas moins admis que leur trait dominant demeure la fixité au cours de longues périodes de temps. Cependant Balandier avec force prend contre-pied d‟une certaine vision figée du structuralisme et s‟intéresse au dynamisme culturel. La démarche la plus simple conduit à mettre en cause la tendance au conservatisme, le refus de la nouveauté et du changement, de tout ce qui paraît étranger à l'ordre établi et connu (Balandier, 1976). Ainsi certains ethnologues se sont penchés sur l‟existence du conflit.

Au minimum, la tradition reste vue comme « une grande force retardatrice » ; elle occulte et affaiblit les forces de changement. Elle n'est pas reconnue comme pouvant être réactivée, opérante et modernisante. Balandier (1976) critique cette idée dans son article intitulé Tradition, conformité, historicité. La tradition opère à la fois au sein des consciences (collective et individuelles) et à l'intérieur des rapports constituant la vie sociale.

Sur la tradition et le changement Balandier17 (1968) nous offre une lecture intéressante. Pour lui, la tradition et le changement sont deux modes de lecture de la société. C'est à une dialectique entre tradition et révolution. Si on considère ses invariants, ses facteurs de maintien, sa continuité on est dans une logique de pensée de la tradition ; à l'inverse, si on considère principalement les processus qui déterminent sa modification ses forces de transformation, ses changements structurels, on est dans une logique de pensée de la révolution ou de la mutation.

La tradition est communément qualifiée par la conformité, par la continuité qu'elle régit, alors que la modernité est généralement conçue comme impliquant la rupture, la transformation irréversible. Cette opposition terme à terme peut être trompeuse et dangereuse. En opposant la tradition à la modernité on s‟interdit de voir les relations qui peuvent s‟établir entre elles. Des études anthropologiques, dont celles de D. Apter18, ont souligné les caractères dynamiques de certains des systèmes traditionnels ; toutes les interprétations dynamistes dénoncent avec une

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“Tradition et continuité”, dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol 44, 1968 : 1-12.

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Apter D., Politics of Modernization, Chicago, 1965, cité par Balandier G., dans l‟article “Tradition et continuité”, 1968.

force égale le préjugé « fixiste » qui a longtemps entretenu une impression contraire. Certaines sociétés traditionnelles ont dû porter en elles suffisamment de forces transformatrices pour produire, au moins, les différentes formes de la société dite occidentale.

Lorsqu'il s'agit des sociétés traditionnelles (et de surcroît exotiques), l'impression de continuité paraît fort accentuée. À l'inverse, lorsqu'il s'agit des sociétés industrielles développées, l'impression de changement est si forte qu'elle impose la certitude de véritables mutations ; alors que survivent des domaines traditionnels. La tradition n'est pas radicalement incompatible avec le changement, pas plus que la modernité avec une certaine continuité.

Si Balandier (1968) voit que la société est toujours le lieu d'un affrontement permanent entre facteurs de maintien et facteurs de changement ; elle porte en elle les raisons de son ordre et les raisons du désordre qui provoquera sa modification. Toute société en voie de transformation révèle des inégalités sectorielles en matière de changement, d'intensité et de rapidité des changements. Toute société, quel que soit son régime, toute classe, tout groupe comporte ses conservateurs par intérêt, ou par conformisme, ou par indifférence. Par contre Hobsbawm E., et Ranger T., (1983), voit plutôt que la tradition apparaît comme ancienne mais en réalité son origine est tout récente, parfois elle est inventée.

Aujourd‟hui ce contexte a bien changé. On développe l‟idée qu‟on vit dans le changement. C‟est l‟époque de diffusion avec le développement de la communication. D‟ailleurs elle est définie la mondialisation. Déjà les sociétés modernisent ou mondialisent avec le moyen de communication. La mondialisation née aux Etats Unis et l‟auteur pionnier en est Appadurai (2005). Selon lui, le processus de mondialisation est né avec le flux marché, c‟est-à-dire l‟économie. Ensuite le développement de la fluidité de l‟aspect culturel : le cinéma, la cuisine….

Pour Balandier (1971), l'intervention de l'anthropologie apporterait une contribution décisive à l'interprétation de la modernité, telle qu'elle s'exprime dans les formes, les crises, les problèmes actuels des sociétés dites avancées. L‟anthropologie permet de mieux différencier la dynamique particulière aux changements exogènes, de celle qui est particulière aux changements endogènes (Balandier, 1981 :143). L‟anthropologie justifie d‟une autre manière sa contribution à

cette future théorie générale du changement social. Elle a établi une classification des éléments les plus fixes et des éléments les moins stables, ébauche d‟une « Table de Mendeleïev » de la dynamique sociale (Idem, 1981 :145).

Comment a-t-on pensé en sociologie les sociétés en changement ? Marx les a vues, dès le siècle dernier, comme porteuses d'une forte charge historique, génératrices de révolution. Weber les a envisagées comme essentiellement « rationnelles », capables de prévision, efficaces et expansives. Dans les deux cas, c'est leur mouvement propre, leur dynamisme interne qui les définit. L‟étude du changement considérait les éléments techniques et économiques. L‟étude des sociétés en changement repose en général sur la démographie, l‟économie, la sociologie et la psychologie sociale. Les sciences économiques sont surtout orientées à considérer les problèmes des sociétés industrielles avancées, mais restent malhabiles dans leur examen à considérer les problèmes propres aux « sociétés traditionnelles » en voie d‟accomplir une véritable mutation (Balandier, 1981 : 130). D‟après R. Firth19, « bien que les anthropologues sociaux semblent souvent ignorer les effets des facteurs techniques et économiques sur la structure des sociétés, ils ont traditionnellement tenté de leur prêter attention en raison de leur souci d‟inclure l‟étude des techniques primitives dans l‟anthropologie ».

L‟orientation dominante des études anthropologiques a été plus sollicitée par l‟aspect qualitatif que par l‟aspect quantitatif des rapports sociaux (Balandier, 1981 : 133). L‟étude du changement s‟inscrit dans le néoévolutionnisme qui définit, dans le long terme, les tendances modificatrices des sociétés, la (ou les) orientation(s) dominante(s) régissant leur mouvement général (Balandier, 1968). Les sociétés « autres », postulées a-historiques ou à histoire ralentie, sont estimées tributaires d'un mouvement induit de l'extérieur, trouvant son origine dans l'expansion de ces sociétés dites dynamiques par nature. Par ailleurs, les sociétés entreprenantes sont maintenant le lieu de transformations toujours plus nombreuses et plus rapides (Balandier, 1968). Dans les sociétés en voie de développement économique et de modernisation, où les transformations se succèdent en chaîne, les retours à une tradition dégradée ou reconstruite sont à cet égard révélateurs. Elle fournit le « langage » permettant de donner un sens à la nouveauté ou de formuler les réactions que cette dernière suscite. Ils (les actions symboliques ou à des rituels

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« rassurants ») sont au besoin recréés à partir de traditions fabriquées ou importées (Balandier, 1968). En premier lieu s'impose le caractère permanent de la dialectique entre tradition et changement qui est à l'œuvre dans toutes les sociétés. En second lieu, il apparaît un domaine de faits nouveaux : ceux qui résultent de la quantité des changements (qui deviennent de plus en plus cumulatifs) et de la généralisation des transformations provoquées par l'expansion de la civilisation industrielle.

Le nombre de changements qui affectent le monde jusque dans notre quotidien ont trait aux identités culturelles. McDonald‟s et Disney ont fini par incarner une menace plus générale, celle d‟une homogénéisation radicale de nos modes de vivre et de penser. Face à elle, la résistance s‟organise. On met l‟accent sur la nécessité de préserver les différences, de ne pas laisser disparaître des traditions pluriséculaires. En même temps, ce discours est contrebalancé par d‟autres considérations qui, prenant appui sur le réveil des nationalismes et les conflits qu‟engendrent les revendications identitaires, opposent à la tentation communautaire un universalisme qui se réfère à des valeurs de portée plus générale ; celles qui ont trait aux droits de l‟homme (Abélès 2008 : 56).

La planification centralisée et la propriété publique des moyens de production impliquaient que les entités de production étaient, soit propriété de l‟État, soit des entreprises collectives. Ce système socialiste se traduisait par plusieurs caractéristiques communes. La première était l‟absence d‟autonomie des entreprises. Le marché du travail était inexistant, car l‟allocation du travail et la détermination des salaires étaient du seul ressort de l‟État, dont l‟objectif était de limiter le chômage et d‟offrir un emploi à vie. Les entreprises publiques avaient par ailleurs un rôle social à jouer. Il y avait également une répartition égalitaire des salaires sans tenir compte des résultats financiers et de la productivité, la contrepartie étant une faible productivité et un sous-emploi élevé. Le commerce était le monopole d‟État et les prix étaient artificiellement fixés par le gouvernement central. Les anciens pays communistes partageaient également d‟autres caractéristiques communes essentielles comme un taux d‟alphabétisation élevé, une large proportion de leurs habitants dotés d‟une instruction secondaire, voire supérieure, et un volume important de compétences techniques. Cette accumulation de capital humain est concomitante à un système de planification centralisée qui assurait des services

d‟éducation et de santé publics pour tous durant 50 à 70 ans. À noter aussi que la plupart de ces pays enregistraient un fort taux de participation des femmes à la population active.

Les anciens pays communistes avaient un secteur social déjà bien développé avant que la « transformation » ne commence. Leurs systèmes de sécurité sociale couvraient totalité des soins de santé et l‟éducation était gratuite. Mais les institutions et les politiques sociales en place ont été fortement mises à mal par la transformation du système. C‟est ainsi dans le champ social que se sont manifestés avec la plus grande ampleur les troubles associés à la chute du communisme. Mais la priorité était d‟engager toute une série de mesures administratives : établir un système politique pluraliste, mettre en place des institutions démocratiques, adopter une constitution démocratique, créer et consolider les structures de la société civile, élaborer des mécanismes de l‟économie de marché. Ces changements superposés et complémentaires auraient dû entraîner une nouvelle structuration de toutes les sphères du social.

Le passage d‟un régime à l‟autre implique une étape de « transition » pour que le pays, libéré de la tutelle soviétique, s‟engage sur la voie l‟édification démocratique et de la modernisation suivant le modèle occidental. Mais le terme de « transition », largement utilisé chez les spécialistes et les journalistes, paraît très général et vague. Son emploi fréquent lui confère souvent un statut métaphorique qui permet d‟y mettre librement toutes sortes contenus et de points de vue. En ce sens, on peut la considérer comme une notion postmoderne, très largement ouverte à l‟interprétation, sans pour autant se fixer sur un sens concret (Znepolski, 2011 : 229-230). La notion de transition, dérivée de l‟école évolutionniste de sociologie, est basée sur l‟idée du progrès. Autrement dit, passer d‟un stade à l‟autre, particulièrement du régime communisme à la démocratie libérale. Cela est devenu le modèle à suivre vers un progrès. Dans ce sens comme dit Christian Giordano (2013 : 225-243) la transition a fonction idéologique et simplifie les séquences de cette période de la chute du mur de Berlin. Mais il y avait quelques leaders du mouvement opposant l‟ancien système et les autres étaient plutôt passifs. Si la transition se distingue par son caractère irrationnel, chaotique, imprévisible et peu

productif sa fin devrait à coup sûr avoir pour effet la stabilisation des structures sociales et une meilleure prévisibilité de la vie publique20.

La vie en état de transition est conçue comme une existence inauthentique, indéfinie et inachevée. Dans la plupart des cas, cela provoque des fuites imaginaires dans le passé ou dans le futur, une ignorance totale du passé ou une haine du futur potentiel. Le fait que la notion de « transition » soit en usage depuis déjà 20 ans signifie au plus haut point que le présent n‟est pas accepté, voire qu‟il est rejeté en tant que valeur. Dans la transition le rapport entre le présent et l‟avenir n‟apparaît plus, car ceux-ci sont pensés comme des réalités radicalement différentes (Znepolski, 2011 : 244-45).

Giordano (2013) écrit ainsi : “Following the rapid phase of socialism‟s collapse, an equally swift process of adaptation, adjustment or adoption of Western Europe‟s political and socioeconomic models was expected”. D‟après Znepolski (2011 : 230), la transition se définit comme un temps de rattrapage du retard par rapport à l‟Occident développé, un temps de mise à niveau aux normes occidentales. D‟ailleurs la transition s‟inscrit dans la logique de l‟évolutionnisme et signifie le passage progressif d‟un état vers un autre, le démontage d‟un système politique et social avant de jeter les fondations d‟un autre. Cela implique un point de commencement et de fin. Dans une société toute bouge et évolue il sera difficile de fixer un point.

Les notions clés qui déterminent la transition sont importées et se rapportent à la démocratie libérale et à l‟économie de marché, mais faute d‟être suivies des efforts de l‟expérience et de la recherche personnelle, elles s‟usent facilement, perdent de leur sens et se transforment en figures rhétoriques des guerres partisanes pour le pouvoir (Znepolski, 2011 : 245-246).

La fin de la transition est liée au caractère incontournable des changements sur le plan économique, et non à la recherche de leur réalisation de qualité. Elle est attestée par le retour

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Georgi Kapriev « Apprivoiser la transition : le tour des intellectuels », cité par Znepolski I., « Les limites de la reconstruction démocratique en Bulgarie », in Sortir du communisme, changer d‟époque, PUF, 2011, p.229-247.

impossible à l‟économie d‟Etat contrôlée. La transition a pris fin en dépit de ses résultats négatifs. Car si pendant les premières années qui ont suivi 1989 les processus de transformation étaient perçus comme un mouvement ascendant, vers le sommet… (Znepolski, 2011 : 237) en réalité la moitié de la population est au bas de l‟échelle sociale aujourd‟hui. Si l‟on réalise un objectif concrètement nommé, la fin de la transition pourrait être déclarée, mais seulement par rapport à cet objectif, qui sera nécessairement perçu comme particulier (Idem, 2011 : 246).

Le concept transition n‟a pas complètement disparu mais petit à petit remplacé par le terme « transformations » et « consolidation ». Ce dernier concept est utilisé dans les sciences sociales comme laborieuse importation de structure publique et pratiques politiques de démocratie occidentale. La démocratie est bien établie et consolidée en Europe occidentale mais en Europe continentale n‟est pas complètement consolidée. L‟étude consolidation de la démocratie est cruciale dans l‟analyse anthropologique des sociétés postsocialistes (Giordano, 2002 : 74).

La transformation dans les sciences sociales concerne le changement social de tout type. Mais toutes les sociétés changent perpétuellement. Désigner la société comme statique est une absurdité. Christian Giordano (2013) écrit que le terme de transformation ne relève en rien ses spécificités des changements significatifs après la chute du mur de Berlin : “Due precisely to its vagueness this category turns out to be more of an obstacle than a resource, both for the theoretical elaboration and for the analysis of empirical data about the socioeconomic and cultural change following the Soviet Union‟s implosion”. L‟auteur soutient que la plupart des auteurs voient le changement unilinéaire dans la „transitology‟. « This is not the place to judge transition‟s teleology. It is enough to note that the original enthusiasm has given way to disillusionment, scepticism, apathy and in some cases event anger » (Giordano, 2002 : 74).

Pour Christian Giordano (2013), “the concept of transformation is tautological, it has the correct affirmation but is of no informative value. Paraphrasing a time-honored adage, we could say that if everything is transformation then nothing is transformation”.

Parallèlement le concept de transformation et de continuité se développe par des auteurs comme Caroline Humphrey (2009). Elle montre dans son article intitulé Historical Analogies and the Commune les pratiques de continuité et la transformation de Russie rurale. En Russie rurale les fermes n‟ont pas changé en petites fermes de type-capitaliste (Humphrey, 2009 : 231). La vie rurale est dominée par les grandes entreprises collectives. La plupart d‟entre elles tiennent l‟ancien statut des fermes collectives et des fermes étatiques.

Dans le cas en Mongolie postsocialiste actuelle, qui s‟est ouverte aux échanges mondiaux, et qui connaît des changements politico-économiques importants, est-ce que nous pouvons toujours tenir le discours sur la tradition millénaire du pastoralisme nomade sans introduire les notions de transition ou de transformation, modifiant le visage de ce système ? Au cours des chapitres suivants nous intéressons sur les options que le pays a choisies, en sortant de la période communiste.

CHAPITRE 2

Les conséquences du changement politico-économique sur le