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1. Hétérogénéité du réseau : la nationalisation, à la recherche d’une doctrine de

1.5. La Note Bleue et le taux d’actualisation

Dès novembre 1950, la DE d’EDF, sensibilisée à l’enjeu de défense des équipements hydrauliques par le comité Cacquot, s’empare de cette question et réalise une note de direction, Essai de détermination d’un critérium de valeur des équipements, à la couverture bleue. Elle devient populaire sous l’appellation Note Bleue, en référence aussi bien à la teinte de sa couverture qu’aux projets hydrauliques. C’est donc sous ce nom qu’elle devient un outil indispensable à la réflexion au sein d’EDF, des ministères et des instances du Plan ; une doctrine du choix d’investissement. Cette notoriété n’est pas sans poser problème. D’une note interne, rédigée dans une optique d’échanges et propice à la modification suivant les avancées économétriques, les hauts fonctionnaires d’EDF craignent qu’elle s’institutionnalise, voire qu’elle devienne une norme. Et le Rapport Taix n’est pas sans conséquences. En ébranlant les fondations de la « foi dans l’hydraulique » le rapport contraint EDF à faire part de sa réflexion économique, dans une volonté justificatrice. En avril 1953, et ce après plusieurs évolutions de la Note Bleue, Grezel, le directeur de la DEX, fait part de son analyse à Giguet, directeur de la DE. Après les salutations d’usage, il débute ainsi son courrier :

« Tout d’abord, je ne suis pas sûr qu’il y ait intérêt pour EDF à ce qu’il existe une note bleue signée des trois Directeurs Techniques : cela pourrait faire croire à l’existence, dans la maison, d’une véritable « Bible », qui s’imposerait même à notre Directeur Général. La position d’EDF vis à vis des Ministères, du Plan et de l’extérieur en général perdrait toute souplesse, et notre Etablissement toute possibilité de manœuvre, s’il existait une « vérité » pareillement affirmée. »

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Il poursuit à la page 3 « La note bleue, faite spécialement pour la France, ne serait pas acceptée comme critère dans d’autres pays. » ; et à la page 4 « A vouloir donner à la note bleue un caractère de grande généralité et de grande certitude, on dépasse, à mon avis, le résultat possible qui me paraît être une honnête comparaison des projets hydrauliques en présence, à un moment donné. ».

L’objectif de la Note bleue n’est pas des moindres : permettre la décision d’investissement entre plusieurs projets. La nationalisation a fait éclater la responsabilité décisionnelle en plusieurs directions. La DE, d’une part, et la DEX, d’autre part, en sont un bel exemple. EDF juge indispensable la mise en place d’outils rationnels, indépendants des directions et des collaborateurs pour pouvoir communiquer autour des projets et ainsi procéder à leur sélection78. La réflexion prend alors vie sous les traits

du taux d’actualisation et du prix de revient de la production électrique79, car selon EDF « le choix d’un programme d’équipement électrique constitue donc une spéculation sur l’avenir, dans le sens élevé du terme »80. Mais surtout, l’objectif caché pour la DE est d’offrir une réponse au rapport Taix grâce à la Note Bleue. L’équipe de Giguet – le Comité des sept – estime que l’horizon limité, fixé par Taix lors de sa comparaison, accorde une place trop prépondérante aux économies transitoires, et fausse, par ricochet, la comparaison en défaveur de l’hydraulique (Balladur et al., 1996, p.350). D’où la nécessité pour cette équipe d’intégrer l’avenir dans le taux d’actualisation (Picard et al., 1983, p.343). Vu sous cet angle, l’embarras de Grezel, soutien discret de Taix (Picard et

al., 1983, p.166), prend une coloration différente.

Pour ce faire, la DE retient le principe « de définir la valeur de tout équipement hydraulique par substitution thermique » (Rousso, 1986, p.115) car elle considère les réalisations hydrauliques et thermiques complémentaires. Autrement dit, il s’agit de comparer un projet hydraulique avec un programme thermique type déjà préétabli afin de déterminer celui qui fournit, à garantie égale, le bénéfice actualisé maximal (Dalmasso, 1993, p.360). Selon le taux retenu dans la Note Bleue, l’optimum d’exploitation ne se trouve pas au même endroit : un taux d’actualisation bas justifie la construction de projets hydrauliques coûteux en capital, mais avec un coût d’exploitation faible sur le long terme ; alors qu’un taux d’actualisation haut fait perdre à

78 Essai de détermination d’un critérium de valeur des équipements – Direction de l’Équipement, novembre 1950, p.1,

EDF, fonds Direction Production et Transports, Service de production hydraulique, état-major, AH.055.002.001, boite 853916.

79 La rentabilité de l’hydraulique et le taux d’intérêt, 29 mars 1951, p.2, EDF, fonds Direction Production et

Transports, état-major, AH.060.001, boite 800471.

Extrait de la lettre de M. Flouret, Président de Chambre à la Cour des Comptes et Président du Conseil d’Administration d’EDF, au Genéral Pellenc sénateur du Vaucluse et Président de la sous-commission chargée de suivre et d’apprécier la gestion des entreprises nationalisées, 19 mai 1954, EDF, fonds Direction Production et Transports, état-major, AH.060.001, boite 800471.

80 La rentabilité de l’hydraulique et le taux d’intérêt, 29 mars 1951, p.2, EDF, fonds Direction Production et

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l’hydraulique toute attractivité au profit d’un projet thermique peu coûteux en capital, mais avec une durée de vie plus courte et des frais d’exploitation plus élevés (Rousso, 1986, p.115). Là encore, le débat vire à l’affrontement lorsqu’EDF choisit comme taux d’actualisation un taux de 4%, nettement en dessous du taux d’inflation et du taux d’intérêt de l’argent de la période. Cette controverse a eu pour corolaire des variations importantes du taux d’actualisation, jusqu’à ce que le troisième plan édicte lui-même le taux à 8, puis à 7%, de 1958 à 1970, défavorisant sur le long terme l’hydraulique, avant même la généralisation, en tant que combustible, du pétrole bon marché (Dalmasso, 1993, p.361-367).

Cet engouement pour la doctrine du taux d’actualisation dépasse de loin les seuls enjeux économiques de la fixation de la valeur. De l’identité si spécifique des X-Ponts, légèrement teintée « d’anticapitalisme », la querelle autour du taux traduit des intérêts politiques, techniques et sociétaux, se cristallise autour de la notion des générations futures. Cette dernière illustre avec pertinence ce débordement du seul cadre mathématique :

« La controverse qui oppose « hydrauliciens » et « thermiciens » s’explique dès lors sans peine. Les premiers pensent davantage au legs à laisser aux générations qui viennent qu’à l’effort requis de nous dans le présent ; ils ne s’attardent pas à considérer les charges financières des investissements qu’ils voient « épongées » par les dévaluations successives (constatation érigée en doctrine par M. H. PARODI1) ; ils

soulignent que si nos prédécesseurs n’avaient pas construit d’usines hydrauliques, il nous faudrait vendre l’énergie électrique 20% plus cher. Leurs adversaires s’attachent surtout aux difficultés du présent, ce présent qui, selon Irving FISCHER2, est le seuil et la condition de

l’avenir. Ils s’irritent de voir nos dépenses d’investissements hydrauliques atteindre 4 fois nos dépenses d’investissements thermiques pour un résultat à peine égal. Ils se refusent à tirer argument des dévaluations, et croient légitimer la supériorité du thermique en raisonnant en prix stables avec le taux d’intérêt tel qu’il est. »81

1.

H. Parodi – Points de vue nouveaux sur l’utilisation de l’énergie électrique en France – Revue Française des Electriciens – Décembre 1950.

2.

Irving Fisher – Théorie de l’intérêt – p.71 de l’édition française.

En lien avec l’identité des polytechniciens, l’argument de la primauté de l’intérêt général – la notion de service public – se retrouve dans les procès verbaux des conseils d’administration. Extrait du procès-verbal n°62 du 27 avril 1951 :

« Tout en approuvant la thèse selon laquelle l’hydraulique constitue un enrichissement, M. TAIX considère qu’il faut faire de l’hydraulique à

81 La rentabilité de l’hydraulique et le taux d’intérêt, 29 mars 1951, p.1-2, EDF, fonds Direction Production et

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l’abri du thermique, dans le cadre évidemment des possibilités financières.

M. JAUBERT rappelle les données essentielles du problème :

en thermique, l’installation est plus rapide et moins chère, les dépenses annuelles sont élevées,

en hydraulique, l’installation est plus lente et plus coûteuse mais l’amortissement se fait sur un nombre d’années beaucoup plus grand. Le thermique pose, en outre, l’important problème des combustibles solides et liquides.

M. VARLET pense que tout le monde est partisan de la production hydraulique mais qu’il est indispensable d’avoir un équipement thermique prêt à parer à toute défaillance de l’hydraulique et à jouer le rôle de régulateur.

La question du prix de revient, pour intéressante qu’elle soit, doit être mise en balance avec la notion de Service Public.

MM. PEYRAS et JAUBERT soulignent la priorité de cette notion […] »82

(p. 13)

La démonstration de messieurs Jaubert, Peyras, Taix et Varlet, est donc régulièrement mobilisée pour justifier l’inadéquation d’un tarif égal au prix de revient alors que l’on s’inscrit dans une perspective d’ordre national, et pour attirer l’attention sur l’aspect aléatoire de la monnaie83. En somme, la stratégie énergétique française

soulève de vives controverses. Des camps antagonistes se constituent sur la base de l’appartenance à des groupes socio-professionnels (hydrauliciens versus thermiciens), des technologies (thermique versus hydraulique) ou encore des idéologies (impératif économique versus l’intérêt général). Et, ces controverses se cristallisent notamment autour de la tarification. Les partis s’opposent sur le taux d’actualisation, les prévisions d’inflation et des variations monétaires et les principes au fondement de la politique énergétique nationale. Chaque parti, tout au long de ces controverses, avancent des arguments et des démonstrations qu’ils étayent par des prévisions, des enquêtes, des chiffres, des relevés d’incidents ou encore la rédaction de notes internes. Néanmoins, EDF se doit de répondre aux exigences de sa création. En parallèle de la réflexion théorique autour de la Note bleue se mettent en place les programmes de production. Et en particulier, il faut développer l’hydraulique : Tignes devient alors d’une ampleur sans précédent.

82 Procès verbaux du Conseil d’Administration de 1951, séance n°62 du 27 avril 1951, Compte-rendu des

travaux de la Commission de l’Equipement, partie « d) Préparation des programmes d’équipement –

Programme 1951 », p.11-14, EDF, fonds de la Présidence, présidence des conseils d’administration, AH.004.002, boite 881347. MM. Taix et Peyras, ingénieurs, sont membres du Conseil d’Administration d’EDF. M. Jaubert, ingénieur et maire de Larche, est membre du Conseil d’Administration d’EDF. M. Varlet, commissaire du gouvernement, est directeur du Gaz et de l’Electricité au Ministère de l’Industrie et du Commerce.

83 La rentabilité de l’hydraulique et le taux d’intérêt, 29 mars 1951, p.3-4, EDF, fonds Direction Production et

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