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CHAPITRE 1 : VARIÉTÉ ET VARIATION DES JEUX LANGAGIERS

3. Les télescopages sémantiques

3.2. Les contre-pieds

Les contre-pieds consistent à prendre à rebours un développement logique, la doxa ou une vérité générale ; c’est prendre à contresens les attentes logiques du lecteur. Leur fonctionnement est comparable à celui des paradoxes. Marc Bonhomme les voit comme « contradiction d’une vérité apparente » (2005 : 56). Agathe Mezzadri (2015 : 2) précise l’adjectif apparente : « que la doxa soit rationnelle (logique commune) ou sociale (opinion commune), elle peut toujours se définir comme une vérité apparente : apparente parce qu’évidente dans un cas, parce que circulant sans preuve dans l’autre ». Si le contre-pied joue sur la contradiction, il ne s’y réduit pas : il est aussi porteur d’une reconfiguration référentielle propre à prendre en compte les contradictions du monde.

L’exemple [47]

[47] Antioche appuya sur le champignon, comme on dit dans la basse pègre, et la voiture ralentit, car les pédales étaient interverties pour dérouter les voleurs dont on doit toujours se méfier. (TA : 66)

fait cohabiter deux sens apparemment contradictoires : le premier est amené par l’expression

appuyer sur le champignon qui signifie, dans le langage populaire, accélérer. Ce premier sens

est bloqué par la conséquence de cette action qui est le ralentissement de la voiture. Il se crée alors une opposition forte entre l’attente liée à l’emploi de l’expression appuyer sur le

champignon et le résultat. Dans cet exemple, la contradiction est résolue contextuellement par

interprétation restreinte d’appuyer sur le champignon : il s’agit selon lui d’appuyer non pas sur l’accélérateur (quelle que soit sa place), mais sur la pédale située à droite (correspondant normalement à l’accélérateur).

L’extrait [48] met en scène deux énoncés dont le deuxième semble paradoxal :

[48] [Angel] traversa le jardin, dépassant des groupes d’enfants qui jouaient à tuer des fourmis à coup de marteau, à la marelle, à accoupler des punaises de bois, et à d’autres amusements de leur âge. Des femmes cousaient des musettes en toile cirée qu’on passe au cou des bébés pour leur faire avaler leur bouillie, ou s’occupaient de leur progéniture.

Certaines tricotaient ; d’autres faisaient semblant, pour se donner une contenance, mais on voyait vite qu’elles n’avaient pas de laine. (AP : 539)

La logique laisserait attendre que des femmes faisant semblant de tricoter aient le matériel mais ne produisent aucun tricot. Penser qu’elles miment le geste sans le matériel va contre la « vérité apparente » évoquée par Marc Bonhomme. La contradiction entre les deux énoncés n’est pas absolue ; il s’agirait plutôt de deux conceptions différentes d’un même énoncé. Il ressort de ce contre-pied une forte attente trompée, mêlée à la facétie du narrateur.

Si l’on prend le contre-pied comme allant contre une logique commune, l’intégralité de l’œuvre de Vian est à considérer comme tel : elle présente un monde en contradiction avec notre logique commune. Ici réside la difficulté d’étudier, chez Boris Vian, le contre-pied : il est fuyant. L’œuvre de Vian crée une nouvelle logique entraînant une nouvelle représentation de la réalité, le contre-pied fait cohabiter la logique du lecteur avec la logique intra-fictionnelle. Il se fond ainsi dans la fiction et, la surprise passée, donne de nouvelles clés d’interprétation fictionnelle.

En [49], le dialogue ne peut que faire sourire par le renversement des valeurs qu’il propose :

[49] – Nicolas doit pouvoir en faire quelque chose ! assura Colin. Vous avez, poursuivit-il en s’adressant plus particulièrement à Alise, un oncle extraordinairement doué.

– C’est l’orgueil de la famille, dit Alise. Ma mère ne se console pas de n’avoir épousé qu’un agrégé de mathématiques, alors que son frère a réussi si brillamment dans la vie.

– Votre père est agrégé de mathématiques ?

– Oui, il est professeur au Collège de France et membre de l’Institut ou quelque chose comme ça… dit Alise, c’est lamentable… à trente-huit ans. Il aurait pu faire un effort. Heureusement, il y a oncle Nicolas. (EJ : 358)

Nicolas, le cuisinier de Colin, représente la réussite de la famille alors qu’un professeur au Collège de France à moins de quarante ans, tout en étant membre de l’Institut, est considéré comme une honte pour sa carrière « lamentable ». Cette inversion des valeurs communes est typiquement carnavalesque puisque ce que l’on considère comme étant normalement une très haute distinction est ici un motif de honte, et le fait d’être cuisinier devient un motif de glorification pour le cuisinier et toute sa famille. Il y a une inversion des niveaux sociaux, à l’image du fou, roi du carnaval. Ce retournement est proprement paradoxal : il va contre l’idée commune selon laquelle la réussite sociale est liée au prestige du poste que l’on occupe.

Le contre-pied pousse la logique jusqu’à l’absurde (les femmes qui font semblant de tricoter n’ont pas le matériel pour tricoter). Les exemples que nous avons étudiés font cohabiter absurde et logique extrême. Ils créent ainsi une nouvelle logique, celle de l’univers fictionnel.

Les télescopages sémantiques permettent de créer un univers décalé en contradiction avec les valeurs traditionnelles du lecteur. Ils participent de la création d’une nouvelle logique et de nouvelles règles. Ils entrent aussi dans un jeu d’attente trompée avec le lecteur en prenant constamment à contre-pied sa logique.

Les jeux langagiers s’appuyant sur le télescopage sémantique sont à la fois destructeurs et créateurs. Ils font table rase des préconçus et des raccourcis langagiers afin d’en faire ressurgir la motivation. Ils engendrent alors un monde décalé et inconnu du lecteur. Ils sont une aide à l’immersion fictionnelle du lecteur et deviennent de ce fait un procédé important de la fictionnalisation.