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1. Hétérogénéité du réseau : la nationalisation, à la recherche d’une doctrine de

1.1. De la nationalisation

Depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, l’électricité – cette « énergie nouvelle » (Woronoff, 1994, p.377) est étroitement liée au développement économique français. Son installation sur le territoire se fait par poussées d’électrification – il en faudra plusieurs – mais celle issue de la Grande Guerre parachève son avènement.

La structure du secteur énergétique est rapidement rationalisée : d’abord par une concentration des concessions, puis par une cartellisation et une séparation des marchés (Woronoff, 1994, p.387 ; Vuillermot, 2001). Woronoff analyse ce mouvement de rassemblement comme une quasi nationalisation. Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale conduisent à parachever son interprétation : EDF est née le 8 avril 1946 de la nationalisation des 1450 entreprises de production, distribution et transport d’électricité et de gaz. Cette nationalisation dépasse les clivages partisans puisqu’au projet initial, issu du programme du Conseil National de la Résistance47, s’ajoutent les

46 Catherine Vuillermot détaille, dans son article de 2003. « La nationalisation de l’électricité en France en

1946!: le problème de l’indemnisation ». Annales historiques de l’électricité. Vol. N° 1, n°1 p.58, que la répartition se fait ainsi : 86 centrales thermiques sont détenues par 54 sociétés privées, 300 centrales hydrauliques sont détenues par 100 sociétés privées et 251 sociétés d’exploitations gazières gèrent 724 centrales. Par ailleurs, elle précise que « ces chiffres sont toutefois indicatifs, car les sources divergent dans le comptage des entreprises. ». Pour une présentation précise de la situation des ex-sociétés et de l’enjeu de l’indemnisation des actionnaires, le lecteur pourra se référer avec profit à l’article sus-mentionné et son ouvrage Vuillermot, Catherine. 2001. Pierre-Marie Durand et l’énergie industrielle!: L’histoire d’un groupe électrique,

1906-1945. CNRS Editions.

47 Le Conseil précise dans son 5ème point, a) Sur le plan économique : « le retour à la nation des grands

moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques », Programme du Conseil national de la Résistance, Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944. Disponible sur

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arguments techniques des ingénieurs – prônant l’instauration du mouvement de rationalisation afin de sortir du gaspillage énergétique inévitablement induit par le morcellement du territoire français en petites exploitations – et les arguments économiques de la reconstruction du pays – justifiant des investissement conséquents pour rattraper le retard de développement et d’équipement. Pour des raisons de complémentarité, le gouvernement renonce à séparer la production, le transport, la distribution et l’exploitation, rassemblant ainsi de manière globale et complète toutes les entreprises de l’électricité. La loi de nationalisation du 8 avril 1946 précise :

« TITRE 1er

De la nationalisation des entreprises d’électricité et de gaz.

Art. 1er. – À partir de la promulgation de la présente loi, sont

nationalisées :

1° La production, le transport, la distribution, l’importation et l’exportation d’électricité ;

2° La production, le transport, la distribution, l’importation et l’exportation de gaz combustible. »

Une fois le transfert effectué au profit d’EDF, les ex-sociétés bénéficient d’une indemnité et voient leurs installations intégrées dans les unités pour en reprendre leur exploitation. Toujours dans son titre 1er, article 2, la loi de nationalisation du 8 avril 1946

prévoit :

« Art. 2. – La gestion des entreprises nationalisée d’électricité est confiée à un établissement public national de caractère industriel et commercial dénommé « Électricité de France (E.D.F.), Service National ».

Il comporte au moins six secteurs destinés à étudier, réaliser et exploiter sous sa direction, les moyens de production d’électricité. Une loi, qui sera votée avant le 31 mars 1947, déterminera le statut de ces secteurs et la nature de leur autonomie.

La gestion de la distribution de l’électricité est confiée à des établissements publics de caractère industriel et commercial dénommés « Électricité de France, Service de Distribution » suivi du nom géographique correspondant.

Jusqu’à la mise en place effective des services publics de distribution, la prise en charge et le fonctionnement du service public de distribution sont assurés par le service national. »48

http://fr.wikisource.org/wiki/Programme_du_Conseil_national_de_la_Résistance. Consulté le 7 août 2012.

48 Documentation législative sur la loi de nationalisation du 8 avril 1946, EDF, fonds Direction de la

production et du transport (DPT), Service central, département administration, AH.055.001.003, boite 881611.

Mais aussi sur

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000868448&dateTexte=194604 09, consulté le 7 août 2012.

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En somme, la loi rassemble sous trois thèmes centraux les trois directions structurantes d’EDF : les Études et Recherches, l’Équipement et l’Exploitation sans leur donner une direction précise.

1.2. … Au mouvement de planification

Dès son origine, l’article 2 contient ce qui sera la caractéristique de l’EDF : l’étude de l’énergie électrique via sa direction des études et recherches (DER) et l’exploitation des ressources via ses directions de l’équipement (DE) et de l’exploitation (DEX qui se compose des services de la production et transports – DPT – et de la distribution). Confier à la DER les « études, les essais et les recherches relatifs aux problèmes scientifiques et techniques que pose à l’EDF le développement du système de production, de transport, de distribution et d’utilisation de l’énergie électrique »49

traduit une volonté forte de l’État de voir concentré en une direction unique les recherches scientifiques. Deux justifications président à cette décision, d’une part dans une perspective d’efficacité et d’assise du monopole, et d’autre part, dans un désir de promotion au sein d’EDF de l’orientation autarcique du gouvernement français : celle de « l’indépendance énergétique nationale » via l’exploitation des richesses nationales (Picard et al., 1983, p.143-144 ; Vilain, 1970, p.11). Cependant, cet article de loi et ses sous-jacents ne correspondent pas à des principes de gestion (Balladur et al., 1996, p.343). Ils sont issus d’un foisonnement de projets rivaux50 donnant l’impression d’un moment où « tout est possible mais où rien n’est défini » (Balladur et al., 1996, p.344). La jeune EDF se trouve donc sans doctrine économique et sociale face à une situation de pénurie générale de capitaux. Là où les Etats-Unis cherchent des éléments de réponse concernant la notion de responsabilité sociale dans des textes de type religieux, la notion de trustees et le paternalisme philanthropique, EDF va trouver une marche à suivre dans un mouvement plus global de nouvelle économie politique, celui du mouvement de planification à la française du Commissariat Général au Plan. Car le vaste projet de développement que représente EDF s’y inscrit totalement.

L’objectif du premier plan, le plan Monnet (1946-1952), est de « concilier les avantages du système libéral et ceux de la prévision » (Braudel et al., 1993, p.1101). De manière incitative et indicative, le plan propose de redémarrer l’outil de production afin de répondre à une double situation de retard économique et de pénurie. Six secteurs de base sont retenus : la houille, l’électricité, la sidérurgie, la construction, l’agriculture et les

49 Plaquette de présentation de la DER, « Introduction », juin 1981, EDF, fonds Direction de la

communication, AH.001.008.

50 Il y avait deux avant-projets officiels, celui du ministre de l’Industrie Robert Lacoste et ainsi que celui

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transports. La volonté est de reconstruire en modernisant. Pour ce faire, le Conseil du plan fixe des objectifs de capacités de production, complétés par des propositions d’investissements (Picard et al., 1983, p.298), le tout dans une optique de production maximum (Vilain, 1970, p.16). Certes, le plan est perçu comme la réduction de l’incertitude, de « l’anti-hasard » (Braudel et al., 1993, p.1102), mais il souligne également la complexité du rapport franco-américain et soulève la question du plan Marshall.

Cet enchevêtrement entre le premier plan et le plan Marshall tient au personnage central qu’est Jean Monnet. Ce dernier a conscience du caractère passager de l’aide financière américaine, car il se souvient de l’arrêt brutal du régime de prêt-bail par le Président Truman, en août 1945, alors qu’il a lui-même doublement engagé la France dans un programme d’importation d’équipements américains et dans une politique d’ouverture des barrières douanières à travers l’article VII des accords de prêt-bail51. De même, sa participation active aux accords dits Blum-Byrnes (Margairaz, 1982), et son réseau de relations américaines couplé à une connaissance très précise des Etats-Unis (Mioche, 1987, p.92 et suivantes) confirment cette prise en compte. C’est pourquoi dès les négociations financières des accords Blum-Byrnes, il inscrit le premier plan dans un ensemble plus vaste, le liant définitivement au plan Marshall (Margairaz, 1982). En effet, la mise en place financière du premier plan repose sur l’aide américaine (Rousso, 1986). Voici ce qu’en dit Jean Monnet à la fin de son introduction dans le « Rapport du Commissaire Général sur le plan de modernisation et d’équipement de l’Union française Réalisations 1947-1949 et Objectifs 1950-1952 » de décembre 1949 :

« Simple vue de l’esprit en 1946, cette France de 1952 viable par elle- même au rythme d’un monde moderne en constants progrès est donc aujourd’hui une réalité à portée de notre main.

Un grand espoir est devant nous ; mais nous en sommes séparés par de grands risques. Le plus grave est l’illusion qui dissimule aux Français le fait que la France ne vit pas encore du seul produit de son travail. En effet, l’activité actuelle de notre économie, nos conditions d’existence, les investissements mêmes qui commandent notre avenir, dépendent pour une part importante d’une aide extérieure exceptionnelle et temporaire. Celle-ci doit prendre fin au plus tard en 1952. Il nous faut donc être capables, d’ici moins de trois ans, de nous en passer pour maintenir, à cette échéance, l’indépendance économique de notre pays et éviter l’effondrement de son niveau de vie.

Produire plus et à meilleur compte en reste l’unique moyen. »52

51 L’article VII des accords de prêt-bail prévoit « une action concertée de la France et des Etats-Unis » qui

« devra tendre à l’élimination de toutes les formes de discrimination dans le commerce international, et à la réduction des tarifs et barrières douanières » Cité par Margairaz (1982).

52 Rapport du Commissaire Général sur le plan de modernisation et d’équipement de l’Union française

Réalisations 1947-1949 et Objectifs 1950-1952, décembre 1949, EDF, fonds Direction Générale, commissariat général au plan, AH.001.001, boite 891411.

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En créant le dilemme « modernisation ou décadence », le plan Monnet associe au concept de modernité l’acquisition de compétences technologiques. Le Commissaire Monnet illustre bien cette volonté de rattrapage dans son analyse de cinq années de mise en place du plan :

« « Modernisation ou décadence » : tel était pour nous le dilemme il y a six ans. Tel il reste encore aujourd’hui, et tel il restera toujours ; car la décadence est toujours menaçante pour ceux qui s’abandonnent, et la modernisation ne doit pas être un coup de collier momentané su lequel on puisse se reposer. Aussi bien n’est-elle rien d’autre en réalité qu’une façon d’exprimer l’incessante adaptation que requiert, pour subsister, la vie de chaque homme, de chaque entreprise, de chaque nation. »53

Monnet va plus loin dans l’association en liant à la face « obscure » de la modernité – la décadence54 – les compétences technologiques et le développement

électrique dans le point n°17, p.27, de la partie sur l’électricité :

« Le retard pris depuis 1930 par l’équipement hydro-électrique, puis la mise au ralenti des travaux neufs et l’usure anormale des matériels thermiques au cours de la guerre, mettaient la France en état d’infériorité dans un domaine où elle est naturellement favorisée par son relief et son hydrologie. »55

Cet engouement pour les idéaux de la modernité se doit également d’être replacé dans le cadre, plus large, de l’après-guerre. En effet, il incarne le vif rejet du régime de Vichy et de ses discours traditionnalistes. Le régime de Vichy, avec le projet de « retour à la terre », développa une approche double, voire « contradictoire » (Pearson et Poncharal, 2012, p.42), des questions de développement et d’environnement. En tirant une légitimité de la terre – proche sur ce point de la conception nazie du Blut und Boden (sang et sol) où « le ruralisme doit permettre (contre un siècle d’exode rural) de restituer le sang à sa terre » afin que cette dernière puisse servir et nourrir le Volk (peuple) (Chapoutot, 2012, p.31-32) – Vichy s’accapare d’une part des espaces naturels (forêts, montagne, champs) pour remodeler les Français selon sa vision réactionnaire et xénophobe, et d’autre part se lance dans une vaste lutte contre les terres dites improductives, les terres en friches (Pearson et Poncharal, 2012, p.42-43). Il y a donc une tension entre préservation et productivité, trahissant la division au sein du régime de

53 Introduction du document Cinq ans d’exécution du plan de modernisation et d’équipement de l’Union française

(Réalisations 1947-1951 et Programme 1952), par Jean Monnet, 1952, EDF, fonds Direction Générale,

commissariat général au plan, AH.001.001, boite 891412.

54 On pourrait proposer un autre type d’analyse que celle de la Modernité pour saisir les commentaires de

Jean Monnet. La « décadence » serait alors l’expression d’une crainte, celle d’un effondrement économique, si la politique choisissait une orientation communiste.

55 Cinq ans d’exécution du plan de modernisation et d’équipement de l’Union française (Réalisations 1947-1951 et

Programme 1952), par Jean Monnet, 1952, partie sur l’électricité, p.27 à 43, EDF, fonds Direction Générale,

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Vichy entre les technocrates modernistes et les traditionnalistes. En dépit des contradictions internes évidentes, seule la rhétorique traditionnaliste du projet de « retour à la terre » est celle qui demeure à l’esprit (Bodon, 2005 ; Chapoutot, 2012 ; Pearson et Poncharal, 2012).

En comparant le pourcentage de la production d’électricité de la France avec celle du Royaume-Uni, « De 1929 à 1946 la production française d’électricité n’avait augmenté que de 60% tandis que celle du Royaume-Uni était presque multipliée par 4, conformément à la tendance générale du doublement tous les dix ans. »56, Monnet accentue cette idée que la modernité repose en partie sur la technologie de l’électricité. De fait, il fait appel à la visualisation – sous la forme d’un diagramme de l’évolution de l’équipement hydraulique sur la période – pour ancrer et clore son argumentaire pro électrique dans son retour d’analyse sur son plan en 1952. Selon lui cet essor ne peut se réaliser qu’avec l’expansion de l’hydraulique.

FIGURE 4. Diagramme IV – Évolution de l’équipement hydraulique de 1928 à 1954 (Énergie annuellement productible en milliards de kWh), page 31

Source : EDF, p.31 du document Cinq ans d’exécution du plan de modernisation et d’équipement de l’Union française (Réalisations 1947-1951 et Programme 1952), par Jean Monnet, 1952.

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Cette approche n’est pas spécifique au plan Monnet. Le plan Hirsch57 (1954- 1957) poursuit l’argumentaire : « Le premier plan avait placé le pays en face de cette alternative : modernisation ou décadence ; le second aura rempli l’essentiel de sa tâche s’il l’amène à préférer aux protections d’un médiocre présent les chances d’un avenir meilleur. »58. Hirsch continuera :

« L’attention doit aussi être appelée sur un fait dont l’importance apparaît de jour en jour plus décisive : c’est l’accélération du progrès technique. À ce phénomène caractéristique du monde contemporain, force nous est de tout adapter : les équipements, les entreprises et plus encore les hommes. […] »59

Il est également intéressant de noter que le plan Hirsch ajoute à l’analyse la corrélation positive entre une faible consommation énergétique et un retard de développement économique. Ce qui serait perçu actuellement comme un signal d’économie d’énergie dans une optique de soutenabilité, la Commission de l’Énergie60

du Commissariat Général au Plan, dans son rapport général du 1er décembre 1956,

l’analyse tout autrement. Lorsqu’il réalise une comparaison globale entre la France et les pays de l’OECE, le groupe d’experts scientifiques et d’économistes soutient que la faiblesse de consommation énergétique de la France est l’incarnation d’un retard de développement économique significatif.

« On constate en effet, qu’à 10% près les consommations d’énergie ont été globalement les mêmes en 1929, 1938 et 1949 ; par contre, aux Etats- Unis, la consommation d’énergie a sensiblement doublé de 1929 à 1948. […] Et la stagnation relative de nos besoins d’énergie entre 1929 et 1949 ne fait que traduire le retard considérable pris par notre pays depuis 1929 dans son développement économique. »61

57 Il est intéressant de noter qu’Étienne Hirsch, ancien collaborateur de Jean Monnet, a également

participé à la première mouture du plan durant l’hiver 1945 (Mioche, 1987, p.96).

58 Introduction du document Rapport sur la réalisation du plan de modernisation et d’équipement de l’Union française,

par Étienne Hirsch, 1953, EDF, fonds Direction Générale, commissariat général au plan, AH.001.001, boite 891412.

59 Ibid. Introduction du document Rapport sur la réalisation du plan de modernisation et d’équipement de l’Union

française, par Étienne Hirsch, 1955, EDF, fonds Direction Générale, commissariat général au plan,

AH.001.001, boite 891412.

60 La commission de l’énergie est un lieu de confrontations pour le secteur vis à vis des tendances globales

émises par le Commissariat au Plan. Il se compose en partie du comité de l’équipement électrique, qui est fixé par un arrêté du 26 mars 1955, passé au journal officiel des 28 et 29 mars 1955. Le Président est M. Rivalland président de la commission des marchés d’Électricité de France. Les membres sont le président de la commission de l’énergie du deuxième plan de modernisation et d’équipement, le directeur du gaz et de l’électricité, le directeur des industries mécaniques et électriques, le directeur général d’EDF, le directeur de l’équipement d’EDF et le directeur de la production et transport d’EDF.

61 « Comparaison globale France – Pays de l’OECE » du document Rapport Général de la Commission de

l’Énergie pour le Commissariat Général au Plan, p.14 à 17, 1er décembre 1956, EDF, fonds Direction Générale,

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Jusqu’au VIe Plan – 1971-1975 – (Braudel et al., 1993, p.1106), les plans de modernisation et d’équipement s’inscrivent dans cette même approche du progrès par la technologie et le contrôle des mécanismes de l’économie libérale. Cette modernisation donne lieu à de vives controverses entre les tenants d’une production hydraulique et ceux d’une production thermique.