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Chapitre 2 : La localisation temporelle à l’œuvre dans les textes

2.1 Nommer et désigner des périodes de temps : des dates aux événements et des événements aux dates

2.1.1 Noms de temps : les chrononymes

Les travaux que l’on présente ici suivent plusieurs directions qui vont de l’étude du processus de nominalisation à l’œuvre pour désigner des événements (construction linguistique de « désignations d’événements ») à l’étude de la circulation de ces dénominations à travers les textes.

2.1.1 Noms de temps : les chrononymes

Les chrononymes, terme proposé par (Büchi, 1996), sont des « noms propres de temps ». Pour (Van de Velde, 2000), ces noms propres participent, à côté des noms propres de personnes et de lieux, à la triade des déictiques sur laquelle repose la « référence ». En dépliant son analyse de la fonction des noms propres, Van de Velde est amenée à poser l’existence de « noms de temps » :

« l’institution des noms propres procède d’une sorte de révolution, qui nous permet de nous mouvoir autour de choses immobiles, au lieu que ce soient les choses qui se meuvent autour de nous. Le sol originaire à partir duquel se constitue tout discours sur le monde est en effet essentiellement mobile et changeant, puisqu’il est constitué de l’ici-maintenant de je. Or, s’il est vrai que l’existence de ce point d’ancrage du langage dans le réel est la condition absolue de tout discours possible, en même temps sa mobilité constitue un obstacle majeur à la création d’un monde au sens d’une totalité objective accessible à tout je possible. Je proposerai donc de considérer l’institution des noms propres comme une sorte de révolution copernicienne à l’envers : la projection dans un ciel fixe de la triade de repères mobiles qui inaugure le langage. »

(Van de Velde, 2000)

Au sein de cette catégorie des noms de temps, (Van de Velde, 2000) range les noms des jours, des années, des mois et les structures syntaxiques équivalentes. Elle observe que « les noms propres de temps, comme ceux des lieux, peuvent devenir aussi un moyen de référer à des évènements particuliers : le 4 juillet, octobre 17, Septembre noir ».

Comme le remarque (Calabrese Steimberg, 2006), les linguistes ne sont pas unanimes sur le fait qu’il faille ou non inclure dans la catégorie des chrononymes des désignations de faits historiques ou d’événements, si aucune référence lexicale dénotant une zone calendaire n’apparaît (noms de jours, de mois, d’année, etc.) :

Pour sa part, Flaux considère comme des noms propres de temps Mai 68 et Saint-Barthélémy (Flaux, 2000, p. 123), tandis que Leroy (2004, p. 173) hésite pour ce dernier entre chrononyme et praxonyme, c’est-à-dire entre nom propre de temps et nom de fait historique. La catégorie de praxonyme est d’ailleurs loin de faire l’unanimité : pour Bauer (1985), qui a proposé le concept, il comprend des faits historiques, des évènements culturels et des noms de maladies, mais d’autres chercheurs (Daille, Fourour, Morin, 2000, p. 122) proposent d’y ajouter les noms de périodes historiques (le Paléolithique).

A la suite de ces travaux, l’analyse des « noms de temps » a été étendue à d’autres phénomènes linguistiques, glissant vers l’analyse des processus de nominalisation ou de désignation des

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événements et s’intéressant à la façon dont ces désignations plus ou moins figées et durables circulent d’un texte à l’autre.

« Nous appelons chrononyme une expression, simple ou complexe, servant à désigner en propre une portion de temps que la communauté sociale appréhende, singularise, associe à des actes censés lui donner une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer. À côté des étiquettes strictement calendaires existe en effet tout un appareil de dénominations seul à même de permettre à une société de penser son histoire. »

(Bacot et al., 2008) Le statut des « noms de temps » est tout de même plus difficile à établir que celui des noms de lieux et de personnes, en particulier parce qu’ils n’ont pas de véritable reconnaissance « administrative ». Par quoi il faut comprendre que ces noms relèvent davantage d’un partage social et culturel et ne peuvent exister sans « une dimension fortement politisée » :

« Sur le plan sémantico-référentiel, si un chrononyme au sens strict, c’est-à-dire une étiquette fonctionnant en tant que nom propre, vise son référent de façon exclusive et stable, la stabilité référentielle qui est la sienne doit être – comme pour les autres noms propres – relativisée, et cela pour deux raisons. D’une part, les limites précises de l’empan historique couvert par la dénomination sont en général controversables, comme le montre le caractère indécis d’une expression du type l’Après-guerre, voire l’Entre-deux-guerres, ainsi que la difficulté de borner dans le temps les périodes auxquelles de grands événements politiques ou culturels ont laissé leur nom (la Révolution, les Lumières). D’autre part, l’agrégat des représentations colportées par le chrononyme varie avec les imaginaires sociaux : variations partisanes et variations chronologiques. »

(Bacot et al., 2008) Un même chrononyme peut ainsi donner lieu à des interprétations différentes, à des constructions chronologiques différentes, des vues différentes du découpage temporel, donc des césures dans l’histoire dont le sens varie : la façon dont l’histoire est ressaisie dans les textes se lit aussi à travers ces découpages.

Sur un plan linguistique, une des caractéristiques qui permet également de reconnaître les chrononymes comme des noms propres est qu’ils peuvent être l’objet d’une antonomase (figure qui consiste à employer un nom propre pour désigner un nom commun) : on peut ainsi trouver dans les textes des expressions telles que « un 21-avril à l’envers », « l’Ancien Régime démographique », « le 11 septembre italien ».

Les chrononymes sont en outre constitutivement porteurs d’une indécision quant au référent qu’ils désignent : ils désignent certes une période, mais aussi un ensemble d’événements ou de situations et doivent se lire comme l’« invention discursive d’un passé constitué comme un tout » (Christin, 2008). Ainsi, Christin (2008) s’intéressant à la genèse et aux conditions historiques et langagières de la naissance de l’expression Ancien Régime montre qu’à l’origine l’expression ne renvoyait pas uniquement à un système ou un régime politique révolu, mais également, en arrière-plan, à un certain type d’ordre social, désignant dès son apparition une période révolue certes, mais aussi « une

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menace présente » : « les aristocrates et leurs complices, le clergé réfractaire », « la corruption des mœurs et les préjugés ». L’expression Nouveau Régime, apparue un temps, n’a pas tenue, elle, dans la durée ; elle ne s’est pas sédimentée dans la mémoire collective, nationale.

La pérennisation de l’expression Ancien Régime tient aussi à celle d’un pouvoir opposé au régime de la monarchie absolue. Du reste, fait significatif, son apparition dans les textes est concomitante avec la tentative d’imposer un nouveau calendrier, le calendrier révolutionnaire. L’analyse de Christin (2008) montre également que l’extension temporelle désignée par l’expression et sa délimitation précise ont été polémiques, pour l’avènement de la période d’une part (la fin de l’époque féodale, l’absolutisme, la fin du XVIe siècle), mais aussi et surtout pour ce qui est de son achèvement (la conquête de la liberté en 1789 ou l’établissement de l’égalité en 1792).

« il apparaît clairement que les chrononymes, tels que nous les avons définis ici, n’ont pas vocation à nommer avec précision les fractions du temps humain mais, parallèlement à la dénomination calendaire, à compenser l’inaptitude de celle-ci à construire à elle seule la mémoire historique. »

« Durables ou fugitifs, naturalisés ou éristiques, aptes à cristalliser la durée en lui donnant du sens, les chrononymes sont les outils par excellence de la politisation du temps. »

(Bacot et al., 2008) Ces différentes remarques soulèvent une question importante : de quelle « inaptitude » exactement serait frappée la « dénomination calendaire » au regard des noms de temps ou désignations d’événements ? En quoi la représentation calendaire est-elle insuffisante pour construire la « mémoire historique » ? Avec leur statut d’« évidence partagée », de référence socialement partagée, les chrononymes peuvent très bien se passer de précision dans « l’empan historique » qu’ils recouvrent : les coordonnées temporelles d’un chrononyme ne vont pas toujours de soi. Du reste, les chrononymes désignent des « portions du temps » en leur reconnaissant une cohérence : ils réfèrent ainsi implicitement à une région plus ou moins bien déterminée du calendrier, mais « en lui donnant du sens », en la constituant comme un tout.

« l’événement n’est pas une entité homogène et lisse, bien délimitée, ni dans l’espace ni dans le temps, contrairement à ce qu’entendent certains théoriciens2 un peu trop à la hâte. Prenons quelques exemples de ME [mots-événements] à circulation massive : le 11 septembre désigne plusieurs faits qui ont eu lieu ce jour-là, non pas un seul (l’attentat de New York et au Pentagone) ; Awschwitz ne désigne pas un événement à proprement parler mais toute une famille d’événements, et les connotations dépassent largement la liste de faits que le désignant résume ; les guerres, par exemple, n’ont pas toujours des limites temporelles précises, et d’autre part, les désignants toponymiques n’ont pas toujours des frontières claires, ce qui nous permet de dire qu’ils mobilisent des imaginaires géopolitiques très complexes : comme dans le cas du Conflit au Proche-Orient, qui peut parfois renvoyer au

2 Voir, par exemple, la définition de l’historien Philippe Joutard : « On peut définir comme événement ce qui advient à une certaine date et un certain lieu » (Bevort et al. 1999 : 26).