• Aucun résultat trouvé

1. Hétérogénéité du réseau : la nationalisation, à la recherche d’une doctrine de

1.3. Hydrauliciens Versus Thermiciens

Comme l’illustre la figure numéro 4, pour soutenir cet idéal de modernité le plan Monnet donne la priorité à la production d’origine hydraulique. Ainsi qu’évoqué, la création de l’EDF s’inscrit dans ce sillage. Marcel Paul, le ministre communiste de la production industrielle, nomme un polytechnicien ingénieur des Ponts et Chaussées (ou X-Ponts) et grand patron62 à la direction d’EDF : Pierre Simon. Deux justifications expliquent son choix, primo, Simon est un X-Ponts connaisseur des entreprises privées et de son langage, secundo, Simon partage avec lui la même vision de la nationalisation, celle d’un forte attache envers l’intérêt général mêlée à une conviction sur la nécessité d’un important programme hydraulique (Picard et al., 1983, p.57). Cet attrait pour l’hydraulique repose inévitablement sur le souvenir de l’absence de charbon durant la Seconde Guerre mondiale et sur le programme 3863. Pierre Simon constitue la première équipe avec la même inspiration, et pour ce faire il décide de puiser quasi uniquement dans son corps d’origine. Il nomme Roger Gaspard, X-Ponts, Directeur Général Adjoint ; et les trois « Pierre » à la tête des directions techniques : Pierre Ailleret, X- Ponts, Directeur des Études et Recherches ; Pierre Grezel, X-Mines, Directeur de l’Exploitation et Pierre Massé, X-Ponts, Directeur de l’Équipement. L’importance des polytechniciens dans l’industrie électrique s’explique historiquement (déjà présente durant l’entre-deux-guerres), mais a pour conséquence le transfert à EDF de l’image mise en place par les X-Ponts : un corps « uniforme, incorruptible, présidant aux destinées de la nation […] avec une légère teinte d’anticapitalisme » (Lanthier, 1979, p.122).

62 Après sa révocation par le régime de Vichy du poste de directeur de l’électricité au Ministère de la

production industrielle, Pierre-Marie Durand lui confie la direction de l’Entreprise Industrielle, une filiale du groupe Durand (l’Énergie Industrielle) en charge des travaux de génie civil.

63 Le programme 38, ou plan dit des « 3 milliards », est un décret-loi datant du 17 juin 1938, initiée sous

l’impulsion de Pierre Simon et Paul Ramadier, dont l’objectif est l’aménagement de plusieurs chutes d’eau (dont Tignes, Génissiat et la chute de l’Aigle) et le développement d’interconnexion à très haute tension pour sortir de la crise. Ce programme capitalise essentiellement sur l’expérience du Front Populaire sur la question de la « nationalisation industrialisée ». Même si la tentative du Front Populaire et le programme 38 n’aboutissent pas, ils permettent la rencontre des hommes clés de la future EDF. Voir Picard et al., p.42-47 et 142 (1983)

82

En faisant ce choix, validé par le ministre Marcel Paul, Pierre Simon fait appel à un groupe socio-professionnel qui tient « à se démarquer des formes traditionnelles du capitalisme et à former une sorte de technocratie qui veillerait aux destinées de la nation. » (Lanthier, 1979, p.135). Bien que n’étant pas répertoriés comme membres, l’approche des X-Ponts est sensible à l’esprit « années 1930 » des X-Crise et de la technocratie64. Malgré la démission de Simon65, un après la constitution de cette première équipe, la structure reste identique. En effet, c’est Roger Gaspard qui prend sa succession au poste de Directeur Général. Ainsi commence le « règne » de Gaspard (Picard et al., 1983, p.74) . En 1947, suite à un autre jeu de chaises musicales, Gaspard propulse Pierre Massé au poste de Directeur Général Adjoint pour le seconder. Son remplaçant à la direction d’Équipement n’est autre que Raymond Giguet, également X- Ponts. Cette mainmise des X-Ponts sur la direction d’EDF perdure après le départ de Gaspard en 196266, puisque ce dernier a préparé sa succession en plaçant André Decelle

sur son fauteuil. La structure de l’entreprise, avec un conseil d’administration de dix-huit membres67 et une présidence, ne permet pas de contrecarrer l’impact des X-Ponts, car la

fonction de présidence d’EDF est plus « fantoche » qu’autre chose. Il faudra attendre la nomination de Gaspard à la Présidence en 1962 par Georges Pompidou, en signe de consécration de carrière, pour voir le réveil de la fonction68.

Les X-ponts ont incontestablement contribué à susciter l’intérêt pour l’hydraulique. Cependant, l’influence de ce groupe socioprofessionnel n’est pas le seul

64 Le Centre polytechnicien d’études économiques (CPEE), ou X-Crise, est un cercle de débat et de

réflexions économiques, laboratoire d’idées, s’inscrivant dans le courant technocratique durant l’entre- deux-guerres. Il a constitué un vivier d’ingénieurs « économiques » ayant à cœur de saisir les problèmes économiques au travers d’une méthodologie combinant un refus du malthusianisme, un dirigisme relatif pour la conduite des politiques économiques et le recours à l’économétrie et à la planification. Sur la question des X-Crise et de la technocratie, voir les travaux d’Olivier Dard (1999), sa thèse de doctorat, mais également « Voyage à l’intérieur d’X-Crise ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire. (1995). Vol. 47, n°1, p. 132-146. Également l’ouvrage de Jean Meynaud (1964), Technocratie Mythe ou Réalité ? 1964, Ed. Payot. Ainsi que les travaux de Michel Margairaz, en particulier « Les autodictactes et les experts : X-Crise, réseaux et parcours intellectuels dans les années 1930 » in Picon, Belhoste, Dahan-Dalménico, et Pestre (1995). La France des X, deux siècles d’histoire. Economica. Paris, p.169-184.

65 Pierre Simon donne sa démission le 2 mai 1947, vraisemblablement parce que sa double appartenance –

PDG d’EDF et Président de l’Entreprise Industrielle devient délicate lorsque Marcel Paul est conduit à quitter ses fonctions de Ministre de la production industrielle pour redevenir Secrétaire Général du syndicat CGT Fédération Éclairage. Simon prétexte un désaccord sur les tarifs avec le nouvel représentant de la tutelle, Robert Lacoste, pour retourner à l’Entreprise Industrielle. Pour plus de détails voir Picard et

al., chapitre III (1983).

66 Roger Gaspard passe la main en 1962, suite à la demande de Georges Pompidou.

67 L’article 20 de la loi de nationalisation du 8 avril 1946 stipule que « les services nationaux sont

administrés par un conseil de 18 membres ». À noter que cette structure à dix-huit membres est très proche de l’organisation tripartite – État, producteurs et consommateurs – conceptualisée par la CGT pour la notion de nationalisation industrialisée (Rosanvallon, 1981, p.4-5).

68 Il y a bien une tentative de déstabilisation des X-Ponts par Robert Lacoste, alors ministre de production

industrielle, en nommant Étienne Audibert, un Mineur (ingénieur de l’École des Mines), à la Présidence d’EDF en 1947, manœuvre orchestrée dans les coulisses par Gabriel Taix. Mais sans succès. Voir Picard et

83

élément déclencheur. Le souvenir de l’absence du charbon, et plus encore l’urgence liée aux pénuries énergétiques avec comme corollaire le phénomène des coupures (ou délestage), justifient la reprise de travaux ébauchés avant la guerre. En effet, les techniciens des anciennes sociétés les connaissent bien, ce qui permet des efforts d’investissement minimum. Toutefois, les thermiciens, dont fait partie Grezel le directeur de l’Exploitation, s’opposent à cette « foi en l’hydraulique » (Picard et al., 1983, p.160) . Si cette poursuite des projets apparaît logique à tous, elle relance une vieille controverse, celle sur le choix de la répartition de la production énergétique entre le thermique et l’hydraulique.

Il s’agit d’un débat aux racines multiples où l’appartenance aux grands corps d’État et le syndicalisme sont structurants. L’hydraulique est porté par la CGT alors que le thermique est considéré comme réactionnaire car plébiscité par Ernest Mercier69 (Picard et al., 1983, p.160). « On disait l’hydraulique de gauche et le thermique de droite. Faire de l’hydraulique c’était des idées de gauche, c’était l’idée de faire des choses qui restent dans le pays, des choses nationales. » (Gaspard in Picard, Beltran, et Bungener, 1983, p.160 ; Woronoff, 1994, p.498). Le sous-jacent de cette dichotomie se trouve donc dans la scission politique, traditionnelle en France, entre la gauche et la droite.

De plus, cet argumentaire prend racine dans un contexte général favorable. La politique restrictive des États-Unis envers l’Europe, durant l’entre-deux-guerres et juste après la Seconde Guerre mondiale, sur le marché charbonnier est propice à une réflexion sur la répartition des types de production énergétique. En effet, en mettant en place une restriction du charbon provenant de l’est européen, et en particulier du charbon est-allemand, les États-Unis favorisent le charbon d’origine américaine car ils veulent une Allemagne occidentale forte (Holter, 1985 ; Woronoff, 1994, p.498). La politique américaine crée alors une baisse de l’homogénéité du marché charbonnier, conduisant collatéralement à la redéfinition de l’origine de la production énergétique70. La France a traditionnellement séparé en deux l’origine de la production électrique : 50% de production thermique, 50% de production hydraulique71. Cette distribution à

69 Ernest Mercier (1878-1955), X-Génie maritime, est un industriel français, dirigeant d’une ancienne

société électrique. En 1919 il participe à la fondation de l’Union de l’Électricité (unification de plusieurs petites sociétés électriques en région parisienne) et en prend la direction. En 1924, il crée et dirige la Compagnie Française du Pétrole (CFP), future Total. Engagé politiquement, il s’inscrit dans la poursuite des travaux d’X-Crise et c’est ainsi qu’il co-organise la conférence mondiale de l’énergie en 1936. Le lecteur intéressé par le personnage pourra consulter Kuisel, Richard F (1967). Ernest Mercier; French

Technocrat. University of California Press, 210 p.

70 La question du marché charbonnier est vaste et passionnante. Le lecteur intéressé peut se référer à

l’ouvrage de Perron, Régine. (1996). Le marché du charbon: Un enjeu entre l’Europe et les États-Unis de 1945 à

1958. Publications de la Sorbonne, 338 p. ISBN : 9782859442927.

71 Note de H. Varlet, Inspecteur général des Ponts et Chaussées, « Répartition entre usines thermiques et

hydrauliques » du 11 juillet 1952 pour le Comité consultatif de l’utilisation de l’Énergie du Ministère de l’Industrie et du Commerce, EDF, fonds Direction Générale, cabinet de la présidence et de la direction générale, AH.001.010, boite 890601.

84

l’équilibre est l’objet de vifs débats. Certains plaident en effet pour une énergie électrique uniquement d’origine hydraulique car le pays est pauvre en charbon, en gaz et en pétrole. De ces débats émerge l’idée que l’hydraulique représente l’exploitation d’une ressource gratuite. Pour d’autres, un équipement thermique plus conséquent permet, contrairement à l’hydraulique, de faire face aux périodes d’étiage automnal et hivernal. L’argument est alors lié à la peur d’importants phénomènes de coupures du réseau conduisant à des restrictions d’électricité72.

Au sein d’EDF, cette controverse participe à la création de rivalités entre la direction de l’équipement et la direction de l’exploitation. La DE conçoit, construit et livre à la DEX les installations à exploiter. La DE adopte une vision technico- économique de long terme qui rentre en contradiction avec la logique financière et commerciale des contraintes quotidiennes de l’exploitant (Picard et al., 1983, p.201). Les pénuries déjà évoquées et les liens étroits entre la DEX et l’industrie conduisent les exploitants à favoriser le thermique pour sa mise en service rapide et son faible coût en capital. Pour nourrir leur rhétorique, voire l’institutionnaliser, les pro thermiciens réutilisent le thème de l’étiage en faisant figurer au rapport annuel d’EDF des années 1946 à 1949 le tableau de suivi de jours de coupures imposés au public (figure 2).

72 Procès-verbaux du Conseil d’Administration de 1950, séance n°52 du 22 septembre 1950, EDF, fonds

de la Présidence, présidence des conseils d’administration, AH.004.002, boite 881347. Délibération adoptée à l’unanimité moins une voix :

« Le Conseil d’Administration d’EDF […] prend acte du fait, que, grâce aux efforts accomplis, l’énergie électrique mise à la disposition des consommateurs est passée de 19 milliards de kWh en 1945 à 33 milliards de kWh en 1950, et qu’il n’a pas pu être mis fin au régime des coupures administratives.

Souligne que l’équilibre précaire ainsi atteint entre les disponibilités et les besoins ne l’a été que de justesse et reste encore à la merci d’une hydraulicité défavorable, d’incidents graves de matériel ou d’une poussée plus accentuée de la consommation.

[…] Estime que, pour tenir compte de l’urgence des besoins et de la difficulté du financement, ce nouveau programme doit comporter une inflexion vers l’équipement thermique. »

85

FIGURE 5. Nombre de jours pendant lesquels des coupures administrations ont été imposées au public de 1947 à 1949

Source : Rapport annuel d’EDF, exercices 1946-1949, p.19, fonds Direction générale, cabinet de la présidence, AH.001.010, boite 891374.

Cette manœuvre n’est pas neutre. Ce qui se joue dans le rapport annuel d’EDF, c’est la mise à l’agenda politique de la question du coût capitalistique important du programme hydraulique au sortir de la guerre, moment où les besoins en financements sont extrêmement élevés.

En effet, le Ministère des Finances critique l’important effort financier immédiat induit par la construction de barrages hydrauliques, alors qu’ils ne seront productifs que plusieurs années après la mise en chantier. Le besoin de logements et d’infrastructures s’ajoute à la pression de l’opinion qui ne perçoit pas encore les effets positifs du premier plan. L’argument financier interpelle donc et, au sein du plan, du Ministère de l’Industrie et y compris au sein du Conseil d’EDF, des objections apparaissent. Suite à la sécheresse exceptionnelle de l’été 1949, le thermique fait l’objet d’un projet de développement complémentaire par rapport à la première mouture du plan Monnet. C’est toute l’orientation du deuxième plan qui est en train d’être revue. Ce qui émerge de ces discussions préliminaires, c’est la volonté de freiner l’hydraulique (Picard et al., 1983, p.161 et 311). Sentant le vent tourner, l’État-Major d’EDF, aidé de la CGT, réagit immédiatement en mettant sur pied un comité – comité pour l’équipement énergétique français – composé de personnalités, extérieures à EDF, pour défendre l’équipement national. Celui qui est derrière cette création est Marcel Paul. Albert Caquot73, placé à la tête du comité, ne ménage pas ses efforts. On entre alors dans une bataille de chiffres. Le ministère de la production industrielle participe au débat en adoptant une position

73 Albert Caquot (1881-1976), grand ingénieur X-Ponts, spécialiste d’aéronautique et du béton armé et un

partisan convaincu de l’énergie hydraulique. Il participe activement au projet de la Rance, son parcours est détaillé dans cette partie. Pour une biographie, le lecteur peut consulter celle rédigée par son gendre Kerisel, Jean. (2001). Albert Caquot, 1881-1976 Savant, soldat et bâtisseur. Paris : Presses Ponts et Chaussées.

86

pro thermique. Les échanges sur les réserves hydrauliques sont âpres, il s’agit d’une bataille de kWh. Cependant, la controverse atteint son point culminant en 1952 avec la publication du rapport de Gabriel Taix.