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2.2 Normes africaines

2.2.2 Normes africaines objectives

Comme le soulignent Boutin et al. (2007a : 319), « contrairement à d’autres zones francophones où la variété donnée est décrite et bénéficie d’une norme de référence, la réflexion sur la norme en est à ses débuts en Afrique [subsaharienne] ». Moreau (2000 : 146) constate également que « dans l’état actuel des travaux, on ne dispose pas encore de beaucoup de matériaux » en Afrique subsaharienne pour permettre de faire le point sur la question de la norme. Si l’on reprend toutefois les deux conceptions qui coexistent dans la recherche sur la norme de prononciation – le modèle classique et les approches plus modernes (cf. section 1.4.2) – on peut tout de même dégager certaines normes de prononciation pour l’Afrique subsaharienne.

2.2.2.1 Le modèle traditionnel

D’après le modèle classique, la norme phonético-phonologique est définie par la prononciation du groupe social dominant (voir section 1.4.2.1). Dans le cadre de l’Afrique subsaharienne, ce groupe social dominant correspond aux intellectuels africains (Moreau, 2000 : 145), qui utilisent la variété acrolectale du français africain, basée elle-même sur le modèle du français hexagonal (Queffelec, 2000 : 821). Ce sont donc les intellectuels, et plus particulièrement ceux ayant réalisé une partie de leur études supérieures ou ayant résidé dans les pays francophones du Nord (Queffelec, 2000 : 822), qui semblent être les locuteurs représentatifs de la norme de prononciation du français en Afrique. Par ailleurs, cette norme phonético-phonologique est diffusée et véhiculée principalement par l’enseignement (voir entre autres Queffelec, 2000 et Moreau, 2000) – certains auteurs parlent également de « norme scolaire » (Mufwene, 1998) ou de « norme académique » (Batiana, 1998).

2.2.2.2 Les approches modernes

Les approches plus modernes proposent de définir la norme en fonction des pratiques de la majorité des locuteurs (Detey & Le Gac, 2008) (cf. section 1.4.2.2).

A partir de ce critère, on peut émettre l’hypothèse que dans les Etats africains où le français est relégué à l’école et aux situations officielles et où un véhiculaire régional africain est en train

de s’imposer (voir section 2.1.3), la norme de prononciation du français ne diffèrera que peu de la prononciation du français de référence européen. Dans ces situations, Boutin et al. (2007a : 298) considèrent le français plus proche d’une langue étrangère, ce qui l’amène à conserver une forme « proche du standard », puisque très peu utilisé hors de situations très formelles et donc très peu touché par l’appropriation.

Toujours en se basant sur les pratiques de la majorité des locuteurs, dans les Etats africains où le français tend à se démocratiser et à être de plus en plus utilisé hors des échanges officiels (voir section 2.1.3), Queffelec (2000 : 823) explique que la variété mésolectale, qui semble être la variété la plus parlée par les locuteurs francophones africains, « plus permissive, en développement et en voie de stabilisation, tend à devenir la norme africaine du français ». Au niveau de sa prononciation, la variété mésolectale du français africain connait quelques modifications vis-à-vis du français qui semble faire office de référence internationale (cf.

section 1.4.2.2), modifications qui ne sont pas assez importantes pour qu’il soit question d’altération du système phonologique et « dues le plus souvent à l’influence des habitudes articulatoires acquises avec les langues maternelles [africaines] » (Diallo, 1993 : 238, cité par Queffelec, 2000 : 823). Les écarts phonético-phonologiques observables peuvent donc varier en fonction des langues en contact avec le français (Queffelec, 2000 : 823). Lafage (1990 : 775, cité par Queffelec, 2000 : 823) propose une description relativement complète de ces modifications30 :

 au niveau du système vocalique

difficultés de réalisation des voyelles antérieures arrondies, en général absentes des langues maternelles

disparition fréquente du [ə] central qui devient [e]

confusions entre voyelles orales et nasales, principalement à l’initiale (attendre confondu avec entendre, apporter avec emporter)

 au niveau du système consonantique

 [r] apical roulé

hésitations sur [ʃ, ʒ, s, z] : [seve] cheveux, [zardɛ̃] jardin

30 Sans accès au texte original, il est difficile de savoir précisément sur quels éléments se base Lafage pour élaborer une telle liste. Spécialiste du français de Côte d’Ivoire et d’Afrique subsaharienne – elle a notamment publié un dictionnaire des particularités du français ivoirien – il est fort probable qu’elle se base sur de nombreuses heures d’observations sur le terrain et sur des discussions avec les linguistes locaux, avec lesquels elle a collaboré pour plusieurs articles/ouvrages.

 au niveau de la structure syllabique

problèmes de structures syllabiques car beaucoup de langues africaines ont une forme canonique de type CVCV et par conséquent peu de groupes consonantiques ou de syllabes fermées en finale, d’où des phénomènes d’épenthèse : *[tɛ̃rɛ̃] train, d’aphérèse : *[tasjõ] attention, d’apocope : *[dilɛtɛ] directeur.

augmentation du nombre de syllabes et perturbation du groupe rythmique du français.

les langues maternelles étant pour la plupart des langues à tons, les locuteurs ont tendance à remplacer les accents du français liés à l’existence de groupes rythmiques, par des variations de la voix d’une syllabe à une autre.

 au niveau prosodique

prosodèmes expressifs très fréquents un peu partout : [ì à pátì/ dépɥí::] « il y a longtemps qu’il est parti », [ìl à trávàjé/zýsk̈a̋::] « il a travaillé très longtemps » ("

note un ton suprahaut et :: le durème qui frappe la syllabe finale)

Cette liste des transformations propres à la prononciation du français mésolectal africain permet un petit aperçu de la prononciation du français de référence en Afrique.

Toutefois, comme le mentionnent Boutin et al. (2007a : 298), la situation du français en Afrique de l’Ouest est très diversifiée. Dès lors, il serait plus approprié de parler non pas d’une variété africaine du français, valable pour tous les Etats francophones de la région, mais plutôt des variétés de français africain, multiples, tout comme le sont les situations du français en Afrique de l’Ouest (Calvet & Moreau ,1998 et Moreau, 2000). En adoptant ce point de vue, et toujours en se basant sur l’analyse de la production des locuteurs francophones africains, les nouvelles approches tentent également d’établir une norme phonético-phonologique pour chaque variété de français africain à partir de données fiables récoltées dans plusieurs région francophones (Detey et al., à paraitre) (voir les travaux descriptifs de Boutin, 2010, pour le français de Côte d’Ivoire, de Carrière-Prignitz & Boutin, 2010, pour le Burkina Faso et de Bordal & Boutin, à paraitre, pour la République centrafricaine (cf. Tableau 5, page 30)).

Le second axe des nouvelles approches, basé sur la perception, propose quant à lui de

« s’interroger sur les représentations des natifs concernant la norme de perception » (Detey et al., 2015) (cf. section 1.4.2.2, page 30ss.). Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, des études exploratoires de perception ont été et sont menées dans divers Etats africains francophones.

Depuis quelques années, une série d’études de perception s’est ainsi intéressée à l’identification d’accents africains par des auditeurs francophones africains.

Une première étude a été menée par Moreau, Thiam et Bauvois (1998) au Sénégal et visait à tester les capacités d’auditeurs sénégalais à reconnaitre l’ethnie et la nationalité de locuteurs africains (étudiants universitaires sénégalais et venant d’autres pays). Les réponses obtenues ont montré une très bonne identification des nationalités, moins des ethnies (Moreau et al., 1998). Si les résultats ne permettent pas d’affirmer que la variété de français des universitaires (position sociale relativement élevée) fonctionne comme une norme endogène au Sénégal, ils permettent tout de même de formuler l’hypothèse que c’est effectivement le cas (Moreau, 2000).

Une autre étude de Lyche et Skattum (2010), menée au Mali, s’est intéressée à l’influence de la langue première31 (L1) dans l’identification de l’accent en français. Les résultats ont permis d’établir l’importance du facteur prosodique dans l’identification de la L1 des locuteurs africains (Lyche & Skattum, 2010).

Une troisième étude, de Boula de Mareüil et Boutin (2011), réalisée en Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire principalement), s’est intéressée à la perception et à l’identification d’accents ouest-africains par des auditeurs ouest-ouest-africains, et ce afin de dégager des indices phonétiques (traits segmentaux et suprasegmentaux) permettant d’identifier les variétés de français africains. Les résultats obtenus, qui vont dans le même sens que ceux de l’étude de Lyche et Skattum (2010), montrent une meilleure identification des accents ivoiriens et sénégalais à travers des indices phonétiques tels que la prononciation du /R/ et le facteur prosodique notamment (Boula de Mareüil & Boutin, 2011).

Une quatrième étude de Bordal et Lyche (2012), menée au Mali et en République Centrafricaine, s’est également intéressée au facteur prosodique dans le français de ces deux Etats africains. Les résultats corroborent ceux obtenus dans les deux études précédemment citées, à savoir l’importance du facteur prosodique dans la reconnaissance des variétés de français africains tout en précisant que s’il semble être un facteur très important, il n’est pas le seul à entrer en compte dans l’identification des locuteurs africains (Bordal & Lyche, 2012).

Si ces études ne permettent pas d’établir directement une norme endogène propre à chaque région, elles contribuent à la description des différentes variétés de français parlées sur le

31 L’appellation « langue première » est préférée à « langue maternelle » dans ce travail.

continent africain. Comme le rappellent Boutin et al. (2007a : 319), la réflexion sur la norme en Afrique en est à ses débuts et la description des français africains, en cours d’élaboration, permet donc d’établir les normes endogènes qui régissent ces différentes variétés du français (Boutin et al., 2007a : 319).

Parallèlement, une vaste étude panfrancophone, menée sur plusieurs continents32 par Moreau et al. (2007), s’est intéressée à la question de la variation phonético-phonologique du français, en demandant à des francophones de plusieurs régions d’identifier différents accents en français, de les hiérarchiser, de les juger et de les évaluer par rapport à leurs propres usages et à ceux de France. Les résultats obtenus ont démontré qu’il n’existe pas une seule et unique variété de référence pour l’ensemble de la francophonie dans les représentations des francophones, mais bien des normes européennes pour les Européens, une norme québécoise pour les Québécois et une norme sénégalaise pour le Sénégal (Moreau et al., 2007).

En résumé, s’il apparait que certains traits de prononciation du français soient relativement répandus dans les différents Etats francophones africains (Lafage, 1990), il semblerait toutefois plus approprié de parler non pas d’un français d’Afrique mais des français d’Afrique, pluriels, au même titre qu’il n’existe pas un français de France, mais plusieurs français de France, selon la région par exemple (Detey et al., à paraitre). En effet, les approches modernes, à travers la description des différents systèmes phonético-phonologiques en se basant sur l’analyse de données fiables (Detey et al., 2015 et Detey et al., à paraitre) et à travers des études de perception menées dans différents Etats africains (voir études présentées ci-dessus), suggèrent l’existence de la coexistence de plusieurs variétés de français africain, identifiables par les Africains francophones et régies par des normes propre à chacune (voir entre autres Moreau, 2000).

L’étude présentée dans la partie pratique de ce travail pose justement la question de l’existence d’un modèle de référence en matière de prononciation du français pour des francophones du Burkina Faso. Avant d’expliquer plus en détail le déroulement de cette étude et les résultats obtenus, il convient de se pencher un peu plus sur le Burkina Faso, pays d’Afrique subsaharienne, sa situation géolinguistique, le statut, le rôle et la place qu’y occupe le français et enfin sur l’existence d’une norme propre au Burkina Faso.

32 L’étude a été menée en Belgique, en France, au Québec, en Suisse, au Sénégal et en Tunisie (Moreau et al., 2007: 20s.).