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CHAPITRE 1 : VARIÉTÉ ET VARIATION DES JEUX LANGAGIERS

1. L’invention lexicale : les néologismes, pour quoi faire ?

1.2. Nommer les objets fictionnels

Vital Gadbois (1977 : 457) remarquait déjà cette particularité des néologismes chez Vian :

J’avais remarqué que 70 % des néologismes étaient des substantifs et des mots qui servent à décrire un univers et qui servent à décrire des objets dans cet univers. On a vraiment l’impression que ces mots nouveaux ou ces expressions nouvelles cherchent à définir des choses matérielles dans l’univers romanesque.

Boris Vian ne fait donc pas le même usage des néologismes que Raymond Queneau, par exemple, pour qui les néologismes fonctionnent plutôt de manière similaire à celle que nous avons étudiée ci-dessus. Les créations lexicales ne s’appuient pas seulement sur des détournements, mais créent en même temps qu’un signifiant nouveau et inconnu un référent lui aussi inconnu et nouveau.

Le « pianocktail » est sans doute le néologisme le plus connu de Vian. Ce mot-valise désigne un instrument donnant le goût de la musique, repris de l’orgue à bouche d’Huysmans dans À Rebours (1884). Il apparaît pour la première fois dans ce passage de L’Écume des

jours où Colin détaille devant Chick interrogateur son fonctionnement complexe :

[28] « Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.

– Il marche ? demanda Chick.

– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu à partir de Black and Tan Fantasy un mélange vraiment ahurissant.

– Quel est ton principe ? demanda Chick.

– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée — ce qui donnerait un cocktail trop abondant —, mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la

réduisant par exemple au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.

– C’est compliqué, dit Chick.

– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.

– C’est merveilleux ! dit Chick.

– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsque l’on joue un morceau trop “hot”, il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.

– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible. – Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le réglerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer. »

Chick se mit au piano. À la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.

« J’ai eu peur, dit Colin. Un moment tu as fait une fausse note. Heureusement c’était dans l’harmonie.

– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.

– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. » (EJ : 352-353)

Le néologisme sert ici à nommer un instrument inexistant dans notre monde, mais aussi novateur dans le monde de la fiction. Dans cet extrait, tout un discours accompagne d’ailleurs le néologisme pour présenter ce nouvel objet à Chick (et au lecteur en même temps). Le texte donne ainsi un mode d’emploi de cet objet fictionnel, ce qui contribue à lui procurer une certaine réalité. Ce qui est tout à fait remarquable avec le pianocktail, c’est que si le néologisme permet de nommer quelque chose et donc de lui donner une réalité, ce néologisme (associé à cet objet merveilleux) a réellement fait passer cet objet dans notre réalité. Le pianocktail, objet si attractif, a poussé certaines personnes à le créer. Cet instrument existe aujourd’hui et fonctionne, tel que Boris Vian l’avait imaginé96. Ce passage de la fiction à la réalité n’est pas un cas isolé, il signale le pouvoir de la nomination, lorsqu’elle s’accompagne d’une invention technique.

Régis Boyer (1968) donne des exemples de créations pures de Vian : biglemoi,

brouzillon, costumitude, doublezons, frigiploque, pinpinaquangouse, chêne syracusé, velours enkysté, un manteau de léopard benzolé, les grenouilles à tuyères, l’arrache-cœur, le tue-flique,

le coucou à gaufres. Ces créations pures sont de deux sortes : les premières sont complètement

étrangères au lecteur qui ne saurait en expliquer la formation (par exemple brouzillon ou

pinpinaquangouse), les secondes sont plus proches des mots-valises et mêlent deux signifiants

connus dans un ensemble incohérent (grenouilles à tuyères ou coucou à gaufres). Il nous semble que ces catégories n’offrent pas la même valeur référentielle.

Ainsi dans :

[29] Ils [Colin et Chick] regardaient les murs. Sur de longues étagères de cuivre patiné s’alignaient des bocaux renfermant des espèces simples et des topiques souverains. Une fluorescence compacte émanait du dernier bocal de chaque rangée. Dans un récipient conique de verre épais et corrodé, des têtards enflés tournaient en spirale descendante et atteignaient le fond, puis repartaient en flèche vers la surface et reprenaient leur giration excentrée, laissant derrière eux un sillage blanchâtre d’eau épaissie. À côté, au fond d’un aquarium de plusieurs mètres de long, le marchand avait établi un banc d’essai de grenouilles à tuyères, et çà et là, gisaient quelques grenouilles inutilisables dont les quatre cœurs battaient encore faiblement. (EJ : 427)

le mot composé néologique « grenouilles à tuyères » est constitué du nom d’un reptilien

grenouille et d’un complément ne faisant pas partie du même domaine : tuyères. Les tuyères

sont des conduits situés sur une fusée dans lesquels sont produits des gaz de combustion. Régis Boyer (Ibid. : 348) voit dans ce genre d’occurrence de « surprenantes inventions dont les éléments ne nous sont pas inconnus, mais, qui, globalement, désignent des êtres ou des objets non identifiables. » Effectivement, si l’on peut éventuellement trouver un lien entre les tuyères et les grenouilles (dans l’idée que les deux ont un mouvement d’extension vers le haut), le signifiant ne renvoie à rien de connu. On comprend plus loin que cet entremêlement de la mécanique et de l’animal n’est pas un cas isolé dans la boutique du marchand. Chick et Colin croisent ainsi un « lapin modifié » :

[30] La bête avait une mâchoire allongée qui se déplaçait par rapides mouvements latéraux. Sous une peau transparente, on distinguait des côtes tubulaires d’acier mince et un conduit digestif qui s’agitait paresseusement.

« C’est un lapin modifié, dit Chick. – Tu crois ?

– Ça se fait couramment, dit Chick. On conserve la fonction qu’on veut. Là, il a gardé les mouvements du tube digestif, sans la partie chimique de la digestion. C’est bien plus simple que de faire des pilules avec un pisteur normal. (EJ : 428).

Le marchand opère des transformations sur les animaux pour les rendre plus fonctionnels, mais alors que le « lapin modifié » est une nouveauté même dans le monde fictionnel97, les « grenouilles à tuyères » sont insérées dans un passage narratif décrivant les étagères du marchand de remèdes. Elles ne sont donc pas présentées comme des nouveautés, mais comme une des excentricités du marchand. Ce néologisme désigne donc un référent qui nous est inconnu, mais qui est notoire dans le monde fictionnel de L’Écume des jours.

L’exemple que nous allons maintenant étudier est différent du premier puisqu’il ne traite pas d’avancée scientifique/technologique (engendrant forcément de nouvelles nominations) :

[31] Et puis au pied de l’escalier, ils [Anne, Angel et Rochelle] perçurent le vague brouhaha de pieds remués, de torses pelotés, de rires confidentiels et d’autres moins discrets, de graves éructations et de conversations nerveuses parmi des clapotis de verres et d’eau gazéifiée qui composent l’atmosphère adéquate d’un bar de demi-luxe. Anne chercha des yeux une table libre et la désigna à Rochelle qui l’atteignit la première. Ils commandèrent des portos frisés. (AP : 541)

Les « portos frisés » troublent la lecture par l’emploi de l’adjectif frisé accolé au nom du vin portugais. Deux interprétations sont possibles : soit le narrateur s’amuse à créer une sorte de porto inconnu et inédit, soit les « portos frisés » désignent un référent totalement inconnu du lecteur. Quelle que soit l’interprétation que l’on choisisse, il n’en reste pas moins que la création lexicale perturbe la lecture en introduisant un nouveau référent ou en déformant un référent connu en créant une énigme. Cette incertitude est caractéristique de ce type de néologismes chez Vian. Ils mêlent le connu et l’inconnu et de ce fait, brouillent la bonne compréhension du référent désigné de cette manière. Cette incertitude correspond à une volonté de l’auteur de garder son lecteur dans un flou : le monde vianesque représente-t-il notre réalité ou un monde parallèle, autre ? Le texte joue sur cette ambiguïté sans jamais la résoudre, seule reste la non élucidation.

Les créations pures, si elles peuvent rejoindre le fonctionnement des mots-valises déroutants, offrent une rencontre de différentes réalités :

97 Comme on le remarque par l’étonnement de Colin lorsqu’il le découvre : « C’est très curieux !... dit Colin »

[32] [Colin] ne savait pas quoi faire avec Chloé. Peut-être l’emmener dans un salon de thé, mais l’atmosphère y est, d’ordinaire, plutôt déprimante, et les dames goinfres de quarante ans qui mangent sept gâteaux à la crème en détachant le petit doigt, il n’aimait pas ça. Il ne concevait la goinfrerie que pour les hommes, chez qui elle prend tout son sens sans leur enlever leur dignité naturelle. Pas au cinéma, elle n’acceptera pas. Pas au députodrome, elle n’aimera pas ça. Pas aux courses de veaux, elle aura peur. Pas à l’hôpital Saint-Louis, c’est défendu. Pas au musée du Louvre, il y a des satyres derrière les chérubins assyriens. Pas à la gare Saint-Lazare, il n’y a plus que des brouettes et pas un seul train. (EJ : 377)

En [32], le néologisme « députodrome » est construit en référence à un néologisme de Raymond Queneau (1972 : 66), « ratodrome » (lui-même construit sur lapinodrome), apparaissant dans

Pierrot mon ami. Le Glossaire des néologismes de Vian (Vian 2008 : 348-49), précise que

« députodrome » est « un mot valise comique et satirique » construit sur la base nominale « député » à laquelle on a ajouté le suffixe –drome, donnant l’idée d’une course. Ce nom inédit, se rapprochant d’hippodrome ou de vélodrome, semble faire référence à un lieu où l’on peut voir les députés se livrer à une compétition. Cette approche caricaturale du monde politique transforme les députés en une masse d’êtres se battant, pour le plaisir des spectateurs, pour arriver le premier. Cette idée est d’ailleurs soutenue par le radical déput– mettant l’accent sur la seconde syllabe « -put- », ce qui renforce le manque d’intégrité des députés (que l’on peut facilement acheter). La critique ironique sous-jacente à cette création lexicale oblige à voir plus loin que la nomination d’un référent inédit. Le mot apparaît dans un passage au discours direct libre, qui fait émerger, à la faveur de la rupture temporelle imparfait/futur, la voix de Colin98. Ce mot est peut-être alors son mot à lui pour désigner le Parlement. Ce néologisme peut donc relever de deux interprétations possibles : il peut renvoyer à un lieu n’existant pas dans notre réalité, lieu où les députés jouent leur ascension politique à la course ; il peut aussi être une désignation critique du Parlement, attribuable alors au personnage, qui se contente de relayer une nomination partagée ou inédite. Dans tous les cas, le néologisme propose ici une reconfiguration de la réalité soit en en proposant une nouvelle soit en choisissant de dépeindre le monde à travers le prisme de la caricature.

L’exemple [33] est cité par Henri Baudin (1973 : 30) pour signaler que l’invention lexicale « enrichit l’expressivité » :

[33] Le jardin s’accrochait partiellement à la falaise et des essences variées croissaient sur ses parties abruptes, accessibles à la rigueur, mais laissées le plus souvent à l’état de nature. Il y avait des calaïos, dont le feuillage, bleu-violet par- dessous, est vert tendre et nervuré de blanc à l’extérieur ; des ormandes sauvages, aux tiges filiformes, bossuées de nodosités monstrueuses, qui s’épanouissaient en fleurs sèches comme des meringues de sang, des touffes de rêviole lustrée gris perle, de longues grappes de garillias crémeux accrochés aux basses branches des araucarias, des sirtes, des mayanges bleues, diverses espèces de bécabunga, dont l’épais tapis vert abritait des petites grenouilles vives, des haies de cormarin, de cannaïs, de sensiaires, mille fleurs pétulantes ou modestes terrées dans des angles de roc, épandues en rideaux le long des murs du jardin, rampant au sol comme autant d’algues, jaillissant de partout, ou se glissant discrètes autour de barres métalliques de la grille. (AC : 513)

Ce type de création illustre parfaitement un commentaire de Boris Vian sur son écriture que nous avons déjà évoqué (p. 68) :

Quand vous me dites que j’invente des mots, vous noterez que ce sont toujours des mots que personne ne connaîtrait non plus si je mettais les vrais mots, car au fond personne ne sait le nom des fleurs qu’il y a dans le jardin le plus simple. (Cité par Arnaud 2002 : 82)

Ce qu’il y a de remarquable dans cet extrait (et ce qui est mis en lumière par la remarque de Vian sur ce choix de la création lexicale), c’est que l’auteur fait volontairement le choix de remplacer « les vrais mots » que personne ne connaît par des « faux » qu’il est donc difficile de considérer comme tels. On peut alors se poser la question de l’intérêt d’inventer un nouveau mot si le lecteur ne connaît pas le terme exact pour désigner une plante, puisque dans tous les cas, le lecteur aura une impression d’inconnu et d’étrangeté.

L’intérêt tient selon nous à l’innovation dont les termes sont le lieu : ils ne proviennent plus d’un stock lexical préexistant, mais de l’imaginaire de l’auteur. On rencontre dans l’exemple [33] « calaïos », « ormandes », « rêvioles », « garillias », « sirtes », « mayanges », « bécabunga », « cormarin », « cannaïs », et « sensiaires ». On peut remarquer trois types différents dans ces noms imaginaires de plantes : le premier regroupe les noms construits autour de formants reconnaissables : rêvioles (rêve + -iole [de bestiole par exemple]), sensiaires (sens + -(i)aire [de glaciaire]) ; le deuxième regroupe des noms déformés de noms de plantes existants : cormarin (romarin), cannaïs (cannabis), sirtes (myrte) ; le troisième groupe est constitué par les termes dont la construction n’est pas reconnaissable : mayanges, bécabunga,

ormandes, garillias, calaïos. Ces différents néologismes et leur nombre plongent le lecteur dans

pas d’indication sur le climat puisqu’aucun d’entre eux n’est familier au lecteur. Substituer à des termes rares par des néologismes prolonge le sentiment d’inconnu du lecteur en bloquant la possible interprétation étymologique.

Ces exemples montrent l’importance des créations lexicales chez Vian. Ils sont aussi représentatifs de la manière dont l’auteur permet au lecteur d’aborder l’univers fictionnel. L’ambiguïté référentielle participe du manque de repères du lecteur qui se situe toujours entre deux mondes : son monde de référence et un monde qui lui est étrange(r). Les néologismes participent de la création d’un nouvel univers de référence ni trop proche ni trop éloigné de celui du lecteur. Comme le disait Boris Vian dans un poème intitulé « À force de les voir », « À force de les voir / Il y a des mots qui vous rendraient malades / Des mots connus, mais très dangereux à manier / sauf si on les entoure de musique » (CG : 93). Les mots sont ainsi renouvelés, soit pour désigner un référent connu de manière inédite, soit pour nommer un nouvel objet. Ils permettent alors de créer des référents propres à l’univers fictionnel vianesque. Les néologismes, dans l’œuvre romanesque de Boris Vian, entraînent un remaniement référentiel propre à la création fictionnelle. La déformation lexicale apporte un surplus de sens à un terme déjà existant pour qu’il soit au plus proche de la réalité à désigner. D’une manière plus générale, les néologismes sont une forme de liberté revendiquée par l’auteur pour être au plus près de la réalité du monde fictionnel. Ce foisonnement de néologismes va dans le même sens que ceux de Queneau (bien que ce dernier fasse une utilisation plus massive de la création lexicale) : Alber Doppagne (1973 : 106), au sujet de Queneau, disait que « le langage fait partie du sujet traité, il n’est pas seulement moyen de communication ; il est à la fois code et objet ». Ainsi la création lexicale, en tant que jeu langagier engendre une réflexion sur la langue et la place en véritable sujet du roman, ce que l’étude des détournements confirme.