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CHAPITRE 2 – UNE ADMINISTRATION À L’EFFICACITÉ PARFOIS RELATIVE

2.1. Une noblesse privilégiée dans le choix des postes ?

G. Gorani s’emploie à expliquer les rouages des différents gouvernements dont l’unification administrative s’est accrue depuis 1748.1 Ses observations débouchent sur la constatation que l’administration de nombreux État est, encore à la fin du siècle, gérée par une noblesse qui se trouve privilégiée dans le choix des postes clés.

a. Un pouvoir monarchique sans limites ?

G. Gorani critique le pouvoir monarchique qui se montre sans limites. Ainsi par exemple, il critique de façon virulente le gouvernement napolitain qu’il décrit comme « l’un des plus vicieux de toutes les monarchies de l’Europe. »2 Dès la Régence, ce gouvernement a

été freiné par de nombreux obstacles parmi lesquels figurent l’incapacité décisionnelle des ministres, dont l’action est rendue incertaine et fragmentée par l’intervention d’organismes juridico-administratif de différentes provinces du royaume.3 Ces ministres font pour la plupart partie de la noblesse mais si celle-ci participe le plus souvent comme figurante que de façon substantielle à la carrière diplomatique et militaire.4 La mauvaise administration du royaume empêche la mise en place de réformes importantes ou d’améliorations dont l’État aurait besoin d’après l’auteur. Cependant, le pouvoir monarchique est limité dans le royaume. En effet, la Sicile conserve par exemple une législation et une administration distincte de celle de Naples.5 A l’époque où G. Gorani visite la province, le pouvoir central tente de combattre le particularisme baronnial.6 Le Parlement, dont la majorité des membres fait partie de la noblesse, est un instrument de défense des intérêts des classes privilégiées.7 Ses membres sont exonérés totalement ou partiellement du paiement des tributs et possèdent la majorité des terres comme le dénonce l’auteur : « les entraves féodales pèsent encore plus sur la Sicile que sur le royaume de Naples. »8

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Jacques GODECHOT, op. cit. p. 54 2

Giuseppe GORANI, ibid. p. 13 3

Dino CARPANETTO, op. cit. p. 263 4

Franco VALSECCHI, op. cit. p. 197 5

Jacques GODECHOT, op. cit. p. 12 6

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.1, p. 42 7

Franco VALSECCHI, op. cit. p. 200 8

Toutefois, il n’en va pas ainsi pour tous les États. En effet, G. Gorani s’attarde très peu sur la Toscane, où le grand-duc Pierre-Léopold œuvre pour une décentralisation de son État.1 A partir de 1771, il établit une réforme des administrations communales consistant à supprimer les vieilles magistratures présentes dans les provinces et à les remplacer par des administrations locales, dotées d’une considérable autonomie.2 Désirant aller plus loin, le souverain accepte en 1781 un projet de constitution fixant la limite des pouvoirs du grand-duc et les droits des sujets. En effet, la constitution prévoit de déléguer une partie des pouvoirs du souverain aux communautés locales. Toutefois, ce projet n’est pas publié car le gouvernement de Vienne, effrayé par tant de nouveauté, empêche le souverain d’aller jusqu’au bout de son œuvre réformatrice.3 Cependant, ce projet, bien que non concrétisé, est un symbole de la volonté de limiter les pouvoirs monarchiques.4

b. Une suprématie nobiliaire

Dans la majorité des États italiens, la noblesse entend continuer à monopoliser le pouvoir politique. Les plus hautes charges de l’État continuent à être pour elle des chasses gardées. Presque partout, c’est elle qui occupe des emplois dans les magistratures qu’elle se transmet souvent par héritage. Située au cœur même de l’appareil juridico-politique de l’État, elle peut contrôler les aspirations des roturiers qui veulent s’élever dans l’échelle sociale, monnayant chèrement leur droit d’accès à de hautes fonctions. Il en est ainsi par exemple à Modène, où le gouvernement est, d’après G. Gorani, rempli de vices. Dans ce duché, le pouvoir municipal est entre mains des nobles alors que la bourgeoisie en est exclue, « elle n’en a pas même un représentant. »5 En effet, les places municipales sont sensées être données par le conseil général, qui tient ses séances à la maison commune. Toutefois, il ce conseil est très rarement assemblé, ce qui fait que les offices de magistrature civile sont à la nomination d’une commission composée de nobles « qui sont tous d’accord avec le ministère et le souverain. »6 Tout l’État est régi par l’aristocratie, qui ne laisse aucun droit au peuple qui « est compté comme les têtes de bétail le sont dans les fermes »7 et qui ne sait qu’obéir.

1

Giuseppe GORANI, ibid. p. 7 2

Giuliano PROCACCI, op. cit. p. 218 3

Jacques GODECHOT, op. cit. p. 52 4

Norbert JONARD, op. cit. p. 57 5

Giuseppe GORANI, op.cit. vol.3, p. 256 6

Giuseppe GORANI, ibid. p. 256 7

G. Gorani s’intéresse également au gouvernement de l’État Pontifical, qu’il juge « si vicieux par sa nature. »1 En effet, à Rome, en théorie, l’organisme du gouvernement est le Sacré Collège, qui détient les pouvoirs administratifs et qui fait de l’État une sorte de République aristocratique à la tête de laquelle se trouve un chef élu à vie mais qui ne règne que par délégation. Or, dans les faits, ce chef dispose de pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux de la plupart des souverains de la péninsule. Son despotisme n’a de limites que dans ses propres faiblesses.2 De plus, toutes les charges sont réservées au clergé tandis que les laïcs ne peuvent faire carrière que dans l’armée et dans la magistrature. La noblesse romaine elle- même ne peut pas participer à l’administration, comme le déclare également Charles Dupaty :

« La noblesse n’a guère, à Rome, que le poids et l’éclat inhérent à l’antiquité d’origine ; elle n’y pèse point, comme ailleurs, sur le peuple du poids accessoire et énorme de toutes les préférences pour les places, et de cette multitude inconcevable de possibilité d’opprimer. Il reste qu’elle jouit, comme une grande partie des cardinaux, d’un certain nombre de prérogatives qui en fait une espèce d’aristocratie de cour. »3

En effet, Norbert Jonard (dans L’Italie des Lumières : Histoire, société et culture du XVIIIème siècle italien, 1996) explique que dans l’État Pontifical, le caractère de la noblesse féodale varie selon les régions. Proche des oligarchies patriciennes du Nord dans les Marches et l’Ombrie, elle conserve les institutions politiques créées deux siècles plus tôt et jouit des privilèges propres aux juridictions féodales. Cependant à Rome même elle n’a pas la possibilité de monopoliser les emplois, les carrières du gouvernement étant réservées au seul clergé. L’auteur anonyme du Quadro attuale della città di Roma, le confirme :

« Pour faire bonne figure et exiger la considération, il ne suffit pas de descendre d’une ancienne et noble souche ; mais il est nécessaire de compter parmi ses parents un cardinal, un prélat d’importance, un chef d’ordre religieux. Ce st eux en effet qui occupent la plupart des charges […] ce sont eux qui administrent les trésors de l’État. » 4

Cette noblesse est donc totalement inféodée au pouvoir ecclésiastique qui ne lui laisse aucune responsabilité dans la direction des affaires publiques.

En Toscane enfin, la noblesse florentine se bureaucratise et participe à l’administration du duché. Toutefois, avec le règne de Pierre-Léopold, des mesures sont prises afin de remettre en cause la suprématie nobiliaire, ce que G. Gorani ne montre pourtant pas dans son ouvrage. En effet, dans cet État, la bourgeoisie urbaine réussit à accéder à des postes

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Giuseppe GORANI, op. cit. vol.2. p. 73 2

Norbert JONARD, op. cit. p. 46 3

Norbert JONARD, ibid, p. 46 4

de responsabilité politique, ce qui montre que certains États italiens veillent également à limiter le pouvoir de l’aristocratie, comme c’est le cas des Républiques.

c. Les Républiques, un régime politique idéal ?

Enfin, Giuseppe Gorani s’intéresse au gouvernement idéal qui d’après lui est recherché par les peuples aimant la liberté. Ces derniers « ont imaginé mille moyens pour se garantir de l’atteinte graduelle et partielle des despotes constans dans leurs vues et variés dans leurs méthodes. »1 D’après lui, l’un de ces moyens est la création d’une administration mêlant démocratie et aristocratie. C’est par exemple le cas de la République de Gênes, qui réussit à concilier les deux. En effet, dans cet État, l’administration est occupée par les membres de la noblesse qui siègent dans différentes magistratures, notamment dans le grand conseil, qui réunit tous les nobles de plus de vingt-quatre ans. De plus, la magistrature suprême est celle du Doge, qui est le chef du petit conseil, du sénat, du grand conseil, de la seigneurie. Toutefois, G. Gorani déclare que « de tous les états où l’aristocratie commande, le gouvernement de Gênes est le plus doux, le plus humain, le moins éloigné du véritable état social. »2 En effet, la démocratie est aussi présente à travers la tenue d’assemblées générales formées par tous ceux bénéficiant de la liberté des suffrages, « soit pour les élections, soit pour les délibérations les plus importantes » et qui peuvent changer comme ils le veulent les membres faisant partie de l’administration.3 Il y a également des « magistratures plébéiennes, établies par la volonté du peuple, et réservées pour lui seul. »4 Il faut savoir que les charges ont une durée limitée : pas plus de deux ans pour le doge et les sénateurs. De plus, il faut avoir atteint cinquante ans pour être éligible. Le même individu peut être réélu mais il faut laisser un intervalle de quatre ans entre deux élections. Ainsi, G. Gorani admire cette république qui sait gouverner le peuple en empêchant tout arbitraire dans l’administration. Il contredit les propos d’autres voyageurs tels que Montesquieu (1689-1755) qui affirmait dans la « lettre sur Gênes » datant de 1728 et incluse dans ses Voyages qu’il y a « 8 ou 900 nobles, qui sont autant de petits souverains. Surtout, ce sont les tribunaux de la terre les plus iniques. Il n’y a point de ressource contre la puissance d’un noble qui cherche votre bien, votre honneur ou votre vie. »5

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Giuseppe GORANI, op. cit. vol.3, p. 421 2

Giuseppe GORANI, ibid. p. 424 3

Giuseppe GORANI, ibid. p. 379 4

Giuseppe GORANI, ibid. p. 429 5

Giuseppe Gorani donne également l’exemple du gouvernement de la République de Lucques, sur lequel il s’attarde. A Lucques, la souveraineté réside dans le Grand Conseil, qui détient le pouvoir législatif et qui décide en dernier ressort des affaires qui lui viennent par appel. Les membres de ce conseil, qui sont au nombre de 180, appartiennent à la noblesse, chargée de s’occuper des intérêts publics et que G. Gorani loue pour son sérieux.1 L’auteur dénonce toutefois la prolongation de l’occupation des postes lorsqu’il s’applique à décrire les différentes magistratures. Ainsi par exemple, le poste le plus important a le titre de Gonfalonier. Il est revêtu du « pouvoir suprême » car étant le président de la République, il « jouit de tous les honneurs et de toutes les prérogatives de sa place ».2 G. Gorani loue également les élections qui ont lieu théoriquement pour chaque magistrature ainsi que le renouvellement mensuel ou annuel de celles-ci. Or la réalité est diverse. En effet, si, par exemple, les membres du Grand Conseil sont théoriquement élus chaque année, dans les faits « tous les ans les mêmes individus sont confirmés, vivent, vieillissent et meurent dans leurs places. »3 Or, d’après G. Gorani, « c’est la prolongation d’un pouvoir, fut-il extrêmement limité, qui met en péril la chose publique. »4 Cependant, G. Gorani déclare qu’il s’agit dans l’ensemble d’un bon gouvernement, car les habitants de la République de Lucques apprécient « leur administration, et bénissent sans cesse les mains qui les gouvernent. » Il conclut que l’administration est bonne car elle est parvenue à atteindre « sans efforts le vrai but d’un gouvernement qui est de se faire aimer. »5

Ainsi même s’il estime fortement le régime républicain, G. Gorani ne le privilégie pas forcément, se chargeant d’en révéler également les faiblesses.