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Synthèse Intermédiaire

4.5 Le rapport avec le temps

4.5.2 La nostalgie du passé

L’absence d’un passé dans le pays d’accueil nous amène à parler des sentiments nostalgiques qui peuvent se présenter dans la vie des migrants. Cette section explore l’ambivalence du concept de nostalgie, considérée comme la mémoire d’une expérience passée mobilisée dans le présent d’un individu (Hage, 1997).

Tarek : S’intégrer comme personne n’est pas facile, parce que tu n’as pas grandi ici. L’intégration n’est pas apprendre la langue ou respecter les lois. Cela n’est pas difficile, mais le passé tu ne l’as pas, et il te manque, parce que ce n’est pas ici que tu as passé ton enfance… il te manque tout de ça, et alors comment tu fais ?

77 Dans une recherche constante des éléments qui appartiennent au

passé, nous constatons de sa part un certain refus de s’engager dans le présent. Le sentiment de nostalgie est déclenché d’une part, par le fait de ne pas se trouver dans un endroit familier et, d’autre part, par le fait de ne pas avoir un réseau social. Cette situation conduit Tarek à se réfugier dans le passé et l’empêche de se construire dans le présent (‘le passé tu ne l’as pas […] il te

manque tout de ça, et alors comment tu fais ?’). Le fait d’imaginer

son propre passé, crée un « loop » (de Saint-Laurent & Zittoun, sous presse) dans lequel Tarek est pris au piège. Se distancier de l’« ici et maintenant » de l’expérience (Zittoun, 2013, p. 227) pour faire appel à son passé, ne lui permet pas d’explorer de nouvelles possibilités. Au contraire, cette situation le bloque dans son vécu. Comme nous l’avons vu dans la section traitant des objets (section 4.2.4 de l’analyse), pour certains enquêtés le va et vient entre passé et présent n’a aucun effet bénéfique. Les prochains exemples soulignent à nouveau cet aspect négatif lié à l’imagination du passé.

Semir : Le passé me manquait. La chose plus injuste c’était ça… ce que t’as vécu manquait. […] Je vis dans le passé et au futur… je n’y pense même pas. Je dois te dire que je pense plus au passé qu’au futur, je vis dans le passé. Et quand j’y pense je me sens mal, ça me provoque des blessures. Cela est une chose terrible. Lejla : La liberté que j’avais, la jeunesse… jusqu’à aujourd’hui j’en sens l’absence… tu sais, même si j’ai déjà presque 40 ans… tu veux t’épancher, cette jeunesse que tu n’as jamais fait, c’est ça qui est pesant, que je suis en train de combattre à l’intérieur de moi, qui ne me fout pas la paix.

Semir souligne les fortes émotions éprouvées quand il pense à son passé. Ce voyage dans la mémoire le renferme sur lui-même. Il reste ainsi piégé par le « loop » (de Saint-Laurent & Zittoun, sous

presse) qui se crée dans sa ligne du temps. Ce « loop » l’empêche de revenir dans le présent et de se projeter dans l’avenir (‘je dois

dire, je pense plus au passé qu’au futur’). Dans ce cas de figure,

l’imagination ne revêt pas la fonction de ressource et la nostalgie représente un obstacle à la construction d’un sentiment de chez-soi en Suisse (Hage, 1997). Une situation analogue est vécue par Lejla. A travers le rêve d’une jeunesse qu’elle n’a pas vécue, Lejla s’engage dans un processus d’imagination. Ce dernier réveille, dans son présent, l’envie de vivre cette jeunesse. Toutefois, le fait d’avoir 40 ans, lui empêche de concrétiser effectivement ce désir. Ici, la nostalgie de ce qui n’a pas été vécu constitue le vecteur du malaise et du découragement. La jeunesse imaginée et jamais réalisée reste un rêve inachevé dans le présent de Lejla.

Les éléments du passé ne sont pas seulement les indices du malheur et de la tristesse. En effet, la nostalgie peut être vécue sous son angle positif (Hage, 1997). Comme nous l’avons vu à travers l’usage des ressources symboliques de certains cas étudiés, imaginer le passé peut être la source d’une amélioration dans le présent des individus (de Saint-Laurent & Zittoun, sous presse). Les exemples qui suivent illustrent cette configuration dans laquelle le passé peut devenir source de bonheur et de satisfaction.

José : Je crois que souvent les étrangers, nous avons une grande envie de donner une contribution à partir de qui nous sommes. C’est parce que j’ai un passé, un parcours, que ce que fais aujourd’hui est possible. Sinon ça serait anonyme, carré, une espèce de boîte… on va regarder un spectacle sans âme. Cette âme par contre elle vit parce que je viens d’un pays qui s’appelle Chili, j’ai fait l’expérience de la dictature, qui peut oublier ça ? Tu ne peux pas éliminer ce qui vit dans le passé de l’étranger, parce que sinon tu crées des êtres sans passé, frustrés, en contraste avec la nation qui les accueille. […] Le passé n’est pas quelque chose à écarter, mais un patrimoine qui a une conséquence sur le présent et sur le futur. […]

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Comment je peux oublier le passé ? T’imagine dire « Pinochet ? C’est qui ? Jamais entendu ». Impossible. Ce passé fait partie de mon présent. Ce « je suis » doit être pris en considération dans mon intégration, pas mis à côté.

Cet extrait de José démontre, une fois de plus, le poids que le passé d’un individu a dans son processus d’installation dans un nouveau pays. D’après José, ses expériences de vie avant la migration ont joué un rôle essentiel dans son parcours en Suisse. C’est grâce aux expériences passées qu’il peut vivre son présent tel qu’il est décrit dans l’extrait. Dans cette logique, le fait de revenir à son vécu aide José à se réaliser dans le présent et à se projeter dans le futur. Cet exemple démontre que l’imagination peut devenir une ressource pour établir une continuité de sa propre identité et, en même temps, pour s’engager dans un processus d’invention et de transformation. José souligne non seulement l’impossibilité d’oublier son propre passé, mais il relève également l’importance de cette dimension dans l’installation des migrants en Suisse : le passé est un ‘patrimoine qui a une conséquence directe sur le présent et

sur le futur’. La question identitaire apparaît ici de manière

évidente : l’identité de José se construit à travers le chemin qu’il a fait « avant » et « après » la migration (Gemignani, 2011). Ce qui s’est passé « avant » est partie intégrante de ce qui se passe « ici et maintenant » (Zittoun, 2013, p. 227). En cherchant à trouver une continuité, José arrive à préserver une certaine unité de sa propre identité.

José : Il s’agit d’un souvenir actif, ce n’est pas « ooh quand je vais retourner dans mon pays… ? ». Il s’agit d’une chose qui a grandi dans le temps, qui est devenu un patrimoine. […] Souvent les gens pensent que c’est de la simple nostalgie, ce n’est pas ça, c’est une relation active avec le pays, avec sa propre mémoire, avec son propre passé, c’est différent. Comme je t’ai expliqué, ce que je fais avec le théâtre a une emprunte de mon passé. Donc il est impossible, comment tu fais tout d’un coup… une

espèce de magie noire… comme un zombi… tu deviens un autre… ce n’est pas comme ça !

Cet extrait fournit une explication encore plus flagrante des enjeux identitaires. Dans ce contexte, la dernière phrase du récit de José (‘comment tu fais tout d’un coup… une magie noire… comme un

zombi… tu deviens un autre… ce n’est pas comme ça !’) est

emblématique. L’impossibilité de changer, le fait d’être toujours la même personne et l’impression d’avoir une continuité de sa propre identité (Erikson, 1968), permet à José de donner un sens aux expériences vécues. Le rapport avec son pays d’origine ne peut pas être assimilé à la nostalgie dans le sens de homesickness (Stroebe et al., 2015). Ici, la nostalgie constitue une ressource participant à la construction du sentiment de chez-soi dans le pays d’accueil. Le contact actif avec sa propre mémoire et avec son propre passé permet à José de vivre pleinement dans le nouveau contexte avec la conviction d’être toujours le même individu (Erikson, 1968).

Davit : Tu sais, raconter ces choses, souvent on me le demande… c’est douloureux aussi pour moi, c’est toujours comme un nerf découvert. Par exemple avec ma femme tu ne pourras jamais faire un entretien pareil. Elle ne va jamais rien te raconter, elle ne veut pas. Elle a changé de page voilà. Moi je n’arrive pas. Tu sais, même si tu tournes la page, le livre est toujours le tien, c’est ton histoire, c’est ton livre. Je crois que ces mémoires, elles te donnent. Elles t’enrichissent.

L’exemple de Davit souligne à nouveau le pouvoir des souvenirs. Dans son cas, l’imagination de son propre passé est un processus douloureux. S’éloigner de la réalité, pour s’engager dans la narration de son histoire, lui demande un effort considérable. Malgré ces difficultés, ce processus d’imagination lui permet de se rappeler son identité et de garder ainsi une certaine continuité dans son vécu. La métaphore du livre est, en ce sens, très parlante: la page a changé, car Davit se trouve dans un nouvel endroit, avec de

79 nouvelles normes et de nouveaux enjeux, mais le livre est toujours

le même, car l’auteur est toujours la même personne.