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CHAPITRE 7 – UN PEUPLE MISÉRABLE ET SUJET AUX RÉVOLTES

7.1. Une misère touchant la majeure partie de la population

La misère économique touche la majeure partie de la population italienne. D’après G. Gorani, cette misère est principalement due à la pression fiscale exercée par le clergé et par la noblesse. Elle atteint avant tout la population paysanne sans terre et qui est exploitée par des fermiers à qui les propriétaires confient leurs immenses domaines. G. Gorani le déplore dès la préface de son ouvrage :

« J’y ai vu la misère générale continuellement insultée par le faste le plus insolent. Et j’ai reconnu l’origine et la cause de cette servitude et de cette misère des divers Peuples de l’Italie, dans le despotisme sacerdotal, impérial, royal, aristocratique et ministériel de leurs chefs, et ce sont leurs sottises et leurs attentats que je dénonce au tribunal suprême de l’opinion publique. »2

a. Une paysannerie soumise à une sévère pression fiscale

La misère du peuple est forte car il est constamment soumis à une pression fiscale qui, en le privant du superflu, le maintenait toujours sur le seuil de la pauvreté.3 La base sociale sur laquelle repose l’édifice de l’Ancien Régime, en Italie comme ailleurs, est la paysannerie. C’est elle qui supporte tout le poids de la féodalité sous forme de corvées, de charges de gabelles et de taxes de toutes sortes et c’est elle qui est la première victime des intermédiaires, les fittavoli et les gabellotti qui l’exploitent, quand elle ne souffre pas des agissements des spéculateurs qui accaparent le grain en période de disette.4 Elle est étroitement contrôlée par les surveillants qui sont là pour veiller non seulement sur l’observation des obligations envers le seigneur, mais également sur le profit qu’ils entendent

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Giuseppe GORANI, op. cit, vol.1, p. IV 2

Giuseppe GORANI, ibid, p. V 3

Philippe GUT, op. cit, p. 144 4

faire. D’autres sont de petits propriétaires et de petits cultivateurs indépendants dont les possibilités de travail varient au rythme des saisons et des récoltes.1 Si la situation varie d’une région à l’autre, elle demeure négative dans l’ensemble. En effet, malgré les réformes agraires accomplies, la condition paysanne n’est pas améliorée. Les propriétaires, repliés sur la terre exigent des paysans toujours plus de travail et le paiement des diverses redevances avec une rigueur accrue.2 Le fossé se creuse entre les paysans exploités, brimés, et les propriétaires, bourgeois ou nobles, qui veulent tirer de la terre un maximum de profit. Dans l’État pontifical par exemple, Pie VI, alors qu’il n’est encore que Trésorier général, dit dans son rapport officiel: « l’appauvrissement des sujets est tel qu’ils ne sont plus en mesure de payer les octrois et les gabelles ». Les zones les plus défavorisées sont Viterbe, Spoleto, Faenza, Benevento. Cependant, dans la montagne de l’Apennin et dans la Campagne romaine, la situation est également fort mauvaise. De plus, un grand nombre de terres demeurent incultes, comme le dit un auteur anonyme en 1784 :

« Vous entrez dans les villes, vous les trouvez toutes dépourvues d’habitants ; si vous en sortez pour aller jouir du spectacle de la campagne, vous ne voyez que des champs sans cultures, ou mal cultivés. Vous croiriez le pays abandonné et entièrement désert […] si, de temps en temps, vous ne rencontriez pas quelques paysans dont l’air, le vêtement, le port annoncent la misère. »3

G. Gorani fait la même constatation et se demande : « Faut-il s’étonner de voir sous l’administration ecclésiastique les campagnes incultes, et les hommes sans vigueur et sans activité, plongés dans une honteuse ignorance ? »4 Dans le royaume de Naples et de Sicile également, les paysans souffrent d’une misère extrême car ils sont opprimés par les Grands.5 Carlantonio Broggia dénonce les conditions des paysans dans le Trattato dei tributi. Il s’en prend aux dirigeants qui font des concessions à la plèbe, catégorie la plus basse parmi les masses populaires, parce qu’ils la craignent alors qu’ils négligent les gens de campagne parce qu’ils sont trop isolés et dispersés pour être dangereux.6 Les réformateurs et les physiocrates se penchent su la question. Ainsi par exemple, G. Scola en 1777 dans un article du Giornale Enciclopedico exhorte « les grands propriétaires, de qui naissent les maux les plus mortels alors qu’ils pourraient être la cause des biens les plus grands, à visiter les chaumières

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Franco VALSECCHI, op. cit, p. 287 2

Jacques GODECHOT, op. cit, p. 41 3

Norbert JONARD, op. cit, p. 166 4

Giuseppe GORANI, op. cit, vol. 2, p. 55 5

Norbert JONARD, op. cit, p. 59 6

misérables et désolées des paysans dans lesquelles des pères cadavériques et malades de consomption sont tourmentés par une faim enragée. »1

b. Les villes, foyers de l’indigence populaire

La misère atteint également les villes. Les voyageurs étrangers, lorsqu’ils arrivent en Italie, gardent l’impression générale d’une extrême pauvreté, impression confirmée par la faiblesse réelle du niveau de subsistance, les salaires étant toujours en retard sur l’augmentation du cout de la vie.2 G. Gorani le montre à propos du peuple Romain : « Ces mêmes curés m’ont fait des récits déchirants sur la misère extrême dans laquelle sont plongées un grand nombre de familles romaines. Cette indigence a plusieurs causes qui viennent toutes du gouvernement des prêtres. »3 En effet, dans les villes, le peuple est contraint à une sous-alimentation en raison de la croissance démographique que connaît le XVIIIe siècle.4 De manière paradoxale, la disparition de la peste et la raréfaction des famines finissent par accroitre le nombre de pauvres car l’augmentation de la production agricole n’étant pas proportionnelle à l’augmentation démographique. Cette croissance démographique des villes est notamment due aux migrations de la population rurale qui, ne trouvant pas de travail dans les campagnes, s’y rend en espérant pouvoir mieux subvenir à ses besoins. Ainsi par exemple, un flot de paysans privés de tout s’abat sur Palerme durant l’hiver 1763 comme le constate Di Biasi dans la Storia di Sicilia : « Ne réussissant pas à survivre chez eux, ils accouraient en foule dans la capitale dans l’espoir de pouvoir trouver de quoi se sustenter. » 5 La ville de Naples connaît une situation similaire6et devient le foyer d’une plèbe qui vit à la journée. Nombre de migrants se font ouvriers et se mettent au service des industries. Les rétributions varient selon leurs compétences mais même dans le meilleur des cas, l’argent reçu permet à peine de palier la misère de la vie. D’autres trouvent du travail auprès des artisans, comme c’est le cas à Rome :

« Les traiteurs, les cabaretiers et autres détailleurs de comestibles préparés, sont presque tous étrangers, de même que les apprêteurs de marrons. La plupart de ces détailleurs sont Milanois. Les fabricans de chocolat, les limonadiers sont originaires de la Lombardie autrichienne et des lacs majeurs et de Côme. L’inspection et entretien des superbes

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Norbert JONARD, ibid, p. 167 2

Norbert JONARD, ibid, p. 161 3

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.2, p. 54 4

Jacques GODECHOT, op. cit, p. 17 5

Franco VALSECCHI, op. cit, p. 307, « Non riuscendo a campare a casa loro, accorrevano in folla nella capitale nella speranza di poter trovare sostentamento. »

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René BOUVIER et André LAFARGUE, La Vie napolitaine au XVIIIe siècle : prélude au voyage à Naples, 1956, p. 34

fontaines qui ornent la ville est confiée aussi à des Milanois qui connoissent les canaux, leurs rameaux souterrains souterrains et font un secret de la manière dont ils les conduisent ou les réparent. »1

Ainsi le labeur des travailleurs manuels est rude et les salaires sont généralement très bas.2 Plus favorable est la condition de vie des serviteurs car ils ont les vivres et le couvert assurés. En effet, en ville, un grand nombre de personnes se dirige également vers des postes domestiques dans les grandes demeures et connaissent ainsi un sort meilleur que celui des ouvriers. Le faste de l’aristocratie et les exigences de la représentation font que les somptueuses demeures abritent une foule de serviteurs occupés aux travaux les plus divers : cuisiniers, femmes de chambre, laquais, cochers… G. Gorani en témoigne lorsqu’il se trouve à Rome : « Avant de parvenir au salon de compagnie, l’on passe par plusieurs antichambres remplies de domestiques dont les fonctions, l’habillement et le titre diffèrent les uns des autres. »3 Dans certaines, villes, le nombre de personnes à travailler dans la domesticité est même conséquent. En effet, d’après C. Dupaty « la profession de quinze mille personnes à Naples est d’être devant un carrosse, de quinze mille autres, derrière ». Le chiffre est peut être excessif mais souligne le nombre important de domestiques par famille. Les salaires ne sont pourtant pas élevés ce qui fait que les domestiques demeurent dans l’indigence, comme c’est le cas à Naples : « La valetaille de Naples est d’une saleté révoltante, et de la brutalité la plus grossière. Cette classe est pire à Naples que partout ailleurs. »4 Les salaires reçus sont relativement bas et les domestiques s’en dédommagent par l’argent reçu pour les commissions et dont ils abusent d’après G. Gorani :

« Ce sont les étrennes qu’il faut donner presqu’à chaque instant. Il n’y a pas de ville où cet abus soit porté aussi loin. Ce n’est pas seulement dans les maisons des cardinaux et des grands seigneurs que les domestiques lèvent sur vous cette espèce de contribution ; ils l’exigent encore dans les maisons bourgeoises […] Les domestiques se dédommagent par ces étrennes des gages modiques qu’ils reçoivent. On met tout l’argent qui provient de cette contribution dans une caisse bien fermée en présence de plusieurs témoins, et l’on fait le partage au bout de l’année. »5

La masse populaire dépense tout l’argent qu’elle gagne pour subvenir à ses besoins, comme le montre C. Dupaty au sujet de la République de Lucques : « Une

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Giuseppe GORANI, Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernements et des mœurs des principaux

États de l’Italie, tome 2, 1793, p. 142

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Maurice VAUSSARD, op. cit, p. 216-218 3

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.2, 1793, p. 23 4

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.1, 1793, p. 90 5

population de 120 000 hommes s’efforce tous les ans, en ne mangeant pas la moitié de l’année, de vivre pendant toute l’année. »1 Le problème du pain reste à la fin du XVIIIe siècle essentiel car il constitue l’aliment de base tandis que la viande et les corps gras sont réservés aux riches.2 Pourtant, dans certaines villes les denrées ne sont pas chères, comme c’est le cas à Modène : « Le peuple est pauvre, la noblesse n’est pas riche, ce qui fait que les vivres n’y sont pas chères. On peut vivre splendidement pour 2 liv. 8 sols par jour, et très – honnêtement pour moitié de cette somme. »3 Le bas clergé se trouve également dans une situation proche de celle de la masse populaire. C’est le cas par exemple dans la République de Gênes : « Le haut clergé vit dans l’opulence ; les individus qui le composent sont intrigans, sont intéressés, ont peu de vertus et beaucoup de vices. Le clergé inférieur y est si pauvre que quelques-uns sont réduits à mendier publiquement. De là vient sans doute la corruption de ses mœurs. »4

c. Un peuple parasitaire à la merci des Grands

Enfin, les villes italiennes sont peuplées d’une masse considérable de chômeurs et de mendiants qui gravitent autour des Grands. C’est par exemple le cas à Naples, où une énorme population sans qualification pose un problème du parasitisme.5 Cette plèbe perpétuellement désœuvrée porte le nom de lazzaroni.6 Il en est de même dans l’État Pontifical, pour lequel Montesquieu note que les peuples sont « très pauvres. »7 Toutefois, les mendiants des villes sont décrits souvent avec mépris par les voyageurs. C’est par exemple le cas de G. Gorani lorsqu’il parle des duchés de Toscane et de Modène, qui connaissent eux aussi ce fléau :

« On se plaint avec raison du nombre de mendiants que l’on rencontre en Toscane ; il n’est cependant pas comparable à la foule de ceux qui assiègent les passants dans l’état de Modène. Les routes en sont infestées. Il n’est pas possible de s’arrêter pour changer de chevaux, sans se trouver entouré de cette vermine, fléau de tout état policé, honte des gouvernements modernes. »8

Les grandes villes attirent tous les miséreux et ne leur donne pas de travail tandis qu’elles font régner l’indigence et les escroqueries.9 Montesquieu le constate à Rome et assure que « les Romains vivent sans travailler des subsides de tout l’univers chrétien. En effet, une masse

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Norbert JONARD, op. cit, p. 162 2

Maurice VAUSSARD, op. cit, p. 224-225 3

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.3, p. 201 4

Giuseppe GORANI, ibid, p. 413-414 5

Philippe GUT, op. cit, p. 145 6

René BOUVIER et André LAFFARGUE, op. cit, p. 33 7

Norbert JONARD, op. cit, p. 162 8

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.3, p. 178 9

énorme de personnes se constitue un certain mode de vie et survit sans occupation régulière, préférant ne rien faire plutôt que de travailler.1 De même, Jean-Pierre Richard (1720-1795), dans la Description historique et critique de l’Italie parue en 1766, accuse ce peuple de parasitisme :

« Il n’en faut pas tant pour jeter dans l’inaction un peuple mou, paresseux et vindicatif, qui croit se venger de la gêne où on le tient en se laissant aller à l’indigence, et en y réduisant les autres : cette gêne même a été cause que plusieurs petits propriétaires ont abandonné leurs possessions ; la plupart se sont retirés dans la ville, où le faste qui y règne leur fait aisément trouver des places de domestiques, dans lesquelles ils vivent jusqu’à ce que leurs infirmités ou la vieillesse leur donnent le droit d’être reçus dans les hôpitaux ; plusieurs même, ne pouvant faire mieux, mendient un pain qu’ils pourraient donner aux autres, s’ils voulaient prendre quelque peine pour jouir des richesses qu’ils tireraient si aisément du sein de la terre. »2

Maurice Levesque critique cette plèbe romaine qui jouit « d’une pleine liberté de ne rien faire ; leur oisiveté est autorisée, et malgré leur grand nombre, ils trouvent à vivre, tant bien que mal, des fruits de leur paresse. »3 Pourtant, la marquise Bocca-Paduli, lors de son séjour à Naples, ne constate pas que la misère règne chez tous les indigents : « Je n’ai pas trouvé le peuple de cette Nation ainsi qu’on me le décrivait, c'est-à-dire, que les Lazzaroni sont à moitié nus et déchaussés. Mis à part quelques petits garçons qui pour tout vêtement ne possèdent qu’une chemise, j’ai constaté que tous les autres étaient vêtus. » 4

G. Gorani impute la situation déplorable qui règne aux choix opérés par les gouvernements. Dans le duché de Modène par exemple, c’est l’avarice du duc Hercule qui est en cause :

« Mais je crois que l’avarice dans un souverain est un crime de lèse-nation, en ce que la circulation de l’argent est aussi nécessaire à l’existence morale et politique que la circulation du sang l’est à notre corps. C’est donc au duc de Modène que doit être reproché la mendicité qui existe dans ses états ; ce seroit donc lui que l’on devroit inculper des crimes qu’elle nécessite quelquefois. Si le hasard ne l’avoit placé à la tête d’une nation qui souffre, se plaint, demande et ne dérobe point, Modène et son territoire seroient un repaire de brigands. »5

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Maurice ANDRIEUX, op. cit, p. 69-70 2

Yves HERSANT, Italies, Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, 1988 3

Maurice LEVESQUE, op. cit, p. 172-173 4

Margherita GENTILI BOCCA-PADULI, op. cit, p. 22 « Il Popolo di questa Nazione non l’ho trovato come mi

dicevano, cioè, che i Lazzaroni erano mezzi nudi e scalzi. Io a riserva di qualche piccolo ragazzo che per tutto vestiario non ha che la Camiscia, gli altri sono tutti vestiti. »

5

L’exemple du royaume de Naples atteste également du rôle joué par le gouvernement dans la misère de la population. En effet, G. Gorani rapporte que le ministre Pignatelli, chargé par le roi de porter secours à la population de Calabre qui a été victime d’un tremblement de terre, a choisi par avarice de ne pas exécuter totalement les ordres :

« Il donna très peu de secours, et seulement ce qu’il falloit donner pour faire croire qu’il en avoit distribué. Il laissa périr beaucoup d’habitants faute de nourriture et de logement, et ne dépensa pas tout-à-fait un quart de la somme que le roi lui avoit donnée […] C’est ainsi que l’avarice de ce ministre inhumain, et le désir qu’il avait de plaire à une reine, aussi prodigue de l’or de ses sujets qu’insensible à leurs maux, a causé la mort d’un nombre considérable de Calabrais, qui n’avaient échappé au fléau le plus épouvantable que pour périr de faim et de misère. »1

Ainsi, ce tremblement de terre qui a provoqué la mort d’environs 60 000 personnes constitue un exemple significatif de l’intervention plus ou moins active du gouvernement pour assurer la survie de la population la plus pauvre.