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La dispute prise en charge par la CRA peut être définie de plusieurs manières. Lorsqu’il est question de différend, il est possible de se limiter à considérer les points de droit (un litige) ou encore de tenir compte de toutes les causes et de tous les effets. Par exemple, une CRA utilisée pour régler le litige n ’a pas les mêmes caractéristiques qu’une CRA ayant pour objectif d’améliorer les relations entre les parties. Comme nous le verrons dans cette section, les acteurs sociaux, particulièrement les acteurs du système juridique, donnent plusieurs définitions au différend pris en charge par la CRA. Sans qu’il prenne toute la place, nous remarquons que l’aspect administratif a récemment pris plus d ’ampleur dans le discours des acteurs sociaux. Les soucis de désengorgement des tribunaux et d ’efficacité des ressources semblent influencer la manière de considérer le problème à traiter. Nous remarquerons également que d’un autre côté, certains acteurs sociaux préconisent un élargissement de ce qui doit être traité par la CRA.

Plusieurs indices présents dans les discours suggèrent que les acteurs sociaux attribuent une dimension administrative à la prise en charge du différend. Un exemple de ceci peut être remarqué dans la réforme de la procédure civile en 2003, où le Québec a pris l’exemple de la Grande-Bretagne et a intégré aux règles de procédure une responsabilité confiée aux juges de s’assurer de la proportionnalité des procédures judiciaires utilisées417. Cette règle de proportionnalité ne concerne pas directement la CRA mais elle est éloquente quant à la manière dont l’État considère le différend. Cette règle impose aux juges d’effectuer une évaluation de l’efficacité des ressources utilisées et du flot concordant des causes. La règle de proportionnalité est décrite par le législateur comme étant une règle de gestion ayant pour but de désengorger les tribunaux et de les rendre plus efficaces418. En réalité, ce qui est

M1 Code de procédure civile, supra note 27, art 4.2.

418Ministère de la justice du Québec, « Nouveau Code de procédure civile : Une justice plus rapide et plus économique», Portail Québec (septembre 2011) en ligne: Gouvernement du Québec<http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Septembre201 l/29/c7901.ht ml>. à la p 7 ; Québec. Communiqué de presse, « Pour une justice civile plus rapide et moins coûteuse : Le ministre de la Justice soumet l’avant-projet de loi instituant le nouveau Code de

demandé aux juges, c ’est de faire une évaluation coût/bénéfice dans leur gestion de l’instance. Le juge en chef François Rolland de la Cour supérieure exprime ainsi la responsabilité du juge au sujet de la proportionnalité : c ’est « la nécessité d’établir un équilibre entre l’atteinte d’un résultat juste et bon et les coûts et les délais engendrés pour atteindre ce même résultat »419. Ce qui ressort du discours du juge Rolland, c’est que la notion de conflit revêt une dimension économique lors de la gestion de l’instance. Cette position s’apparente à celle de Richard Posner, qui conçoit le rôle des juges comme étant garant de l’efficacité du système: « EfFiciency - not necessarily by that name - is an important social value that judges, given their limited remédiai powers and the value pluralism of our society, can promote in a reasonably effective, consistent, objective, and hassle-ffee fashion»420.

Que les considérations administratives prennent de l’ampleur ne veut pas dire qu’il est question d ’offrir une justice de mauvaise qualité. Ceci veut simplement dire qu’il y a un risque que l’importance soit mise sur la rapidité de règlement des différends et non sur l’amélioration de la qualité du règlement. Voici un passage éloquent tiré du Plan d ’accès à la justice du ministère de la justice:

La [CRA] [pjermet de réduire le nombre de dossiers qui vont à procès, mais surtout, offre aux parties la possibilité de trouver une solution satisfaisante pour chacune d’elles à moindre coût et plus rapidement. Une conférence de règlement à l’amiable est une rencontre entre le juge et les parties dans le but de réconcilier les parties et de régler leur conflit sans avoir à tenir un procès. Une telle conférence peut permettre aux parties de gagner du temps et d’économiser de l’argent421.

Ainsi, le discours pragmatique de l’État rejoint celui de l’AED lorsqu’il prétend que le différend est une variable qu’il faut minimiser. C ’est-à-dire que lorsqu’il est question de désengorger les tribunaux, l’objectif est de se débarrasser des litiges. La littérature scientifique va décrier le phénomène, le discours des acteurs sociaux ne l’aborde pas. Le souci d ’efficacité va avoir tendance à pousser les acteurs à limiter leur traitement du procédure civile à la consultation » (16 janvier 2012).

419Rolland, « L’accès à la justice: 3 ans après la réforme de la procédure civile », supra note 34 à la p 13.

420 Richard A Posner, « What Do Judges and Justices Maximize? (The Same Thing Everybody Else Does) » (1993) 3 Sup Ct Econ Rev 1 à la p 40.

421 Ministère de la Justice, Nouveau Code de procédure civile, Une justice plus rapide et plus économique, supra note 69 à la p 5.

différend au point de droit. Il en découle que les soucis administratifs tendent à réduire l’étendue du différend qu’on veut régler. L ’engorgement des tribunaux peut accentuer ce phénomène, car le public et l ’État vont mettre de la pression sur les acteurs du milieu pour qu’ils cherchent à remédier aux problèmes administratifs. Cependant, que ce phénomène existe ne veut pas dire que les juges n ’ont plus le souci de rendre des décisions de qualité. Les acteurs sociaux et l’AED s’entendent pour dire que la qualité du processus ne doit pas être mise en péril au nom de l’efficacité. Principalement, le souci d ’offrir une justice de qualité reste au centre des différents discours. Pour l’AED, selon le principe de précaution, il faut investir dans la qualité du processus tant et aussi longtemps que l ’investissement rapporte plus qu’il ne coûte422. Le souci de qualité a pour but d’éviter les erreurs dans la répartition des droits423. Le litige doit être traité avec un souci de qualité pour éviter qu’il se présente des erreurs et que ceci augmente les coûts sociaux424. La qualité d ’un mécanisme procédural peut également engendrer des extemalités positives, ce dont on doit tenir compte dans une analyse de type coût/bénéfice.

La lecture des articles du Code de procédure civile indique que la vision de l’État du différend serait en évolution. Premièrement, nous remarquons que le projet de loi, à l’article 162, propose de considérer « leurs besoins [des parties], intérêts et positions»425. La CRA ne serait donc plus limitée à traiter les points légaux du conflit. Nous constatons que dans d’autres sections du projet de loi le vocabulaire qui est utilisé a changé, par exemple, il est maintenant question de « prévention et règlement des différends », un terme reprit de la littérature universitaire spécialisée en modes des PRD426. De plus, l’article 25 portant sur les règles d ’interprétation du projet de loi fait utilise séparément les mots « différend » et « litige » : « [l]es règles du Code sont destinées à favoriser le règlement des 422Deffains, « L’analyse économique de la résolution des conflits juridiques », supra note 195 à la p 93;Posner, Economie Analysis o f Law, supra note 138 à la p 594.

423Posner, « An Economie Approach to Légal Procédure and Judicial Administration », supra note 200 à la p 420.

424Ibid.

425Ministère de la justice du Québec, PL 28, Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, lrc sess, 40e lég, Québec, 2013, en ligne : Assemblée nationale du Québec <http://www.assnat.qc.ca/ff/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-28-40-l.html>.

426Legault, « La médiation et l’éthique appliquée en réponse aux limites du droit », supra note 85 à la p 155;Louise Lalonde, « Les modes de PRD: vers une nouvelle conception de la justice. » (2003) 1 : 2 Revue de Prévention et de règlement des différends 17.Déposé par Jean-Marc Foumier, Avant- projet de loi instituant le nom’eau Code de Procédure Civile, supra note 29.

différends et des litiges»427. Comme l’Institut de médiation et d'arbitrage du Québec constate également qu’il semble s ’opérer un changement de vocabulaire qui laisse présager un changement d’approche par rapport au conflit :

La seule utilisation du vocable « différend » plutôt que litige ou l ’acronyme « MARC » (modes alternatifs ou appropriés de résolution de conflit) révèle une nouvelle amplitude pour la justice civile. Désormais, les modes de PRD ne sont plus considérées comme alternatifs ou conceptuellement une solution de rechange à l’appareil judiciaire. L’avant-projet de loi dessine un tout cohérent et sous- entend que toute forme de différend pouvant mener à un conflit entre dans la portée de la justice civile428.

Toujours dans le même sens, certains acteurs sociaux prônent un élargissement de cette notion. Par exemple, il existe maintenant un mouvement appelé Le Réseau pour une approche transformative du conflit429. Ce mouvement est essentiellement un groupe de pression composé de professionnels et d’intervenants du monde de la médiation qui ont pour but de prôner une définition large du conflit430. Une conception large du conflit fut également enseignée lors des formations destinées aux juges québécois voulant présider des CRA431. Sans surprise donc, le discours de certains juges présidant les CRA laisse entendre qu’il est nécessaire de régler autre chose que les points de droit432. Bref, la CRA est un traitement nouveau qui a tendance à s’étendre à autre chose qu’aux prétentions juridiques. Ces nouvelles manières d ’aborder le différendsont empreintes de l’influence de « médiation

427« Projet de loi n°28 », supra note 425.

428 Institut de médiation et d’arbitrage du Québec, «Mémoire de l’Institut de médiation et d’arbitrage du Québec sur l’avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile », déposé à la Commission des institutions, version amendée du 13 décembre 2011.

429Fondé en octobre 2011, le Réseau pour une approche transformative du conflit regroupe une cinquantaine d’avocats, médiateurs, gestionnaires, directeurs et conseillers en ressources humaines, ainsi que d’autres professionnels ayant reçu une formation de base en médiation transformative au Service de formation continue du Barreau du Québec.

430 Voir les mémoires déposés à la Commission des institutions par : Le Programme de prévention et règlement des différends de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, l’Observatoire du droit à la justice, l’Institut de médiation et d'arbitrage du Québec et par Louise Lalonde.

431 Louise Lalonde, Mémoire portant sur l ’avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile - Plus spécifiquement, concernant les dispositions relatives à la Conférence de règlement à l ’amiable (CRA) et à la médiation comme mode de justice civile privée, supra note 104 à la p 12.

432 Voir par exemple : Courteau, « La conciliation judiciaire à la Cour supérieure », supra note 118; Otis, « La transformation de notre rapport au droit par la médiation judiciaire, éditions Thémis », supra note 116; Roy, « Trial practice do’s and don’ts: hot tips from the experts », supra note 45.

transformative »433 et de justice participative434, des notions empruntées à la littérature savante.

Cependant, nous remarquons que le mot « litige » est toujours utilisé dans l’avant-projet de loi. Ce vocabulaire fait référence aux considérations juridiques opposant les parties et à une version assez restreinte de la notion de différend. Ainsi, sur le plan du vocabulaire nous pouvons remarquer une certaine évolution, mais il semble que l’élargissement de la notion de différend ne soit pas encore réellement cristallisé.

L’AED ne traite pas de l’élargissement de la notion de différend. Pour elle, le différend est nécessairement juridique, donc un litige435. Cette vision de la chose n ’est pas étrangère à la réalité juridique : le juge Dennis Schmidt l’exprime d ’une manière imagée: « les cours traitaient leur différend comme un petit trésor, le tournant et le retournant sans cesse, y immergeant les plaideurs pendant des années, avides de chaque nouvelle divulgation pouvant y donner un nouveau souffle de vie »436. Il faut garder en tête que lorsqu’il est question de CRA, il est nécessairement question d ’un conflit qui est judiciarisé, car la CRA est un service offert par les cours de justice. L ’AED, dans son modèle de résolution des différends, analyse également un type de différend qui a le potentiel d’être judiciarisé. C ’est le point de départ de l’analyse que font l’AED et les différents acteurs sociaux.

Ainsi, il n’est pas facile de caractériser d’une seule manière le discours des acteurs sociaux par rapport à la notion de différend. Le différend est d ’un côté traité comme quelque chose qu’il faut gérer et restreindre dans le but de désengorger les tribunaux et d’un autre côté, il semble que la pratique soit en train de s’imprégner de la théorie prônée par les théoriciens des PRD. L’AED aborde peu la notion de différend en tant que telle ; pour cette dernière, 433Robert A Baruch Bush et Joseph P. Folger, The Promise o f Médiation supra note 78/ The

Transformative Approach to Conflict, New York, John Wiley & Sons, 2004; Bush et Pope, « Changing the Quality of Conflict Interaction », supra note 81; Dorothy J Délia Noce, Robert A Baruch Bush et Joseph P Folger, « Clarifying the Theoretical Underpinnings of Médiation: Implications for Practice and Policy » (2002) 3 Pepp Disp Resol LJ 39.

434Sander, «Future of ADR - The Earl F. Nelson Memorial Lecture, The», supra note 136 ; Commission du droit du Canada, « La transformation des rapports humains par la justice participative », supra note 21.

435Shavell, « Alternative Dispute Resolution », supra note 205 à la p 10.

436Présentation du juge en chef adjoint Dennis E. Schmidt (Cour provinciale de la Colombie- Britannique), « Contenir les frais de litige », supra note 405 à la p 3.

pour cette discipline, il existe une opposition entre procès et règlement et le règlement est la meilleure option. L ’AED n’élabore pas sur la notion de différend proprement dite. Par contre, elle considère les effets sur le niveau de différend, la propension à régler le différend et elle modélise le différend à travers le modèle de résolution des différends. La variation du volume de litiges est une donnée qui est prise en compte par l’AED lorsqu’il est question d’évaluer si une mesure telle que la CRA a le potentiel d’affecter favorablement la propension à régler hors cour. Pour l’AED, il existe un niveau dans lequel le marché de la justice devrait trouver un équilibre optimal437. Bref, le discours des acteurs sociaux et celui de l’AED se rapprochent à cause des soucis administratifs actuels. Cependant, contrairement aux acteurs sociaux, l’AED ne fait pas qu’énoncer les problèmes administratifs, elle les explique à l’aide d’outils issus de la science économique.