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Chapitre 2 : La localisation temporelle à l’œuvre dans les textes

2.3 Les indices textuels contribuant à dénoter une opération de localisation temporelle

On a vu que certains marqueurs dans les textes (les adverbes de temps) pouvaient, ponctuellement, faire coïncider le référentiel énonciatif et le référentiel externe. Par-delà ce mode de référenciation chronologique à l’aide de renvois explicites à un référentiel calendaire, les situations décrites par les textes peuvent être temporellement ordonnées les unes par rapport aux autres. Cet ordonnancement peut ou bien être le seul fait de l’ordre syntagmatique et linéaire du texte (comme dans l’énoncé suivant : « elle éteignit sa cigarette, s’empara de son sac, sortit par la porte de derrière… ») ou bien être explicité par des marqueurs linguistiques comme « d’abord », « avant de », « puis », etc.

Si l’on représente les événements décrits par les textes à l’aide d’intervalles de temps, la question se pose ainsi de savoir comment, au niveau textuel, on doit positionner les intervalles les uns par

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rapport aux autres, tout en leur associant une valeur aspecto-temporelle donnée. Cette valeur n’étant pas donnée de façon brute par les seuls temps verbaux, on ne saurait se limiter à leur repérage pour instruire le positionnement relatif des intervalles.

En première approche, les temps verbaux dénotent des relations temporelles avec l’acte d’énonciation (relations de postériorité, d’antériorité ou de concomitance). Cependant, la répartition qu’opèrent les grammaires entre les temps verbaux ne suffit pas à en justifier tous les usages : il n’y a pas biunivocité entre les temps verbaux, comme le présent, le passé et le futur, et des valeurs aspecto-temporelles établies et réglées de façon fixe. Le présent peut, par exemple, renvoyer à du futur, comme dans l’énoncé « A partir de demain, il travaille à Rouen. ».

Comme le remarque (Le Goffic, 1995) « il ne va pas de soi que les temps soient fondamentalement « des machines à localiser dans le temps » ». En effet, davantage que des procédés visant à ancrer des événements sur une ligne de temps, les temps verbaux, de concert avec d’autres marqueurs, renseignent sur le déroulement des procès envisagés et sur le point de vue à partir duquel ils sont décrits. Un même morphème de temps, tel que l’imparfait, peut ainsi conduire à différentes interprétations (Desclés, 2000). L’énoncé « le train déraillait… », peut, selon le contexte, ou bien signifier que le train a effectivement déraillé (« malgré les efforts des cheminots, le train déraillait ») ou bien que le train n’a pas déraillé (« sans les efforts des cheminots, le train déraillait »). Il y a ainsi une distinction à opérer et une articulation à prendre en compte entre la localisation temporelle proprement dite et le point de vue aspectuel à travers lequel un procès est considéré.

Des modifieurs peuvent opérer sur les verbes, et, de fait également, sur les valeurs aspectuelles des énoncés. Les adverbes de temps peuvent ainsi modifier l’aspectualité du procès décrit par le texte : c’est le cas des adverbes de durée (« depuis », « pendant », etc.) ou des adverbes de fréquence (« régulièrement », « fréquemment »). Voici deux exemples de ce phénomène :

1 : « Pierre a écrit son roman en une journée. » 2 : « Pierre a écrit son roman toute la journée d’hier. »

Dans l’exemple 1, l’adverbe de temps ouvert par la préposition « en » permet d’inférer que le roman est achevé. Dans le second exemple, rien ne permet de conclure que le roman est achevé : on peut uniquement inférer que l’acte d’écrire s’est déroulé sur une journée entière et qu’il est accompli, mais en revanche on ne peut rien dire de l’achèvement du but du procès, à savoir l’écriture complète d’un roman. En contexte, un temps verbal ne reçoit ainsi pas toujours la même interprétation aspecto-temporelle, c’est-à-dire que l’on ne peut pas toujours faire les mêmes inférences quant à l’achèvement ou l’accomplissement du procès décrit.

Si les circonstanciels de temps et les temps verbaux sont ainsi des éléments qui participent de façon très saillante à la détermination aspecto-temporelle des situations décrites dans les textes, à y regarder de près, on s’aperçoit que presque toutes les catégories grammaticales, et même certaines catégories lexicales, sont susceptibles d’y contribuer.

Les catégories grammaticales sont encodées dans des classes fermées de marqueurs, telles que les morphèmes de temps. Les informations portées par ces indices inclinent à associer telle ou telle

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valeur aspecto-temporelle plutôt que telle autre. Les morphèmes du passé composé sont ainsi des indices forts de la valeur d’événement - événement compris comme un prédicat auquel est associée une valeur aspectuelle distincte du processus ou de l’état (Desclés, 1994). A eux seuls les morphèmes du passé composé ne suffisent cependant pas à attribuer la valeur d’événement, puisqu’un passé composé peut bien renvoyer à la valeur d’événement dans le contexte d’une phrase telle que « Hier, il a déjeuné à 5h. » , mais également à la valeur d’« état résultant » dans le contexte de la phrase « Il a déjà déjeuné, pas besoin de l’inviter. » (Desclés, 1994).

L’aspect lexical est, quant à lui, constitué par des classes ouvertes (non finies) de marqueurs. L’information aspectuelle peut être portée par un lexème verbal, par exemple : ainsi, le verbe « courir » est plutôt processuel, alors que le verbe « être » est plutôt enclin à prendre part à la construction de propositions statiques (état vs. processus ou événement). Il y a ainsi un continuum entre les composantes lexicale et grammaticale qu’il est difficile de séparer tout à fait : la valeur aspectuelle des énoncés est en effet la résultante d’une interaction entre ces différents éléments. Les informations temporelles dénotées par les textes sont donc loin de ne se déposer que dans les références datatives ou même plus largement dans les circonstanciels de temps : elles impliquent des éléments très divers et très largement imbriqués, comme le souligne (Gosselin, 1996) :

« les marques temporelles et aspectuelles se répartissent sur divers éléments de l’énoncé (le verbe, le temps verbal, les compléments du verbe, les circonstanciels, les constructions syntaxiques, etc.) qui paraissent interagir les uns avec les autres de telle sorte que la valeur de certains marqueurs semble ne pouvoir être fixée indépendamment du calcul global de la valeur du tout »

Le modèle de la Sémantique de la Temporalité (SdT) décrit dans (Gosselin, 1996 ; Gosselin, 2005a) montre en particulier que la relation entre les adverbiaux de localisation temporelle et le procès qu’ils contribuent à déterminer n’est pas une relation binaire entre deux intervalles, l’adverbial ne venant pas nécessairement déterminer un cadre temporel dans lequel le procès s’insèrerait :

« Les structures aspectuo-temporelles utilisées dans le modèle SdT mettent en œuvre quatre types d’intervalles disposés sur l’axe temporel : l’intervalle d’énonciation [01, 02], l’intervalle du procès [B1, B2], l’intervalle de référence (ou de monstration) [I, II], et l’intervalle circonstanciel [ct1, ct2]. Alors que l’intervalle du procès ([B1, B2]) correspond à une opération de catégorisation (i.e. à la subsomption d’une série de changements et/ou de situations sous la détermination d’un procès), l’intervalle de référence ([I, II]) résulte d’une opération de monstration (il correspond à ce qui est perçu/montré du procès, par exemple à ce qui est asserté lorsque l’énoncé est assertif). Les intervalles circonstanciels sont marqués par les compléments de localisation temporelle (ex. mardi dernier) et les compléments de durée (ex. pendant trois heures). »

(Gosselin, 2006) L’énoncé « La police recherchait le coupable depuis trois jours. » donne ainsi lieu à la représentation présentée de la fig. 5.

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Fig. 5 : représentation de la structure aspectuo-temporelle de l’énoncé « La police recherchait le coupable depuis trois jours » (Gosselin, 2005b)

La fin de l’intervalle associé à l’adverbe de localisation temporelle (ct1, ct2) est concomitante avec le début de l’intervalle de référence (I, II), qui correspond à un anaphorique. L’intervalle associé au procès (B1, B2) précède l’intervalle associé à l’énonciation (01,02), mais rien ne permet d’en préciser l’achèvement, ce qui est représenté par la flèche en pointillés.

Ce qu’il ressort également de ce type de représentations sous forme d’intervalles (celle-ci comme celle plus haut empruntée à (Desclés, 1995)), c’est qu’elles sont parfois contraintes d’opérer une forme de surreprésentation : dans l’exemple précédent, la borne de fin de l’intervalle associé au procès (B2) est positionnée sur l’axe du temps entre l’intervalle de référence (I,II) et l’intervalle d’énonciation (01,02), mais cette position est problématique, car l’énoncé considéré ne dit rien de l’achèvement du procès par rapport à l’énonciation. L’ajout d’une flèche en pointillés vient signaler cette indétermination. De la même façon, l’extension des intervalles (leur durée) est également sur ou sous représentée par rapport à la zone temporelle que les adverbiaux de localisation temporelle peuvent désigner.

En revanche, ce que ces analyses et les représentations iconiques qui les accompagnent mettent en valeur, c’est que les valeurs aspecto-temporelles ne sont pas encodées uniquement dans des classes de marqueurs spécifiques, mais dans de très nombreux éléments de la phrase et même, plus largement, du texte, qu’il faut pouvoir analyser conjointement.

Cependant, s’ils ne sont pas les seuls éléments contribuant à ancrer temporellement les situations décrites dans les textes, les adverbiaux temporels et plus particulièrement ceux que l’on nomme ici « adverbiaux de localisation temporelle » – catégorie à laquelle on s’intéresse plus particulièrement dans ces travaux - fournissent un angle privilégié d’observation de l’opération de localisation temporelle dans les textes, car ils sont susceptibles de contribuer à ancrer les situations décrites dans les textes aussi bien par rapport à l’acte d’énonciation (ex. 1 à 3), par rapport au référentiel calendaire (ex. 4 à 6) que par rapport à un procès, éventuellement nominalisé (ex. 7 à 9).

Ex. 1 : Vaclav Havel, le président tchèque qui souffre depuis mardi d'une affection virale des voies respiratoires, a dû être hospitalisé hier soir, après une «détérioration de l'état de santé», selon le porte-parole.

Ex. 2 :Il n'y avait personne non plus à l'intérieur du hangar que le Secours populaire utilise depuis un

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Ex. 3 : Aux Pays-Bas, l'hypothèse de législatives anticipées à l'automne semblait tenir la corde hier, au lendemain de la démission du gouvernement du Premier ministre travailliste Wim Kok.

Ex. 4 : Hans-Joachim Klein, le complice présumé du terroriste Carlos dans la prise d'otages de l'OPEP en

1975 à Vienne, devait être extradé hier soir vers l'Allemagne, a annoncé le Parquet de Francfort.

Ex. 5 : Ces contrats concernent l'aménagement du temps de l'activité de l'enfant, englobant les aménagements liés au temps périscolaire et extra-scolaire mis en place depuis 1998.

Ex. 6 :De plus, dès l'année 2001, la municipalité consciente des besoins exprimés, envisage d'engager un lourd programme d'investissements comprenant la restructuration des locaux de l'école maternelle et du centre de loisirs associé à l'école.

Ex. 7 : Depuis le début de l'Intifada, fin septembre 2000, les violences israélo-palestiniennes ont fait 2.994 morts, dont 2.243 Palestiniens et 695 Israéliens.

Ex. 8 :Ces propositions interviennent avant que le bilan 2001 de la délinquance et de la criminalité

soit rendu public lundi matin au ministère de l'Intérieur.

Ex. 9 : Les deux otages français travaillant pour l'ambassade de France à Sanaa ont été libérés sains et saufs hier après douze jours de captivité entre les mains d'une tribu armée, du Yemen.

Susceptibles d’être formés à partir de références anaphoriques (cf. ex. 10 et 11), les adverbiaux de localisation temporelle contribuent également à la cohésion discursive.

Ex. 10 : La série, créée Par Garry Marshall -- qui s'illustrera quelques années plus tard en réalisant "Pretty Woman" avec Julia Roberts -- décrivait avec humour et candeur les années 50 et 60 américaines.

Ex. 11 : Ce jour-là, le Printemps proposera également une création autour des échanges musicaux entre la France et l'Afrique, baptisée "Yeke, Yeke".

Avant de s’intéresser à la façon dont ces adverbiaux sont analysés d’un point de vue syntaxique et sémantique, on s’attache dans un premier temps à les resituer dans la catégorie plus générique des adverbiaux temporels, une catégorie qui pose d’importantes difficultés d’analyse.