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Norbert Elias. Une sociologie des configurations

Section 3. Pour une approche relationnelle et processuelle de la production des offres partisanes

C. Norbert Elias. Une sociologie des configurations

Par certains aspects, les conceptions sociologiques (champ, configuration) de Pierre Bourdieu et

Norbert Elias sont proches3, mais la notion de configuration, en s’attachant davantage aux processus,

(Jean-Hugues Déchaux pointe l’orientation plus dynamique de la sociologie de Norbert Elias4) semble

particulièrement adaptée à l’étude des changements partisans. Refusant toute réification des

concepts sociologiques, Norbert Elias ne donne pas de définition générale de la « configuration »5. A

l’inverse, il s’agit d’un concept « à géométrie variable »6, un instrument conceptuel maniable et

provisoire7 visant à dépasser l’opposition classique entre société et individu8 et à « penser le monde

social comme un tissu de relations »9. Ainsi, par configuration, Norbert Elias entend la « figure globale

1 Comme l’explique Bernard Lahire, « on peut juger pertinente une partie des propriétés qui, selon Pierre

Bourdieu, caractérisent les champs (autonomie relative, intérêt, libido, illusio, etc.) et s’accorder sur une partie des exigences théoriques requises pour construire ces microcosmes sociaux (mode de pensée relationnel ou structural), sans être pour autant totalement convaincu que ces propriétés et ces exigences ne sont pas propres qu’aux configurations historiques que désigne un tel concept, et que la théorie des champs épuise la réalité de la différenciation sociale ». Cf. Lahire Bernard, « Champ, hors-champ, contrechamp », in Lahire Bernard (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu., op. cit., p. 23.

2 Mathieu Lilian, L’espace des mouvements sociaux, op. cit., p. 87.

3

Heinich Nathalie, La sociologie de Norbert Elias, Editions La Découverte, Paris, 2002, p. 92-93.

4

Déchaux Jean-Hugues, « Sur le concept de configuration : quelques failles dans la sociologie de Norbert Elias », in Cahiers internationaux de sociologie, 99 (2), 1995, p. 301.

5

Delmotte Florence, « Termes clés de la sociologie de Norbert Elias », in Vingtième Siècle, 106, 2010, p. 31 ; Joly Marc, Devenir Norbert Elias, Editions Fayard, Paris, 2012, p. 86 ; Riutort Philippe, Précis de sociologie, op.

cit., p. 253-263. Norbert Elias précise néanmoins cette notion, cf. Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 154-161.

6

Heinich Nathalie, La sociologie de Norbert Elias, op. cit., p. 92.

7 Norbert Elias n’en faisait d’ailleurs pas une fin en soi. Cf. Joly Marc, Devenir Norbert Elias, op. cit., p. 86-89.

8 Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 151 ; Elias Norbert, Engagement et distanciation, op.

cit., p. 48-52.

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toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques »1. Ce concept peut ainsi s’appliquer tout autant à

des Etats qu’à un nombre restreint d’individus2 comme le résume Nathalie Heinich, pour qui « toute

situation concrète d’interdépendance »3 peut être étudiée comme une configuration4. Cette notion

est ainsi d’application particulièrement large5, sans cependant devoir être vue comme un concept à

« prétention universelle »6 pour reprendre les termes de Bernard Lahire concernant la notion de champ, en ce que la configuration n’est pas tant une théorie du monde social qu’un outil commode et fluide permettant d’interroger cette réalité sociale. La courte définition de la configuration proposée par les auteurs du Nouveau manuel de science politique souligne l’utilité de cette notion pour la compréhension des « stratégies des uns et des autres dans leurs rapports réciproques et dans

leur dynamique évolutive »7.

A l’instar d’un champ ou d’un système partisan, une configuration se définit par les relations d’interdépendance entre certains acteurs sociaux. Norbert Elias souligne la diversité des relations d’interdépendances en ce qu’on « peut dépendre autant de rivaux et d’adversaires que d’amis et

d’alliés »8. En cela, quel que soit la situation considérée, la participation à un même jeu social produit une relation d’interdépendance : « les hommes qui jouent ensemble, et quel que soit le jeu en

question, s’influencent réciproquement »9. Une configuration est ainsi caractérisée par les relations d’interdépendance entre des acteurs occupant des positions différenciées et hiérarchisées. Norbert Elias propose de rendre compte de cette asymétrie des acteurs d’une configuration par le concept de

« force au jeu relative » désignant « les chances qu’a un joueur de l’emporter sur un autre »10 ; force

au jeu qui ne peut être désignée par un absolu, mais liée à une configuration spécifique et donc, dépendant de l’état du jeu dans cette configuration. Bien qu’étant la principale formation de la gauche radicale, la valeur des ressources revendiquées et mobilisées (ou mobilisables) par la direction du PCF n’est pas identique en fonction de la configuration étudiée. La tendance à l’autonomisation de la gauche radicale conduit ainsi à la disqualification symbolique des ressources induisant une proximité au PS, ce qui tend à déprécier les ressources liées au réseau d’élus du PCF.

1 Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 157.

2

Elias Norbert, Engagement et distanciation, op. cit., p. 71.

3

Heinich Nathalie, La sociologie de Norbert Elias, op. cit., p. 92.

4 Pour une synthèse sur ce concept et les débats qu’il génère, cf. Riutort Philippe, Précis de sociologie, op. cit., p. 261-263.

5

Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 158-159. Pour une discussion critique de la notion de configuration, cf. Déchaux Jean-Hugues, « Sur le concept de configuration », art. cit.

6

Lahire Bernard, « Champ, hors-champ, contrechamp », in Lahire Bernard (dir.), Le travail sociologique de

Pierre Bourdieu, op. cit., p. 37-39.

7 Cohen Antonin, Lacroix Bernard et Riutort Philippe, Nouveau Manuel de science politique, op. cit., p. 762.

8 Elias Norbert, La société de cour, Editions Flammarion, Paris, 1985, p. 150.

9

Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 94.

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De même, les ressources liées à la capacité à présenter un candidat « charismatique » comme Olivier Besancenot ou Jean-Luc Mélenchon sont davantage valorisées dans le contexte de l’élection présidentielle (ce qui rend compte d’une acceptation relative du fonctionnement du système politique dans la formulation des offres électorales de la gauche radicale) que dans d’autres séquences où l’appel au « collectif » sera valorisé et mobilisé, et le « charisme » perçu comme un obstacle ou une importation étrangère aux valeurs de la gauche radicale, etc.

Chaque position dans une configuration suppose des contraintes (nécessairement inégales1)

comme le montre Norbert Elias à propos du roi dans une société de cour2. Les relations entre

entreprises politiques en coalition, dans le cas du FG, dépendent de ces logiques en ce que l’accroissement des interdépendances entre les acteurs coalisés restreint la revendication « pure » d’un leadership fondé sur l’asymétrie des ressources (et nécessite, de la part des principaux acteurs, la production d’un discours d’euphémisation de leur domination, et de sa traduction en principe acceptable par tous), et renchérit le coût de l’exit (notamment par le transfert de capital politique autour d’une nouvelle marque politique). Si dans un premier temps, l’entrée en coalition suppose une croyance partagée en l’utilité et en la faisabilité de l’alliance, le maintien dans la coalition suppose la satisfaction minimale des intérêts d’une part, mais tient également à l’accroissement des relations d’interdépendance entre acteurs (ce qui explique le maintien d’une coalition malgré le désenchantement manifesté par l’ensemble des participants). L’analogie du jeu d’échec à laquelle Norbert Elias a recours permet de souligner une autre conséquence de l’interdépendance des acteurs d’une configuration : « Comme au jeu des échecs, toute action accomplie dans une relative

indépendance représente un coup sur l’échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup d’un autre individu (sur l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action du premier joueur »3. La notion de configuration suppose ainsi une conception processuelle de l’espace social comme le relève Eric Letonturier :

« L’état à un moment donné et l’évolution de l’unité du tout social ne sont ici que les produits variables des actions de conflit et de coopération des parties, de leurs luttes et alliances qui recréent sans cesse le réseau des interdépendances »4.

Les interactions (qui sont tout à la fois coopératives et compétitives) entre acteurs coalisés en fournissent une illustration. Ainsi, l’annonce par Jean-Luc Mélenchon de sa volonté d’être candidat du FG lors de l’élection présidentielle de 2012 a fait l’objet de résistances diverses au PCF, y compris de la direction nationale pourtant acquise à cette candidature. En effet, cette annonce réduit

1

Heinich Nathalie, La sociologie de Norbert Elias, op. cit., p. 93.

2 Elias Norbert, La société de cour, op. cit., p. 118.

3 Ibid., p. 150.

4

Letonturier Eric, « Jeu, réseau et civilisation. Métaphores et conceptualisation chez Norbert Elias », in L’Année

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considérablement les marges de manœuvre de la direction nationale du PCF, d’autant plus que la direction du PG accroît sa pression en revendiquant une désignation rapide d’un candidat commun du FG. Si la direction nationale du PCF semble avoir été tôt acquise à cette candidature, elle doit dans le même temps composer avec des résistances intra-partisanes qui sortiraient renforcées en cas d’acceptation des conditions faites par le PG. La désignation d’un candidat en coalition ne se limite ainsi pas à un choix « pragmatique », mais induit une déstabilisation des rapports de force au sein de la coalition : accepter la désignation rapide de Jean-Luc Mélenchon, c’est affaiblir l’équipe dirigeante au sein du PCF d’une part, et cela tend à modifier les équilibres au sein de la coalition. La réaction de la direction nationale apparaît alors comme le produit des contraintes multiples produites par les différents acteurs, à la fois au sein du PCF et dans la coalition. L’appareil communiste réaffirme la primauté de son agenda (reculant de plusieurs mois la désignation du candidat) et bricole un

processus décisionnel inédit et quelque peu improbable1 pour le PCF qui a parfois été décrit comme

une « primaire fermée ». Une fois resituée dans l’économie des échanges intra-partisans et au sein de la coalition, la désignation de Jean-Luc Mélenchon apparaît ainsi comme le produit incertain des positions prises par les acteurs coalisés et de leurs adaptations à l’évolution constante de la configuration coalitionnelle qui en résulte. En d’autres termes, la mise en place d’une « primaire fermée » ne doit pas être vue comme un effet de mimétisme qui verrait ce type de procédure se diffuser dans le champ politique, mais comme le résultat d’un processus non planifié voyant les acteurs coalisés et, singulièrement la direction nationale du PCF, s’adapter aux contraintes produites par l’action de ses associés-rivaux (communistes ou non).

Les transformations de la gauche radicale, comme la pérennisation d’une coalition (sous une forme instable) gagnent à être saisies comme des processus non planifiés : « Chaque joueur dépend

de la mobilité réciproque, du processus du jeu, pour l'élaboration de stratégies globales et de chacun de ses coups. Le jeu prend maintenant le caractère d'un processus social, il ne s'agit plus de réaliser un plan individuel. En d'autres termes : de la perpétration des coups joués par deux individus résulte un processus de jeu qu'aucun des deux joueurs n'avait prévu »2. En cela, Norbert Elias met en exergue l’influence de la dynamique du jeu sur les actions des joueurs et sur leur adaptation permanente aux changements de configuration qui en résultent. Les choix des orientations politiques et stratégiques effectués par une entreprise partisane peuvent ainsi être appréhendés en fonction des luttes qui s’y déroulent entre équipes intra-partisanes mobilisées pour parler au nom du collectif partisan, mais

1 La désignation du candidat du PCF a certes été actée par le vote des adhérents communistes, mais la désignation du candidat du FG résulte de l’accumulation de procédures de désignation propres à chaque parti de la coalition. En ce qui concerne la procédure adoptée par le PCF, on ne peut qu’être surpris par ce dispositif dans lequel un candidat non communiste se voyait soutenu par le secrétaire national du PCF sans pouvoir « faire campagne » au sein du PCF, à l’inverse de ses concurrents communistes (la candidature éventuelle de ces derniers pour le FG n’a d’ailleurs même pas été évoquée dans les différentes composantes de la coalition).

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également en fonction de la position occupée dans le champ politique et, plus précisément encore, des dynamiques d’interactions avec les partis avec lesquels l’entreprise considérée est la plus directement en relations (homologie de position dans le champ, concurrence pour la représentation d’un même espace politique, logique d’auto-classement, etc.). La généralisation d’un impératif à la rénovation (ou au changement) de l’offre politique de la gauche radicale après l’élection présidentielle de 2007 en atteste. Les scénarios de rénovation y sont bien évidemment divers et explicables par les positions occupées par les acteurs qui s’en font les promoteurs et les cadres interprétatifs qu’ils mobilisent pour rendre compte de l’état du jeu dans le champ politique, des contraintes et opportunités qu’ils perçoivent. Mais ils s’expliquent également par une dynamique d’interactions entre entreprises politiques potentiellement alliées et toujours concurrentes. Plus exactement, ces scénarios se construisent dans et par les dynamiques d’interactions entre les différentes entreprises politiques de la gauche radicale. Cela implique de considérer ces scénarios comme des processus par lesquels les acteurs, par une succession incertaine de micro-décisions (prises en fonction de référentiels eux aussi changeants et évolutifs), se bricolent des opportunités dans une configuration concurrentielle et instable.